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Ephraim Moses Lilien, un artiste et le sionisme

 

J’ai découvert l’œuvre d’un artiste dont j’ignorais jusqu’au nom, Ephraim Moses Lilien, je l’ai découverte par une modeste vignette que Pierre Lurçat a faite modestement figurer dans La Bibliothèque sioniste qu’il a fondée, dont le premier tome est dédié à Vladimir Zeev Jabotinsky et s’intitule : « La rédemption sociale – Éléments de philosophie sociale de la Bible hébraïque ».

 

Ephraim Moses Lilien (1874-1925)

 

Tout d’abord, j’ai été frappé par la qualité graphique de cette vignette. J’ai contacté Pierre Lurçat qui m’a donné le nom de son auteur. J’ai donc pu consulter la banque d’images sur Internet, et la qualité graphique de ses compositions s’est définitivement imposée à mon regard. J’ai d’emblée pensé à Audrey Beardsley pour la qualité Art Nouveau (ou Modern Style) du trait et la répartition des noirs et des blancs. J’ai également pensé à Prague pour la ligne en coup de fouet d’Alfons Mucha puis me sont venues des architectures de Victor Horta. J’ai pensé à mes séjours à Prague, avant la chute du Rideau de Fer, à ces milliers d’ex-libris remués dans la malle d’un bouquiniste situé à quelques pas de la Gare centrale, œuvre de Josef Fanta, de l’Art Nouveau encore. Cette vignette pour La Bibliothèque sioniste puis une consultation Internet m’ont fait revenir bien des souvenirs très précieux, je dois le dire.

Les lignes qui suivent s’appuient sur la lecture d’un long article en anglais intitulé « Lilien ad Zionism » et signé Haim Finkelstein (Department of Foreign Literatures & Linguistics, Ben Gurion University of the Negev).

Ephraim Moses Lilien a volontiers été présenté comme le premier artiste du Mouvement sioniste ; il a même été qualifié à l’occasion de « first Zionist artist ». Plusieurs raisons justifient ces appréciations d’autant plus que cet artiste participa durant plusieurs années à ce mouvement et qu’il assista au VIe Congrès sioniste en tant que représentant. Il fut par ailleurs l’un des fondateurs du Jüdischer Verlag qui à Berlin rendra compte de l’activité littéraire et artistique de ce renouveau juif. Il participa à la fondation de la Bezalel School of Art, à Jérusalem. Dans les années qui suivirent son premier voyage à Jérusalem, il commença à illustrer la Bible et à perfectionner sa pratique de la gravure.

 

 

On ne peut évoquer cet artiste sans passer par l’Art Nouveau ou Jugendstil, un art qui comme son nom l’indique tend vers un renouveau, un art qui s’impose alors qu’Ephraim Moses Lilien est déjà bien engagé dans le sionisme, soit un renouveau juif.

Au cours du Ve Congrès sioniste, Martin Buber déclare qu’il manque à la diaspora une dimension esthétique et qu’un art juif aiderait le Mouvement sioniste, en attendant l’émergence d’un art authentiquement national en Palestine, sur une terre juive ; un art juif, soit un art pleinement conscient de l’héritage culturel du peuple juif. Mais dans ce désir de Martin Buber et de quelques autres, il est question de thématique et non de style. La question reste donc en partie ouverte. L’Art Nouveau, et plus particulièrement dans la version Jugendstil d’Ephraim Moses Lilien, offre un cadre stylistique à ce projet dans lequel pourront être insérés des symboles et une iconographie venus de la tradition juive. Un art nouveau pour le renouveau d’un peuple par le projet sioniste… L’ornement floral très présent dans le Jugendstil suggère les poussées de la vie et une énergie organique qui peuvent être associées au projet sioniste et sonner le réveil. Des floraisons dans le désert… Par ailleurs, le Jugendstil perçu comme un mouvement non-juif suggère aux intellectuels juifs d’alors tous les bénéfices qu’il y a à intégrer au projet sioniste une force vitale non-juive.

 

 

La fusion du Jugendstil et du sionisme dans l’œuvre d’Ephraim Moses Lilien s’opère au cours des dernières années du XIXe siècle. Elle commence à être perceptible dans ses illustrations pour la presse, dont le Süddeutscher Postillon et le Mai-Zeitung, une fusion perceptible tant au niveau conceptuel que stylistique. Il s’agit d’allégories avec personnalisation de concepts, des allégories en action. La figure humaine y occupe une place centrale, loin de l’académisme et ses modelés. Mais ces lignes et ces à-plats suggèrent non moins efficacement les profondeurs de la perspective et les vibrations de l’espace. Dans les compostions d’Ephraim Moses Lilien, les éléments décoratifs sont pour l’essentiel poussés sur les côtés, le long du cadre, des éléments décoratifs qui peuvent se faire emblèmes. Bref, à partir du Jugendstil, Ephraim Moses Lilien développe son propre langage, d’autant plus que le programme de l’Art Nouveau, bien que fécond et dans tous les domaines des arts plastiques, est entravé – affaibli – par des tendances à caractère romantique et mystique ainsi que par son incapacité à affronter les dures réalités de la société d’alors. Ainsi, le décadentisme fin-de-siècle (non exempt de morbidité) s’impose toujours plus et porte préjudice la vitalité de cet art où plantes et fleurs poussent en tous sens. Le sionisme nécessite alors plus de robustesse et ne peut s’en tenir à des jeux esthétiques. Le naturalisme académique combiné à des motifs décoratifs (avec emblèmes et symboles juifs et sionistes) servira mieux le projet sioniste que les raffinements décadents et morbides de l’Art Nouveau, que les abstractions ou les recherches formelles du Post-Impressionnisme.

