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La Révolution française vue par Antonio García-Trevijano – 2/2

Deux jours après le 17 juillet 1791 survient la fusillade sur le Champs de Mars contre de pacifiques citoyens venus signer une pétition destinée à l’Assemblée nationale constituante demandant la destitution du roi et la proclamation de la Régence ou de la République. Cet acte creuse un fossé entre le peuple et l’Assemblée nationale constituante et change le cours de la Révolution. L’opinion populaire se sépare de l’opinion publique. Le consensus issu des Lumières et la relative unanimité au sujet de l’Assemblée nationale constituante sont poussés de côté. En consacrant les crimes du 14 juillet 1789 et ceux qui suivront, l’Assemblée nationale constituante rompt avec les Lumières et achève de fracturer un consensus déjà ébranlé par le mensonge d’État du 15 juillet 1791. Les luttes intestines relatives à l’organisation du pouvoir vont se multiplier et s’exacerber. Les tentatives pour enrayer le processus révolutionnaire vont être balayées les unes après les autres. La grande majorité de l’Assemblée nationale constituante qui avait approuvé le décret mensonger du 15 juillet 1791 sous l’égide de la Constitution et de la Loi va poser les fondations de ce fétichisme de la loi comme socle de l’opinion institutionnelle contre la vérité des faits en tant que base objective de l’opinion publique. Pour l’opinion légale, le roi a été séquestré ; pour l’opinion légitime, le roi a fui. La minorité dirigée par Robespierre et Pétion cherche dans l’opinion publique le triomphe de la légitimité sur la légalité.

La Révolution commence vraiment par la découverte de la valeur politique de la légitimité de l’opinion publique face à la légalité de l’opinion institutionnelle. Survient la scission du Club des Jacobins. Ceux qui dénoncent devant l’opinion publique les attentats institutionnels contre les citoyens se retrouvent minoritaires. Les autres (soit les quatre cinquièmes du Club des Jacobins) partent et fondent le Club des Feuillants dont les dirigeants accusent les Jacobins d’avoir rompu un consensus par leurs critiques de ce décret (mensonger), un décret accepté par ces quatre cinquièmes qui avaient décidé de ne pas exprimer des opinions contraires aux décisions de l’Assemblée nationale constituante. Cette minorité restée au Club des Jacobins et décidée à défendre la liberté d’opinion face aux lois et aux décisions de l’Assemblée nationale constituante est à l’origine de la formation de l’opinion publique moderne confrontée au consensus institutionnel.

 

Antonio García-Trevijano peint à l’huile par mon fils 

 

A partir du 15 juillet 1791, les événements se précipitent. Le 16 juillet, le gros des Jacobins s’unit aux Feuillants pour préserver (au moins temporairement) la Constitution. Le même jour, le Club des Cordeliers fait circuler une pétition afin d’exiger la destitution du roi. Le 17 juillet, fusillade au Champ de Mars. Le même jour, les Feuillants envoient une circulaire aux sociétés affiliées aux Jacobins afin d’obtenir leur adhésion et leur rupture avec ceux qui ont dénoncé le décret mensonger du 15 juillet 1791. Le 18 juillet, Robespierre proclame dans une circulaire la loyauté des Jacobins non pas à la légalité de la Constitution mais à la légitimité de quelques principes à même d’élaborer une Constitution. Le 14 septembre, Louis XVI jure devant l’Assemblée nationale constituante de protéger la Constitution et de la rendre effective. Le 28 septembre, dans un discours, Brissot défend le droit des clubs à dénoncer les mauvaises lois et de soumettre la conduite des fonctionnaires au jugement du tribunal de l’opinion publique. Le 29 septembre, la loi Le Chapelier interdit les sociétés politiques et syndicales afin qu’aucun corps intermédiaire ne s’interpose entre l’État et les citoyens. Ce même jour, Robespierre déclare la nullité de toute tentative légale à l’encontre des clubs d’opinion. Au cours de ce mois de septembre, les Jacobins qui se sont considérablement renforcés ordonnent de dénoncer auprès du tribunal de l’opinion publique les abus des différents pouvoirs et toute violation des droits de l’homme. Et afin de donner une consistance à ce tribunal, les Jacobins ouvrent leurs portes au public le 12 octobre. Deux mois après leur scission, les Jacobins obtiennent la faveur d’une nouvelle opinion publique populaire grâce aux capacités tactiques et administratives de Robespierre.

