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Entretien avec l’artiste-peintre bulgare Vania Detcheva – 2/4

En Header, une vue d’ensemble des usines de tabac, à Plovdiv en 1932.

 

Olivier Ypsilantis. Vous avez grandi dans les parfums du tabac, comme certains de mes ancêtres qui ont vécu à Volo et fréquenté la vallée de Tempé.

Vania Detcheva. Oui, toute la ville de Plovdiv sentait le tabac, des tabacs de différentes sortes. A l’époque, peu de gens fumaient – aucune femme et peu d’hommes – et cette odeur avait quelque chose de vraiment exotique. Le tabac arrivait à Plovdiv dans de longs chariots tirés par des bœufs. Lorsque j’étais toute petite, mon père loua une maison entourée par trois grandes fabriques de tabac du nom de Thomassian, Kartel et Fumari. Mes premiers souvenirs d’enfance, ce sont ces fabriques et leurs grands ventilateurs qui rejetaient les parfums du tabac. Tous les matins, j’apercevais les ouvrières – seules des mains de femmes étaient capables de travailler le tabac avec toute la délicatesse requise – qui se rendaient en grand nombre dans ces fabriques. Elles étaient vêtues d’un tablier gris bleu et coiffées d’un foulard. A midi, la sonnerie retentissait, les ventilateurs se faisaient silencieux, les ouvrières sortaient pour déjeuner et s’alignaient sur le bord des trottoirs. Elles retiraient d’un petit sac un repas frugal enveloppé dans du papier journal. Tout en mangeant, elles parlaient et riaient. Une heure après, la sonnerie : toutes se dirigeaient vers les bâtiments et les ventilateurs entraient à nouveau en action. A cinq heures du soir, les ouvrières se dispersaient et les patrons arrivaient en Mercedes-Benz décapotables, vêtus de costumes anglais, avec des chapeaux de velours à rubans, des cannes de jonc, des bagues et des gourmettes.  Le contraste entre ces messieurs qui avaient grande allure et ces femmes accroupies sur le trottoir, avalant un maigre repas, me bouleversa. Dans ma tête d’enfant de trois ans et demi, ce contraste était épouvantable. Je ne l’oublierai jamais.

Je me demande encore comment mon père qui était si sensible au bruit a pu supporter de vivre là. Sans doute avait-il choisi cette location parce qu’elle était très bon marché. Mon père commençait sa carrière d’artiste peintre et nous vivions très modestement, presque dans la misère. Il commença à exposer à Plovdiv où son talent fut vite reconnu par cette élite industrielle qui, venue d’Europe, pratiquait le mécénat. Notre situation s’est alors améliorée. Mon père fera en Bulgarie et à l’étranger une trentaine d’expositions personnelles. La vie culturelle était intense à Plovdiv. Des expositions m’ont fait faire la connaissance de quelques mécènes qui ne vivaient pas tous du tabac. Certains travaillaient dans le raisin, le raisin Bolgar, cultivé dans les environs de Plovdiv. Il était aussi prisé à l’époque que l’est le muscat de nos jours. Je revois les étiquettes “Bolgar – Bulgaria” sur ces caisses en bois qui partaient directement pour Londres. Plovdiv n’était pas une ville provinciale, c’était une ville ouverte sur le monde et qui commerçait avec bien des pays. De nombreuses communautés y vivaient en bonne intelligence. Jamais il n’y eut de problème ethnique ou religieux entre les différentes communautés de cette ville. Les plus importantes étaient les suivantes, et je te les énumère par ordre d’importance : les Grecs, les Turcs, les Arméniens, les Juifs, les Macédoniens, les Albanais, les Italiens, les Tchèques, les Allemands. A Plovdiv, on entendait parler de nombreuses langues et on pratiquait diverses religions. La mosquée est un chef-d’œuvre. L’une des plus belles peintures de mon père a pour sujet cette mosquée d’un rouge presque pompéien. Devant elle, il y avait une rangée d’immenses peupliers et le rapport du rouge de la mosquée au vert des feuillages était un délice. Au-dessus de la mosquée, je revois des cafés où de vieux Turcs coiffés d’un turban blanc immaculé fumaient le narguilé. Mon père m’emmenait partout avec lui. Je découvrais en sa compagnie un monde riche et divers où tous vivaient en harmonie les uns avec les autres.

