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Karl Popper, historicisme, totalitarisme et démocratie – 2/3 

Dans « The Open Society and its enemies » (1945), Karl Popper applique une critique méthodique de l’historicisme qui débouche sur une défense idéologique de la démocratie contre le totalitarisme. Dans une préface à ce livre, Karl Popper déclare que sa décision d’écrire ce livre a été prise en mai 1938 lorsque lui parvint la nouvelle de l’invasion de l’Autriche. Il travaillera à ce livre jusqu’en 1943. Il y évoque la société ouverte et la société fermée. Grosso modo, la société fermée est un type d’association, produit d’une vision mystico-irrationnelle face au monde qui se base sur une organisation de type collectiviste (ou tribal) et autoritaire. La société ouverte est un type d’association, produit d’une vision rationnelle et critique face au monde qui s’efforce de protéger la liberté et l’indépendance de jugement des individus.

Pour Karl Popper, le problème fondamental de la philosophie politique est traditionnellement contenu dans la question : « Qui doit diriger l’État ? » Des réponses viennent : « les meilleurs », « les plus sages », « la volonté générale », « la Race Supérieure », « le Peuple », etc. Ces réponses diversement convaincantes ne conduisent à rien. La question qu’il faut se poser est : « Comment organiser les institutions politiques de manière à empêcher que les gouvernants mauvais et incompétents ne fassent trop de mal ? » Autrement dit, la question-clé d’une politique démocratique ne tient pas tant à la qualité des gouvernants mais au contrôle institutionnel de ces derniers quels qu’ils soient. N’oublions pas que des tyrans ont été élus démocratiquement – voir Hitler en 1933.

Karl Popper fait remarquer que la démocratie ne peut se limiter à n’être que le gouvernement du plus grand nombre, étant entendu que le plus grand nombre peut gouverner d’une manière tyrannique. En démocratie, les pouvoirs des gouvernants doivent être limités. 1). Dans une démocratie, les gouvernants – le gouvernement – peuvent être congédiés par les gouvernés et sans violence. Si les gouvernants ne préservent pas les institutions qui assurent à la minorité la possibilité d’un changement pacifique (de gouvernement), le gouvernement est une tyrannie. 2). Nous devons faire la différence entre seulement deux formes de gouvernements : celui qui est doté d’institutions capables de barrer la route au tyran et les autres. D’un côté la démocratie, de l’autre la tyrannie. 3). Une constitution démocratique ne doit exclure qu’une possibilité de changement dans le système légal, soit celle qui met en danger son caractère démocratique. 4). Dans une démocratie, la protection intégrale des minorités ne doit pas s’étendre à ceux qui violent la loi et, plus particulièrement, à ceux qui incitent à attaquer la démocratie par la violence. 5). Une ligne politique qui se propose de fonder des institutions destinées à protéger la démocratie doit toujours œuvrer en tenant compte du fait qu’il peut y avoir des tendances latentes anti-démocratiques tant chez les gouvernés que chez les gouvernants. 6). Si la démocratie disparaît, tous les droits disparaissent aussi. Si les gouvernants continuent de bénéficier d’avantages économiques, ce ne sera que parce que les gouvernés s’y résignent. 7). La démocratie offre un précieux champ de bataille pour toute réforme raisonnable étant donné qu’elle permet des réformes sans violence. Si la protection de la démocratie n’est pas la préoccupation essentielle de toutes les batailles livrées sur ce champ de bataille, les tendances anti-démocratiques latentes peuvent provoquer la chute de la démocratie. Enfin, il convient de promouvoir ces principes s’ils ne sont pas suffisamment connus.

Cette préoccupation conduit Karl Popper à s’interroger sur le paradoxe de la liberté illimitée, de la tolérance illimitée (voir point 4). Concernant le point 1, Karl Popper considère que les institutions dans une société ouverte ne doivent pas laisser les mains libres aux puissants pour qu’ils réduisent en servitude les doux. Concernant le point 2, il assure que si nous appliquons le principe de tolérance illimitée à ceux qui sont intolérants, les tolérants seront éliminés et la tolérance avec eux.

Aussi longtemps que l’intolérance peut être combattue par une argumentation rationnelle et qu’elle peut être maintenue sous le contrôle de l’opinion publique, le mieux est de la laisser s’exprimer. Mais lorsque repoussant toute argumentation, elle en vient à propager la violence, il faut alors proclamer le droit à la combattre et à déclarer l’incitation à l’intolérance comme un crime non moins grave que le meurtre, la séquestration ou le commerce des esclaves. Ainsi, en politique comme en science, il faut savoir résoudre des problèmes et faire preuve de créativité, élaborer de nouvelles hypothèses afin de les soumettre à la critique. En démocratie, il faut sans cesse proposer des solutions alternatives enfin de tendre vers les résultats espérés. En science, l’important n’est pas vraiment de savoir d’où vient la théorie mais de savoir si elle est contrôlable. En démocratie, l’important n’est pas de savoir qui doit gouverner mais comment (avec quels outils constitutionnels) contrôler les gouvernants.