Le fait que le sionisme semble avoir trouvé pour un certain temps un puissant vecteur avec le Jugendstil est dû pour l’essentiel à la publication en 1900 de « Juda », un recueil de Börries von Münchhausen illustré par Ephraim Moses Lilien. Rien n’indique pour autant que ce travail ait été encouragé par des cercles sionistes. Toutefois la thématique et le répertoire décoratif de ce livre semblent procéder d’un patrimoine juif avec ses symboles religieux. De fait, il n’y avait pas alors une démarcation clairement définie entre la tension vers une renaissance de l’identité nationale juive dans son aspect religieux-culturel et celle que portait le sionisme comme mouvement de libération nationale destiné à donner une réponse aux problèmes posés par l’antisémitisme moderne. Puisant exclusivement dans le répertoire biblique, ce livre se tient éloigné du sionisme politique tel qu’il s’était exprimé en 1897, au Ier Congrès sioniste, à Bâle. D’un certain point de vue, tant par le texte que les illustrations, ce livre n’est pas plus sioniste que, disons, « Hebrew Melodies » de Lord Byron. Si nous envisageons « Juda » comme une production sioniste, c’est parce que le sionisme a pressenti que les illustrations d’Ephraim Moses Lilien en s’écartant des normes du Jugendstil suggéraient une direction prometteuse, soit l’émergence d’un art national juif capable d’appuyer ses propositions idéologiques.

 

 

Au cours des décades suivantes, Ephraim Moses Lilien approfondit et précise ce qui était perceptible dans ses illustrations pour « Juda », des illustrations qui vont marquer toute une génération avec notamment « Der Jüdische Mai » (Lieder des Ghetto, 1902) ou cette carte-souvenir éditée à l’occasion du Ve Congrès sioniste (1901), l’image choisie par Pierre Lurçat à la manière d’un logotype pourrait-on dire et destinée à accompagner La Bibliothèque sioniste. Le succès d’Ephraim Moses Lilien est dû pour une bonne part à son habilité à rassembler en une vaste synthèse des éléments de l’imaginaire populaire juif où dominent des thèmes religieux et folkloriques, ce qui sera dénoncé par des Juifs sympathisants de la Révolution d’Octobre.

Le sionisme qui sous-tend les œuvres d’Ephraim Moses Lilien est une tension utopique vers Sion teintée de romantisme biblique qui à sa manière suit les thèmes de l’utopie socialiste, une tendance marquée au cours des années qu’Ephraim Moses Lilien passe à Munich. Il est alors fort éloigné de tout activisme sioniste et des réalités de la Palestine qu’il découvrira au cours de son premier voyage, en 1906. Le livre de Morris Rosenfeld, « Lieder des Ghetto », traite pour l’essentiel du destin des Juifs de la Diaspora. Il se tient loin de l’esprit du sionisme comme mouvement de renaissance politique et de libération, tant dans le texte que dans les illustrations dont une seule pourrait être qualifiée de « sioniste », soit celle qui accompagne « Der Jüdische Mai ». Si l’on compare « Briefe an seine Frau, 1905-1925 » et ses lettres des années précédentes, on note un moindre enthousiasme envers le sionisme, un enthousiasme qui semble avoir baissé après ce premier voyage. S’il apprécie les vestiges du passé biblique, il se montre plutôt déçu par la réalité du pays. Ce désenchantement pourrait avoir été accentué par la mort de Theodor Herzl et le relâchement de ses liens avec la direction du Mouvement sioniste, sans oublier la brouille avec Boris Schatz après son voyage en sa compagnie, à Jérusalem, pour y fonder la Bezalel School of Art. Par ailleurs, son mariage en 1906 avec Helena Magnus, issue d’une respectable famille assimilée, pourrait avoir accentué son éloignement du sionisme. Il ne s’agit que de suppositions qui ne pourront être éventuellement précisées que par une étude biographique soutenue.

 

 

Suite à son premier voyage à Jérusalem, Ephraim Moses Lilien se concentre sur l’illustration de la Bible et la gravure avec pour thème le paysage, des paysages qui se départissent de leur aspect emblématique et tendent vers plus de réalisme, une évolution clairement lisible dans ses illustrations pour les trois volumes de « Die Bücher der Bibel » publiés chez George Westermann, respectivement en 1908, 1909 et 1912, une tendance qui se confirme au fil de ces trois volumes et qui apparaît plus clairement encore dans l’édition en un volume publiée en 1912 et 1915 et qui complète ces trois volumes.