Près du théâtre, il y avait un club qui rassemblait de nombreux écrivains, journalistes, acteurs et actrices ainsi que des gens de la bourgeoisie montante, bref, tous ceux qui étaient désireux de faire de la Bulgarie un pays moderne. En face de ce club, il y avait un magasin de primeurs qui s’appelait Jaffa. Ce magasin proposait en vitrine les fruits d’importation les plus exotiques. Nous étions à la veille de Noël et il neigeait à gros flocons. Le magasin Jaffa avec ses fruits merveilleux était comme une étoile très brillante. Aujourd’hui, il n’impressionnerait personne car on trouve de tout partout, mais à l’époque c’était extraordinaire. A l’entrée de ce club, on déroulait pour l’occasion un long tapis rouge. Cette abondance de fruits, ces gros flocons de neige, ce tapis rouge sur le trottoir et ces messieurs qui descendaient de leurs Mercedes Benz, je ne l’oublierai jamais. En passant devant le club, on entendait de la musique.

Très vite, grâce à cette bourgeoisie, Plovdiv est devenue une ville riche. En relation avec l’Europe de l’Ouest, elle en prit les habitudes, la finesse, l’élégance. Elle vit apparaître d’authentiques mécènes ; la peinture était alors très considérée et le public était connaisseur. L’Orient et l’Occident aimaient s’arrêter à Plovdiv pour admirer ses grandes maisons confortables de style balkanique. Cette ville a su attirer des poètes comme Lamartine et Lord Byron, de grands aventuriers ainsi que des écrivains venus de Russie.

Plovdiv était une ville très verdoyante avec en son centre un grand jardin, ses vieux arbres et son lac. Il y avait un café qui, le soir, était éclairé par des lampions de toutes les couleurs ; on y dansait et on s’y rencontrait été comme hiver. Il régnait à Plovdiv une atmosphère de ville européenne qui ne lui faisait pas perde pour autant son caractère balkanique.

 

Le monastère de Batchkovo

 

Aux environs de Plovdiv, au bout d’un défilé qui va vers le massif des Rhodopes, se dresse la silhouette du monastère de Batchkovo. Dès l’âge de quatre ans, j’y allais avec mon père et j’y suis retournée chaque fois que je le pouvais. Je suis toujours plus émue à chacune de mes visites. Batchkovo aura été l’une des grandes sources d’inspiration de mon père. Ce monastère qui date du Xe siècle a été fondé par des Géorgiens dans le plus pur esprit byzantin. L’eau qui coule du massif des Rhodopes jaillit en fontaines et chante nuit et jour à l’intérieur du monastère. La petite église qui se trouve au centre de la cour est un chef-d’œuvre de l’architecture byzantine et bulgare. On y trouve de très beaux portraits anonymes des donateurs qui contribuèrent à la construction de cet énorme monastère fortifié. Mais le plus remarquable est l’icône de la Vierge miraculeuse, entièrement recouverte d’argent, sauf le visage. De près, ses traits sont illisibles, on ne voit qu’un morceau de bois foncé ; mais il suffit de s’en éloigner un peu pour qu’un visage sur lequel on lit une grande tristesse apparaisse. On dit que beaucoup de gens échappèrent à la mort grâce à elle. Cette icône a la réputation d’être la seule icône miraculeuse de Bulgarie.  Chez nous, les orthodoxes, on embrasse les icônes, et celle-ci est particulièrement vénérée.

Autre chose remarquable, le réfectoire du XVIIe siècle dont la table qui mesure environ vingt-cinq mètres est constituée d’un seul morceau de marbre, importé de Grèce probablement. Le plafond et les murs sont couverts de fresques toutes plus belles les unes que les autres et admirablement restaurées il y a une trentaine d’années environ. Il est difficile d’imaginer plus grand chef-d’œuvre. Cette chapelle est un peu la chapelle Sixtine des orthodoxes. Le sol est couvert de grandes dalles blanches, comme sur la place Saint-Marc à Venise. En allant de Plovdiv au massif des Rhodopes, il faut faire halte au monastère de Batchkovo. Ne pas s’y arrêter c’est se priver d’une grande rencontre. J’allais oublier de te dire que ce réfectoire est dépourvu d’ouverture, les moines prenaient leurs repas en s’éclairant à la bougie. Je te laisse imaginer la force qui devait émaner de ces fresques que révélait une telle lumière.

