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Entretien avec l’artiste-peintre bulgare Vania Detcheva – 4/4

 

En Header, le village de Vievo, Bulgarie.

 

Olivier Ypsilantis. Vos études terminées, qu’avez-vous fait ?

Vania Detcheva. Pour des raisons que je n’expliquerai pas ici, je n’ai pu travailler pendant près de dix ans. Mon plus grand secours furent ces longues conversations quotidiennes avec mon père, sur l’art, sur nos collègues, sur l’état de notre pays. Considérant mon état dépressif, mon père me poussa à partir pour le massif des Rhodopes. Il me dit : “Dans les bras des Rhodopes, tu retrouveras toute ta force et tu pourras montrer de quoi tu es capable.” Et il lui coûtait de m’envoyer en plein hiver dans une région inhospitalière où je n’avais aucune recommandation. C’était la plus grande marque d’amour et de confiance qu’il pouvait me faire. Il voulait me sauver en tant qu’artiste. La décision était prise. Je fis mes bagages. J’achetai un rouleau de toile, dix mètres sur un mètre et demi. J’emballai ma boîte de couleurs de l’École des Beaux-Arts que je m’appliquai à compléter.

 

Quelle était votre palette ? 

Vania Detcheva. Toutes ces nuances que nous avons vues hier, sur le marché de Garrucha, chez ce vendeur d’épices. Toute cette gamme antique qui se rapproche de notre terre et de notre air et qui peut dire la lumière de la Bulgarie.

J’aimais le paysage mais je ne faisais que du portrait pour la raison suivante : la stature de mon père m’impressionnait trop. D’ailleurs, il me voyait portraitiste et il m’encourageait dans ce sens.

 

Arda river bend, Madzharovo, Eastern Rhodope mountains, Bulgaria

 

Votre père ne peignit-il que des paysages ?

Vania Detcheva. Oui. Il n’a jamais fait de portrait… Si, une fois, une toute petite peinture qui me représente assise et lisant.

J’ai donc soigneusement réuni et emballé mes affaires. J’ai emprunté des vêtements chauds à des amies. Ma mère m’a tricoté des gants de laine. J’emportais le minimum, la route vers les Rhodopes était longue et j’étais seule pour trimballer mes bagages que je lestai d’un gros livre, “La peinture française”, édité chez Skira ; et à l’époque, je ne savais pas un mot de français. La plupart des grands peintres du vingtième siècle y figuraient et c’était pour moi comme une présence ; je me sentais accompagnée par eux. J’ai toujours ce superbe livre chez moi.