Au cours des deux années comprises entre le décret mensonger du 15 juillet 1791 et l’exécution des Girondins, la question de la liberté est débattue. Mais l’évolution de l’opinion publique va être altérée par les massacres de septembre 1792, le procès et l’exécution du roi et la trahison du général Dumouriez. Ce sont ces faits dramatiques et non une quelconque polémique politique au sujet d’idées qui vont frustrer le projet constitutionnel prédémocratique (rédigé par Condorcet au cours du printemps 1793 au nom des Girondins) et assurer le triomphe de l’embryonnaire démocratie sociale approuvée par la Convention dominée par la Montagne.

Dans ce projet de Constitution, Condorcet avait surmonté l’incompatibilité entre la Révolution et la Constitution en admettant une illégalité temporaire. Mais cette illégalité jugée inévitable se fait définitive à partir du moment où, avec Saint-Just et Robespierre, la Révolution n’est plus envisagée comme un simple changement externe de l’existence collective d’une nation mais comme une transformation des consciences individuelles, avec remplacement de l’égoïsme par la vertu.

Le débat entre Condorcet et Robespierre quant à la possibilité ou l’impossibilité d’institutionnaliser le droit à l’insurrection est dépassé par Saint-Just qui élabore un nouveau concept moral, la vertu révolutionnaire. Selon lui, la Révolution exige une perfection morale toujours plus marquée afin de préparer l’avènement de l’homme nouveau, afin de passer de la conscience individuelle à la conscience citoyenne, d’où la Terreur morale et le gouvernement de la violence révolutionnaire comme uniques alternatives à la Constitution. La liberté d’opinion et la liberté d’association sont dénoncées. Les Jacobins rompent radicalement avec les idéaux de 1789. La liquidation de la Gironde, le 2 juin 1793, met fin aux espérances démocratiques que la Révolution portait plus ou moins consciemment en elle et s’impose le mythe démocratique de la Terreur, le mythe d’une démocratie sociale dont l’avènement exige le sacrifice de la liberté et de la légalité au profit de l’égalité. L’arbitraire du pouvoir monarchique contre lequel les membres de l’Assemblée nationale constituante s’étaient élevés en 1789 se voit remplacé par l’arbitraire jacobin. Et la guillotine se substitue à la loi comme instrument révolutionnaire.

Le mythe selon lequel la démocratie en Europe est le fait de la Révolution française n’est pas dû aux événements révolutionnaires ou aux témoignages de ses acteurs, il est le fait des historiens de la Révolution désireux de participer à la formation d’une opinion publique qui puisse soutenir l’opposition politique aux régimes qui suivent la chute du 1er Empire, de la Restauration au Front populaire. Et les effets de ce mythe perdurent dans les institutions politiques et dans cette croyance dans l’idée parlementaire et l’État des partis comme forme d’expression révolutionnaire de la démocratie.

Mais le plus triste reste l’aveuglement de la pensée européenne qui n’a toujours pas compris la cause de l’échec fracassant du parlementarisme sur ce continent et qui ne sait toujours pas distinguer entre démocratie politique (qui propose une séparation des pouvoirs, avec la Constitution girondine de Condorcet) et démocratie sociale (qui ne propose pas de séparation des pouvoirs).