 

Votre départ de Plovdiv pour Sofia a dû être vécu par toute votre famille comme un drame.

Vania Detcheva. Nous sommes arrivés à Sofia dans la deuxième quinzaine de septembre 1939. La guerre avait déjà commencé – les Allemands avaient envahi la Pologne le 1er du mois –, l’atmosphère était lourde. La douceur du climat, le soleil, la beauté de Plovdiv et de toute cette nature qui nous entourait, avec ses champs, ses collines verdoyantes, ses arbres, ses parcs et le massif des Rhodopes en toile de fond, toute cette beauté nous quittait. Nous nous sommes retrouvés dans une ville grise, triste et plutôt sale. Les gens étaient renfermés, il me semble même qu’ils n’étaient pas beaux – on dit en Bulgarie que les plus belles personnes sont originaires de Plovdiv, les femmes surtout. Cette beauté est probablement due au mélange des races. A Sofia, les femmes étaient bourrues, mal habillées, avec des fichus sur la tête. A Plovdiv, elles étaient élégantes avec leurs cheveux frisés et leurs chapeaux ; et en hiver, elles se paraient de fourrures. Nous aurions dû trouver à Sofia des fourrures puisque cette ville était beaucoup plus au nord que Plovdiv. Eh bien, pas du tout ! Les gens étaient fermés, pas chaleureux, ce qui nous a tous trois, mes parents et moi, terriblement déprimés ; je ne parlerai pas de ma sœur Vesselka qui n’avait pas un an.

Mon père avait exposé plusieurs fois à Sofia où il s’était fait un nom dans la profession et auprès du public. Il y a retrouvé ses amis et ses admirateurs qui étaient nombreux. Mais bien qu’il ait été reçu très chaleureusement par ses confrères, mon père souffrait de l’ambiance de cette ville. Heureusement les habitants des villages alentours, les Chopes, donnaient à Sofia une note pittoresque. On les voyait souvent traverser la ville, un sac sur le dos, vêtus de peaux d’agneaux retournées et coiffés de bonnets de fourrure. Ils avaient de grandes moustaches, fumaient et étaient des virtuoses du calembour. Les Chopes faisaient usage du genre neutre et avaient un sens aigu de la répartie. Ils n’avaient pas hérité de la majesté thrace et étaient d’un accès difficile, mais avec leur sens de l’humour ils faisaient rire et de ce fait on leur pardonnait tout. Aujourd’hui, beaucoup de Chopes vivent à l’ouest de la Bulgarie.

En dehors du centre-ville, Sofia n’était pas très attirante. Bien des rues n’étaient pas aménagées et étaient sales. Il y avait un va-et-vient incessant de paysans, ce qu’on ne voyait pas à Plovdiv. Il était amusant et paradoxal de rencontrer les Chopes dans les tramways. Des scènes pittoresques nous consolèrent maintes fois.

Le centre de Sofia était par contre très raffiné, avec le palais royal où vivaient le tsar Boris III et sa famille. De splendides maisons de style Renaissance agrémentées de grands parcs entouraient le palais. C’est là que se trouvaient les ambassades. La rue qui traversait cette élégante partie de la ville, du palais royal au parc appelé “Jardin de Boris”, était pavée de céramique jaune, ce qui lui donnait un aspect immaculé. En marchant dessus, on avait toujours peur de glisser.  Lors des parades avec cavaliers, les sabots frappaient ce pavé et l’effet était majestueux. On a beaucoup discuté de l’asphaltage cette rue. Des écrivains originaires de Sofia obtinrent qu’une partie en soit épargnée ; l’autre partie, hélas, a été asphaltée. Non loin du palais royal, il y avait un centre commercial et ses boutiques très raffinées qui importaient directement de Paris (ou de Londres pour les hommes), parfums, fourrures, vêtements, etc.

 

Étiez-vous bien logés ?