Sans méthode il n’y a pas de science, et le dogmatisme ne produit aucune science. Sans institutions démocratiques, il n’y a pas de démocratie et l’utopisme conduit à la tyrannie. La rationalité scientifique et la démocratie se rejoignent. La démocratie offre une structure institutionnelle qui autorise l’usage de la raison en politique.

La défense de la démocratie conduit Karl Popper à dénoncer les diverses philosophies sociales de type totalitaire, la plus massive selon lui étant l’historicisme dont la forme la plus simple et la plus ancienne est la théorie du « peuple élu », théorie qui a été réactivée par les philosophies historicistes, de droite comme de gauche, et qui toutes se réclament de Hegel qui s’en remet à la pensée de Grecs de l’Antiquité. Karl Popper en vient à envisager Platon comme un philosophe typiquement « totalitaire » ou, plus exactement, comme un penseur dont les schémas théoriques s’ils étaient appliqués et en toutes circonstances conduiraient à une société fermée. Toujours selon Karl Popper, l’idéal de Platon représentait une réaction de la société « fermée » de type aristocratique contre la société émergente « ouverte » de type démocratique, avec Périclès en figure de proue.

La politique promue par Platon marque la primauté absolue de l’État sur les individus. Nous n’allons pas rentrer dans les détails de l’idéal platonicien, simplement, et insistons, Karl Popper considère que quel que soit l’angle sous lequel on envisage Platon, sa philosophie – sa politique – est totalitaire. Karl Popper affirme que dans « Les lois », Platon élabore froidement et dans le détail la théorie de l’Inquisition, que dans l’État de Platon, Socrate n’aurait jamais pu s’exprimer librement. Et Karl Popper évoque une trahison de Platon.

Après avoir fait référence à Aristote et à son « existentialisme », Karl Popper s’intéresse à Hegel qui juge être le père de l’historicisme et du totalitarisme moderne, l’anneau manquant entre Platon et toutes les formes du totalitarisme moderne. Les principaux aspects antilibéraux de la philosophie politique de Hegel que désigne Karl Popper sont : le culte platonisant de l’État ; la mentalité tribale et collectiviste selon laquelle l’État est tout et l’individu n’est rien ; le refus d’un principe éthique au-dessus de l’État et l’absorption de la morale par la politique ; le concept selon lequel l’État ne peut être jugé qu’à la réussite de ses actions au niveau historique et mondial ; la croyance selon laquelle l’État ne peut vraiment exister en tant que tel que s’il est en guerre contre les autres États ; la thèse selon laquelle une nation choisie est destinée à dominer les autres nations ; l’idée du Grand Homme, autant d’idées dont ont hérité les philosophies totalitaires au cours de l’histoire (y compris le nazisme). Et Karl Popper ne perd pas l’occasion d’accuser Hegel de malhonnêteté intellectuelle et morale. Hegel a pu sans peine tirer de ses méthodes dialectiques d’authentiques lapins de chapeaux exclusivement métaphysiques.

Karl Popper s’en prend à Marx d’une manière plus méthodique. En effet, il reconnaît à Marx une honnêteté intellectuelle, une juste observation des faits, un mépris pour le verbiage moral, une attitude antipsychologique et la défense de l’autonomie de la justice. En un mot, Marx a aiguisé notre regard sur bien des sujets et, de ce fait, non avons tous à des degrés divers une dette envers Marx, même si nous sommes antimarxistes. Je me permets ajouter que je n’ai jamais envisagé les choses autrement et que ces remarques de Karl Popper vont dans le sens de mon appréciation de Marx. Par ailleurs, Karl Popper juge que Marx est un faux prophète et il estime que le marxisme est la forme la plus dangereuse de l’historicisme car la plus élaborée. Et c’est contre Marx que Karl Popper va mener le plus méthodiquement la bataille, au point de passer pour le principal critique de Marx au XXe siècle.