Afin de légitimer la Révolution dans la démocratie, on en est venu à falsifier l’histoire. Au cours des deux décennies qui ont suivi la victoire des États-Unis au cours de la Seconde Guerre mondiale on s’est employé à placer dans un même cadre les révolutions européennes et américaines de la fin du XVIIIème siècle et du début du XIXème siècle et à en faire une seule « révolution démocratique ». Il s’agit d’une grossière manœuvre, et déjà parce que les causes de ces mouvements diffèrent mais aussi et surtout parce que les résultats institutionnels relatifs à la liberté politique diffèrent d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. Pour faire accéder leur pays à l’indépendance, les révolutionnaires américains devaient s’emparer du pouvoir politique. Les révolutionnaires français quant à eux invoquèrent les droits naturels de l’homme, soit quelque chose d’antérieur à l’État et qui n’a donc pas de caractère politique. Ils donnèrent au peuple et à ses représentants le contrôle de la loi mais pas du gouvernement. Pour cette raison, la Révolution française n’a pas été démocratique et n’a pas conquis la liberté politique.

Il est étrange qu’une opinion et que des sentiments aient pu s’ancrer en France en dépit de l’absence de liberté politique dans les institutions dérivées de la Révolution. Mais il y a une explication à ce fait : la coïncidence entre la naissance de la République et la nécessité de sauver la nation trahie par la monarchie. Pour ce faire, la valeur du sacrifice s’est employée à exalter la vertu républicaine.

L’origine hasardeuse de la République française et le caractère sentimental de la première opinion publique républicaine ont placé une profonde contradiction dans cette Révolution : un culte pléthorique du sentiment populaire et une vacuité des institutions du gouvernement parlementaire.

Un point crucial à méditer : les droits naturels américains ont été élaborés pour être invoqués par les particuliers et appliqués directement par les tribunaux tandis que les droits naturels français ont été élaborés pour l’enseignement du monde. D’un côté, la démocratie institutionnelle ; de l’autre, « un idéal plus élevé » avec rhétorique sentimentale.

L’influence décisive de la Révolution française et des idées politiques qui l’ont justifiée ont entraîné un manque de réflexion originale sur la démocratie politique en Europe où la culture républicaine est, comme la française, d’ordre sentimental et rhétorique. Elle n’est pas une articulation de principes démocratiques comme aux États-Unis ou dans une tradition de liberté comme dans la monarchie britannique.

L’opinion institutionnelle et le consensus politique sont incompatibles avec une opinion publique libre et autonome. Au cours des deux siècles qui ont suivi la Révolution française, on n’a pas toujours compris que sans démocratie politique il ne peut y avoir d’égalité ailleurs que dans l’abaissement moral et la démagogie.

L’histoire du passage de l’opinion publique à l’esprit public réalisé par le jacobinisme rend compte des dangers auxquels conduit l’horreur des « factions ». De même, le passage de l’opinion unique de la dictature à l’opinion unanime et pactisée de la classe politique du Directoire, à la mort de Robespierre, illustre les dangers de corruption que porte le consensus. L’obstacle à l’encontre de la démocratie n’est pas à rechercher dans les faits et institutions de la Révolution française ou dans les convictions de la génération qui l’a faite mais du côté de la tromperie dans laquelle est tombée l’opinion publique européenne, tromperie élaborée par ses historiens-idéologues qui ont confondu démocratie politique institutionnelle et suffrage universel.

Parmi les historiens de la Révolution, seul Edgar Quinet a dénoncé le Grand Mensonge idéologique de la démocratie politique en Europe. Ce singulier historien a su distinguer entre libertés civiles (complétées dans la nuit du 4 août et consacrées dans le Code civil) et liberté politique (absente dans les États européens post-révolutionnaires). Edgar Quinet a pointé du doigt ce qui lie phénomène révolutionnaire, despotisme d’État et dictature d’une faction. Contrairement à Tocqueville, il a établi une séparation radicale entre la Révolution américaine et la Révolution française.

La Révolution française est issue d’une réforme de la monarchie, ce qui ne pouvait suffire à fonder une démocratie. Par la souveraineté parlementaire, elle a réactivé l’antidémocratique souveraineté monarchique ; et elle a engendré la confusion des pouvoirs, ce qui a frustré l’avènement de la démocratie en Europe.

    Olivier Ypsilantis

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