Ephraim Moses Lilien commence à graver vers 1908 ; et après 1912, il ne fait que graver, peut-être pour des raisons commerciales. Dans une lettre à sa femme, il lui fait part de la bonne vente de ses gravures. Dans une autre, il lui rapporte que ses gravures se vendent mieux que ses dessins. De fait, il a dû admettre que ses commandes pour le Mouvement sioniste s’étaient raréfiées. Il est vrai que la gravure étant un multiple, sa commercialisation est plus ample. Par ailleurs, les gravures peuvent être aisément acquises par des collectionneurs et c’est aux collectionneurs qu’il va s’intéresser tout particulièrement.

Parmi ses premières gravures, celles de 1908-1909, avec son premier style (qui se rapproche d’Aubrey Beardsley), ses thèmes, ses emblèmes et son caractère décoratif. Mais il grave aussi un nombre non négligeable de portraits, certains de type « ethnique ». En 1910 et après, il cherche à mieux rendre compte de ses émotions face à cette terre de la Bible et, pour ce faire, il choisit la gravure. Son intérêt pour cette technique se manifeste pleinement avec les illustrations du troisième volume de la Bible et dans la section du Nouveau Testament (inclue dans les éditions de 1912 et 1915).

 

 

Les sujets de ses gravures ne se rapportent pas exclusivement au Moyen-Orient. Certaines de ses gravures ont pour thème l’Europe, avec des vues de Brunswick et de Lemberg, des paysages de Galicie et des portraits de paysans polonais. En choisissant le Moyen-Orient pour thème de prédilection, Ephraim Moses Lilien ne le fait pas nécessairement par sionisme mais parce qu’il suit une tradition qui remonte au XVIIIe siècle et se prolonge au début du XIXe siècle, soit documenter à l’attention des historiens et des scientifiques des lieux chargés d’histoire, sans oublier les pèlerins et les touristes. Pensons en particulier aux dessins de David Robert imprimés en lithographies et publiés en volumes dans les années 1850.

Mais revenons-en aux rapports entre les œuvres d’Ephraim Moses Lilien et la cause sioniste. Sa vision de la Terre Sainte n’est en rien connectée à la cause sioniste. Ses nombreux portraits d’Arabes, de Juifs yéménites, de Samaritains et autres sont autant de représentations de « types ». Ses vues de la ville de Jérusalem sont fidèles à la réalité d’alors. Mais on ne trouve rien dans ses gravures qui rende compte de la modernité. Dans ses vues des campagnes de Palestine, il ne montre que des bergers et jamais les nouveaux établissements juifs, les Juifs qui n’apparaissent qu’à l’intérieur des murailles de Jérusalem. Il évoque ce nouveau monde juif avec enthousiasme dans des lettres, ce monde qui transforme des marécages et des déserts en terres fertiles, qui transforme des villages arabes en ruines en dynamiques colonies. Mais cet enthousiasme n’apparaît pas dans ses œuvres, alors que même avant les années 1920 les publications qui rendaient compte des efforts des pionniers ne manquaient pas.

 

 

De fait, Ephraim Moses Lilien s’efforce par ses observations des lieux et des hommes d’établir un lien direct entre le passé (biblique) et le présent. Il est difficile de le considérer comme un artiste sioniste même s’il a (discrètement) collaboré à un moment de sa vie au Mouvement sioniste. Quoi qu’il en soit, on ne peut qu’admirer ses qualités d’artiste, ce qui est bien le plus important. Pour ma part, je ne me lasse pas de détailler ses œuvres de la première période, celles qui ont un air Jugendstil mais qui s’en éloignent discrètement. Je les admire non pas parce qu’elles sont, pourrait-on dire, plus sionistes que ses autres œuvres mais parce que je les juge plus personnelles, que leur ambiance me replace dans ces ex-libris trouvés à Prague dont j’aime tant la charge emblématique et symbolique, une ambiance étrange et pourtant familière dont je goûte la saveur avec un plaisir qui ne sera probablement jamais démenti.

Olivier Ypsilantis 

2 thoughts on “Ephraim Moses Lilien, un artiste et le sionisme”

  1. Merci d’avoir écrit un article sur cet artiste malheureusement mal connu et sous-estimé.
    Parmi ses nombreuses photos, on lui doit aussi la célèbre photo de Theodore Herzl sur le balcon de l’hôtel Drei Könige à Bâle. Je pense qu’elle fut prise lors du premier congrès sioniste en 1897.
    Amicalement,

    1. A mon tour de vous remercier. De fait, j’ai découvert cet artiste très récemment et un peu par hasard. Je me suis régalé, si je puis dire et suis revenu par le souvenir en Europe centrale, Prague surtout. J’aime particulièrement sa ligne d’inspiration Jugendstil et l’ambiance qui s’en dégage.

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