Vania Detcheva. La première maison que nous avons habitée jouxtait le magnifique “Jardin de Boris”, un parc à moitié sauvage dont une partie était très bien entretenue. Toute l’intelligentsia s’y retrouvait chaque soir pour une promenade au cours de laquelle poètes, écrivains, musiciens et peintres devisaient, une habitude qui durera jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale

Nous avions donc loué, juste à côté de ce parc, le premier étage d’une maison. Ce logement était agréable, propre et lumineux. Mes parents avaient de Sofia des souvenirs agréables, ils y avaient vécu deux ans, suite au tremblement de terre de 1928 qui avait gravement endommagé Plovdiv. Nous habitions un grand deux pièces avec une vue superbe sur le parc. Le propriétaire du dessus était pianiste et interprétait admirablement Beethoven, Chopin et autres grands auteurs, ce qui donnait à mon père du tonus dans son travail. Malheureusement, la maison fut mise en vente et nous fûmes obligés de la quitter pour une maison bien moins agréable et sombre. Nous y passâmes le terrible hiver 1941-1942. Nous n’avions plus d’eau – les canalisations s’étaient rompues à cause du froid – et plus rien à manger. Mon père était terriblement déprimé et ne peignit au cours de cette période que quelques natures mortes.

En décembre 1943, il y eut dans une gare de Sofia une énorme explosion (un wagon de munitions) qui terrorisa la population. En ce mois de décembre, on manquait de tout : eau, chauffage, électricité, nourriture tout ! La vie à Sofia était devenue insupportable. Dans les moments dramatiques on a tendance à vouloir se rapprocher de nos amis et du décor de notre enfance. Mon père, très intuitif, prit subitement la décision de partir pour Razgrad, sa ville natale, au nord-est de la Bulgarie. Mon père, ma mère, toujours conciliante, ma petite sœur âgée d’à peine quatre ans et moi avons fait nos valises très vite, en emportant le minimum.

Après biens des explosions et incendies, un exode de la population de Sofia s’ensuivit. En quelques jours, la ville se vida. Des trains bondés conduisaient enfants, vieillards, animaux dans toutes les directions. Ma mère a relaté ces faits dans son journal. Dix jours plus tard eut lieu le plus terrible bombardement qu’ait connu Sofia et qui détruisit tout le centre-ville. Il y eut un grand nombre de victimes et Sofia devint une ville fantôme. Nous sommes restés à Razgrad jusqu’à la fin de la guerre.

En pleine nuit, sous la neige, nous avons pris le train. Cette neige si abondante était pour moi l’image même de la vieille Russie, comme j’avais pu la découvrir dans la poésie et le roman. Nous passâmes plus de vingt-quatre heures dans un wagon inconfortable, entassés au milieu des bagages, à même le sol, dans un désordre indescriptible et dans la plus grande promiscuité.  Nous n’avions presque rien à manger et à boire et vivions dans l’angoisse des bombardements. Arrivés à la gare de Razgrad, qui était à cinq kilomètres de la ville, nous avons pris un fiacre. La neige tombait toujours à gros flocons. Nous arrivâmes sans prévenir – nous n’avions ni téléphoné ni envoyé de télégramme – devant la porte d’un ami d’enfance de mon père, artiste peintre lui aussi. Nous ressemblions à des bonshommes de neige. Mon père est descendu du fiacre tandis que ma mère, ma sœur et moi, nous serrions les unes contre les autres, inquiètes. Lorsque l’ami de mon père le vit, il crut rêver : ils ne s’étaient pas vus depuis trente ans. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et se mirent à pleurer. Sa femme nous extirpa du fiacre et prit nos affaires. La maison sentait la propreté, la poire, le raisin sec, la noix et la rose séchée. Un grand feu flambait dans la cheminée et la table était dressée pour eux deux car ils n’avaient pas d’enfant. Nous étions à la veille du nouvel an et ils s’apprêtaient à le fêter. Notre arrivée fut pour eux le plus beau des cadeaux. Nous avons fait ce soir-là un repas royal et nous avons tous pleuré de joie. En fin de soirée, la maîtresse de maison est arrivée avec sur l’épaule un grand plateau d’argent chargé de fruits. Je ne pourrai jamais traduire ce que représenta pour nous cette hospitalité et ce repas après des années de privation.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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