Je suis partie le 3 février 1959. Mon père était trop souffrant ; c’est donc ma mère qui m’a accompagnée jusqu’à la gare de Sofia, aujourd’hui la vieille gare. La ville était sous la neige. Mon train est parti vers six heures. Je revois ma mère sur le quai, son visage qui apparaissait et disparaissait dans les vapeurs de la locomotive. Elle pleurait comme si elle devait ne plus jamais me revoir. Je pleurais aussi. A midi, mon train est arrivé à Plovdiv ; je pleurais encore. A la descente du train, je suis montée dans une guimbarde décapotable dans laquelle nous n’étions que trois ou quatre, et je me suis calée dans un coin. La neige tourbillonnait, épaisse. Le véhicule grinçait – c’était comme un objet de musée. La neige l’enveloppait, passait sous la capote et nous recouvrait. Le chauffeur avait du mal à trouver la route d’Assenovgrad qui avait disparu sous la neige. La vingtaine de kilomètres qui sépare Plovdiv du massif des Rhodopes m’a paru dix fois plus longue. Avant d’atteindre la montagne, nous avons traversé Assenovgrad, une ville que mon père aimait peindre. La neige me cachait le monastère de Batchkovo. La tempête redoublait et le chauffeur cherchait sans cesse sa route, longeant la rivière qui n’était pas gelée et dans laquelle nous avons failli nous renverser. Pendant le voyage nous n’avons pas échangé un mot, tout le monde était anxieux. A minuit, nous sommes arrivés, épuisés, dans la petite ville de Smolyan que mon père a également beaucoup peinte. Pas une lumière, sauf une faible ampoule suspendue entre deux maisons. La voiture s’est arrêtée comme à bout de souffle et les voyageurs se sont dispersés. Je suis restée seule, à minuit, dans la tempête de neige, sous l’ampoule, avec mon sac, ma boîte de couleurs et mon rouleau de toile. C’est alors qu’un personnage volumineux et un peu balourd est sorti de l’obscurité et m’a demandé : “Qui es-tu ?” Un peu gênée, je lui ai demandé si quelqu’un pouvait m’offrir l’hospitalité car j’étais gelée et morte de fatigue. Il m’a prié de le suivre… jusqu’au bureau de police ; je l’ai suivi avec mon barda. J’étais ravie, je me sentais protégée. Arrivé au poste de police, une grande pièce avec un bureau, l’homme a enlevé son uniforme. Un poêle à bois chauffait la pièce. J’étais tellement heureuse que je ne savais quoi dire ; et cet homme un peu rustre me regardait, attendri. Il semblait compatir et être heureux de m’accueillir dans cet intérieur chaud et propre. Le plancher sur lequel nous marchions en chaussettes était d’une propreté irréprochable. Dans les maisons du massif des Rhodopes, on nettoyait les planchers avec une brosse et de la poudre de brique, ce qui leur donnait une douce couleur rose orangé. Je me trouvais à la frontière gréco-bulgare, une frontière très surveillée où chaque nouveau venu ne manquait pas d’intriguer. Je me suis présentée à mon hôte – il ne manifestait à mon égard aucune méfiance – et lui ai montré une lettre de l’Union des Artistes-Peintres Bulgares où il était précisé que j’étais artiste-peintre. Ne pouvant me loger chez lui (sa famille s’entassait dans l’unique pièce chauffée), il a téléphoné à l’une de ses amies à l’aide d’un téléphone à manivelle. Cinq minutes plus tard, on frappait à la porte. Une jeune femme de mon âge, blonde, souriante et dynamique est apparue : “Qu’est-ce que vous faites ici ? m’a-t-elle demandé. – Je suis venue travailler. – Et quel est votre travail ? – Je suis artiste-peintre. – Venez, je vous emmène chez moi !” Elle transportait déjà une partie de mes bagages tandis que je prenais congé de mon bonhomme qui paraissait soulagé de ne pas avoir à me laisser dormir dans la montagne, au milieu des ours et des loups. Maria deviendra l’une de mes meilleures amies. Quand elle a ouvert la porte de sa maison, j’ai aperçu un poêle et deux grands lits sur lesquels il y avait des couvertures dont les couleurs magnifiques se détachaient sur le blanc des murs. Au sol, les mêmes tissages colorés, des tissages qui donnaient à la pièce une ambiance chaleureuse, hospitalière. Je ne devais rester qu’une nuit chez Maria, je suis restée bien plus longtemps !

Je me suis renseignée pour savoir s’il y avait dans les environs un village où les habitants portaient encore des costumes traditionnels et vivaient à l’ancienne. On m’a indiqué le village de Vievo mais en me mettant en garde car c’était un village très difficile d’accès en hiver – nous étions le 4 février – et des bêtes sauvages y rôdaient. Je me suis exclamée : “Mais c’est justement là que je veux aller !” Je voulais cette ambiance pure, loin de la prétention et du snobisme des intellectuels. Je voulais en quelque sorte changer de vie. Il n’y avait aucun transport public pour se rendre à Vievo. J’ai réussi à convaincre un officier qui m’a fait monter dans une jeep conduite par deux jeunes militaires qui connaissaient la région. Nous avons emprunté une route défoncée et entrecoupée de congères jusqu’à Vievo. Ils m’ont déposée devant une maison où brillait une bougie. Je me suis retrouvée seule dans la neige avec toutes mes affaires. La nuit tombait. Je me sentais à nouveau perdue. J’ai frappé à la porte et une silhouette coiffée d’une chapka m’a ouvert. C’était l’instituteur ; j’étais dans l’école de Vievo. Il m’a demandé qui j’étais et d’où je venais. J’ai compris à son accent que j’étais dans un village bulgare mahométan. “Je viens de Sofia, je vous expliquerai.” Il m’a fait entrer dans l’école qui n’était pas chauffée. “Mais comment êtes-vous arrivée ici ? Vous n’êtes pas géologue ?” Ils étaient nombreux à étudier la géologie de cette région et pour ses habitants tous les étrangers étaient des géologues. “Je suis venue de mon plein gré. Je suis artiste-peintre. Je désire travailler ici. J’avais besoin de quitter Sofia.” Il a pris mes affaires et m’a conduite chez lui en suivant un couloir de neige. Je suis entrée dans une vaste pièce au plafond bas que chauffait une grande cheminée. Les murs étaient couverts de ces kilims aux couleurs magnifiques. Dans un coin une petite lampe à gaz était allumée. Les enfants étaient effrayés par ma présence. La mère les rassura. C’était une belle jeune femme, fine et élégante, habillée comme une princesse de conte de fées, avec un pantalon bouffant noir et brillant, un chemisier de soie noire brodé de fleurs fuchsia et des chaussettes noires ornées de roses blanches – dans la maison, personne n’osait marcher autrement qu’en chaussettes. Elle était coiffée d’un grand voile blanc bordé de piécettes dorées qui projetaient mille éclats dans toute la pièce. Joyeuse et souriante elle m’accueillit à bras ouverts puis m’accompagna près du feu et commença à enlever mes bottes trempées.  “Attendez, c’est moi qui vais le faire ! – Non, non, non, c’est moi !”, dit-elle en me déchaussant, et elle me donna aussitôt une paire de magnifiques chaussettes tricotées main qui réchauffèrent mes pieds transis. Nous avons dîné tous ensemble et j’ai passé cette première nuit avec elle et les enfants, dans cette grande pièce, près du feu, pour ma première nuit au cœur du massif des Rhodopes.