Dans sa jeunesse Karl Popper s’est considéré communiste, brièvement il est vrai, avant de passer à sa critique et de juger que les lacunes de la théorie marxiste étaient évidentes. Il renforcera sa critique du marxisme en engageant la lutte contre l’historicisme et en élaborant la thèse du faillibilisme : une théorie ne peut jamais être prouvée définitivement ; elle ne peut résister que provisoirement aux tentatives de réfutation. Lorsqu’une théorie résiste à la critique, nous l’admettons provisoirement, jusqu’à nouvel ordre. Dans ses écrits de maturité, son attaque contre le communisme opère selon une méthode épistémologique qui désigne la méthode même de Marx. Il envisage fondamentalement le marxisme comme une méthode, ce qui ne le met pas à l’abri de toutes les attaques. Autrement dit, celui qui se met en tête de juger le marxisme doit le faire à partir de critères méthodologiques et se demander si ce dernier peut favoriser la tâche de la science.

Karl Popper ne repousse pas radicalement le matérialisme historique. En effet, toutes les études sociales, tant institutionnelles qu’historiques, peuvent être améliorées si les conditions économiques d’une société donnée sont prises en compte. Il n’est pas nécessaire d’être passé par le marxisme ou d’avoir poussé très loin la réflexion pour en venir à ce constat. Mais Karl Popper ajoute que par sa formation hégélienne, Marx prend l’affaire trop au sérieux. En effet, influencé par la différence entre « réalité » et « apparence », Marx en vient à supposer que toutes les idées et que toutes les pensées doivent être ramenées – réduites – à la réalité économique sous-jacente. Bref, il faut se garder de l’essentialisme économique comme de toute forme d’essentialisme. L’essentialisme méthodologique : soit un courant de pensée promu par Aristote selon lequel la recherche scientifique doit pénétrer l’essence des choses afin de pouvoir les expliquer de manière adéquate.

A l’essentialisme Karl Popper oppose le nominalisme méthodologique (à ne pas confondre avec le nominalisme classique) selon lequel la science doit se contenter de décrire des phénomènes.

Dans « The Poverty of Historicism », Karl Popper observe que si dans les sciences de la nature le nominalisme méthodologique s’est imposé, l’essentialisme reste dominant dans les sciences sociales, une influence (néfaste) à laquelle le matérialisme historique n’a pas su se soustraire. L’essentialisme méthodologique est présent dans l’appréciation qu’a Marx des conditions économiques, base sur laquelle il appuie toute l’histoire jusqu’à nos jours, l’histoire qu’il réduit à la lutte des classes. L’essentialisme méthodologique est également présent dans sa conception du système juridico-politique comme structure nécessaire aux relations économiques et sociales. Une telle conception conduit nécessairement à la question de l’État et à la fonction essentielle des institutions légales. Une telle appréciation de l’État a de graves conséquences parmi lesquelles une sous-estimation de la politique en regard de l’économique et un mépris de la démocratie formelle. Karl Popper estime qu’un programme politique rationnel peut limiter le pouvoir de l’économique (la limitation du temps de travail, l’assurance contre les accidents, le chômage, la vieillesse, etc.), il juge même essentiel (et possible) le contrôle du pouvoir politique sur le pouvoir économique et non l’inverse. Dans un même temps, il s’élève contre le mépris marxiste envers la liberté formelle. Karl Popper juge que la lutte des classes est une fable et qu’il est faux de prétendre que dans une démocratie les institutions sont systématiquement contrôlées par la bourgeoisie. Il estime que la démocratie est le seul instrument connu qui puisse nous permettre de nous protéger contre les abus du pouvoir politique. Étant entendu que le pouvoir politique peut (et doit) contrôler le pouvoir économique, le système politique qu’est la démocratie est l’unique moyen dont disposent les gouvernés pour contrôler le pouvoir économique. Ainsi, sans démocratie, un gouvernement peut faire usage de son pouvoir économique et politique à des fins qui n’ont rien à voir avec la protection de la liberté de ses citoyens. Les marxistes ne se sont pas montrés suffisamment attentifs au danger implicite que recèle toute forme de pouvoir, ils n’ont pas su localiser le problème fondamental de toute politique : contrôler ceux qui contrôlent et éviter la dangereuse accumulation de pouvoirs par l’État. Jugeant que le pouvoir n’est mauvais que s’il est entre les mains de la bourgeoisie, les marxistes ont élaboré et promu la formule de « dictature du prolétariat » et ainsi ont-ils fini par conférer à l’État des pouvoirs gigantesques sans avoir pressenti que les personnes les plus néfastes pourraient s’emparer du pouvoir. Autre limitation du marxisme, la plus connue : presque toutes les prévisions de Marx en matière d’économie se sont avérées fausses, non par faiblesse du socle empirique mais par faiblesse de la méthode historiciste, avec confusion entre lois et tendances, confusion qui fait que les prophéties du marxisme se rapprochent plus par leur caractère intrinsèque de prophéties religieuses que de celles de la physique moderne.

  Olivier Ypsilantis

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