Le lendemain, mes hôtes m’ont préparé une chambre au premier étage, dans un ancien grenier à foin. On y accédait par une étroite échelle. Le vent s’engouffrait si fort par les moindres interstices qu’il m’a fallu les boucher avec les moyens du bord, des bandes de papier à dessin le plus souvent. Le père de famille est parti dès l’aube, sous la neige, à dos de mulet, pour la ville la plus proche afin d’y trouver de quoi fabriquer une fenêtre pour ma chambre. Le lendemain, il fera le même trajet pour se procurer de quoi me chauffer et chauffer l’eau.

Tous les matins je gravissais ma fragile échelle, avec une bassine pleine de neige que je chauffais sur la salamandre rapportée par mon hôte. Comment ai-je fait pour ne jamais perdre l’équilibre ? Je dormais à même le sol sur des couvertures douces et chaudes, la tête sur un coussin plein de paille et recouvert d’un magnifique tissu brodé, orange, jaune et vert printanier. Ce lit reste pour moi le plus confortable des lits ; il sentait la laine, le lait et les plantes de la forêt. La salamandre brillait nuit et jour et dispensait une lumière digne Rembrandt qui attisait mon imagination.

La fenêtre de mon logis avait une forme irrégulière. Nous l’avions fabriquée en enlevant quelques briques et en plaçant dans l’ouverture la vitre rapportée à dos de mulet, vitre que nous avons maintenue à l’aide de torchis. Le paysage que j’apercevais par cette petite ouverture me fascinait. C’était une symphonie de blancs que le soleil éclairait, et la lumière qui se répandait dans la pièce me portait à de longues rêveries.

Quelques jours après mon arrivée, je me suis mise à un portrait. Dans mon logement de fortune, sur une vieille chaise était assise une petite fille, Éminé. Dans son costume, elle ressemblait à une infante : une longue robe de laine tissée par sa mère, serrée à la taille et rehaussée d’un tablier à carreaux multicolores. Elle avait des nattes châtain clair et portait un chapeau de laine brodé de fleurs, orné de paillettes et de perles, bordé de piécettes qui lui tombaient sur le front. Elle avait de grands yeux. Elle se tenait mains jointes comme pour prier. Elle ne disait pas un mot. Elle me regardait attentivement, attendant la pose à prendre. Mon chevalet lui aussi attendait avec sa toile vierge. Le moment était venu de reprendre les pinceaux. J’avais une peur terrible, je n’avais pas peint depuis si longtemps, depuis ma sortie de l’École des Beaux-Arts. J’avais tout oublié.

J’ai fait son portrait, celui de la fille de mes hôtes. Je l’ai fait dans la journée sans me rendre compte que cette enfant était restée tout ce temps immobile, sans manger ni boire, tant j’étais prise par l’envie de peindre son visage et son costume si riche en couleurs. Tout à coup j’ai réalisé ce que cette séance avait d’éprouvant pour elle et je l’ai serrée très fort dans mes bras en lui demandant de m’excuser. L’enfant me regardait avec de grands yeux étonnés : “Mais j’ai rien fait ; pourquoi fatiguée ? ” Elle avait posé toute une journée, comprenant instinctivement ce que j’attendais d’elle, mieux qu’un modèle professionnel ! Je me suis mise à pleurer d’émotion. Je l’ai aidée à descendre de sa chaise et l’ai conduite devant le chevalet, anxieuse de sa réaction et oubliant qu’elle n’avait que sept ans. Elle a regardé la toile puis s’est placée derrière elle. “Où suis-je ?” m’a-t-elle dit d’un air enjoué. “Mais tu es là !” lui ai-je dit en lui montrant la toile. “Mais non, je ne peux pas en même temps être derrière et de l’autre côté !” Je ne pouvais imaginer plus beau compliment.

Éminé est le nom de ce cap qui constitue la dernière avancée du massif du Grand Balkan et qui plonge dans la mer Noire, les Balkans où vivent les plus vieux peuples d’Europe.

Olivier Ypsilantis

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