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Entretien avec l’artiste-peintre bulgare Vania Detcheva – 1/4

 

Vania Detcheva (Ваня Дечева), 1928-2016. Fille du peintre bulgare Danaïl Detchev, elle est diplômée de l’École des Beaux-Arts de Sofia. Elle a contribué à faire connaître l’art de son pays en Europe, avant de s’installer en France dans les années 1970. Elle a épousé le maître-verrier Bernard Allain dont elle avait été l’élève à l’École des Beaux-Arts de Paris.

Je me suis entretenu avec elle sur notre terrasse de Mojácar, en octobre 1997, après m’être entretenu avec Bernard Allain. Vania avait souvent été reçue chez mes parents où se retrouvaient à l’occasion certains de ses amis, écrivains et artistes bulgares. Todor Jivkov était alors au pouvoir. Vania avait un débit à la Anna Magnani (qu’elle admirait) et il n’a pas été facile de remettre de l’ordre dans mes notes et enregistrements qui ont donné ces pages. Vania m’appelait « mon petit chéri », en roulant le r et me tutoyait, tandis que je la vouvoyais. Elle était plus âgée que ma mère. J’ai éliminé les très nombreux « mon petit chéri » de ces entretiens mais je ne puis penser à elle sans que me revienne cette expression affectueuse dite avec un accent méridional.

Mes questions sont en italique.

 

Portrait de Vania Detcheva (1928-2016) à Sozopole vers 1947/48 par David Peretz (1906-1982)

 

Vania Detcheva. Je vais te lire un passage d’Homère extrait du Chant X de L’“Iliade” qui pourra servir de toile de fond à notre conversation. Elle marque bien la forte impression que firent les Thraces sur leurs contemporains et elle justifie l’attachement filial que je leur porte : “Si vous désirez pénétrer dans la foule des Troyens, voici les Thraces, nouvellement arrivés, à l’écart, les derniers de tous, et, parmi eux, leur roi Rhésos, fils d’Éionée. J’ai vu ses chevaux, très beaux et très grands, plus blancs que la neige, courant comme les vents. Son char est orné d’or et d’argent bien travaillés ; des armes d’or prodigieuses, c’est merveille de les voir, voilà avec quoi il est venu : ce n’est pas à des mortels qu’il convient de les porter, à des hommes, mais à des dieux immortels.”

Les tombeaux thraces attestent de la haute spiritualité de ce peuple et de leur croyance en une vie éternelle. L’un des premiers tombeaux découverts fut celui de Kazanlak, en Bulgarie, dans la Vallée des Roses. Il date de la fin IVe siècle – début IIIe siècle avant Jésus-Christ et présente l’une des plus grandes peintures murales de l’Antiquité qui nous soient parvenues dans un tel état de conservation. Ce tumulus a été classé par l’UNESCO comme chef-d’œuvre de l’humanité. La composition de cette peinture murale est circulaire. Au centre, se trouve le défunt, à la peau très foncée, un prince certainement ; sa femme est à son côté, toute pâle et d’une grande beauté ; ils se tiennent la main. Cette scène d’amour est pour moi l’une des plus belles peintures du monde. Il y a une autre tombe, plus petite, à Silistra, au bord du Danube, une merveille très connue en Bulgarie et dans le monde mais liée à la culture romaine, alors que Kazanlak est vraiment thrace. Un autre tombeau a été découvert à Razgrad, la ville natale de mon père ; les fouilles sont en cours.

La civilisation thrace était une civilisation de l’or. Les Thraces ont atteint dans le travail de ce métal une perfection technique inégalée. Chaque prince thrace avait sur la tête une couronne de quarante feuilles de laurier d’or travaillées d’un seul tenant. J’ai contemplé l’une de ces couronnes au musée archéologique national, à Sofia ; ma respiration suffisait à faire trembler les feuilles. L’or se retrouve tout au long de l’histoire de la Bulgarie, notamment dans les costumes folkloriques, de la laine noire ornée d’or. De larges galons étaient brodés au bas des robes, aux manches, autour des décolletés, sur la poitrine qui s’ornait de plaques d’or, de boules d’or, de tresses d’or… A ces costumes s’ajoutaient les bijoux : diadèmes, colliers, boucles d’oreilles… Imagine ces femmes ainsi parées, dansant lors des fêtes autour de grands feux. Imagine l’éclat du feu sur tout cet or et rappelle-toi la citation d’Homère !

Le cheval qui occupait une place centrale dans la vie des Thraces recevait lui aussi sa part d’or ; son harnachement en était abondamment orné, tout comme les chariots de cèdre. Au musée de Baltchik, l’ancienne Dionysopolis, est exposé l’un de ces chariots. Il a été restauré d’après des fresques.

 

 Cet amour de la civilisation thrace vous a-t-il été légué par votre père ?

Oui ! Mon père avait une passion pour cette civilisation. Il lisait tout ce qui avait été publié à ce sujet. Il m’emmenait visiter les tombeaux de la région de Plovdiv, ville où nous vivions. Il avait de nombreux amis archéologues avec lesquels il s’entretenait fréquemment. Il faisait de longues marches solitaires pour étudier les hauts-lieux de la civilisation thrace.

Au musée de Plovdiv, la présentation des trésors de l’art thrace était plutôt sommaire, de vulgaires placards. Mais ils contenaient de telles merveilles ! Tout était en or. Les Thraces utilisaient ce métal comme nous utilisons aujourd’hui l’inox ou le plastique. Je me souviens de plateaux décorés, de portraits en relief, de pièces de costumes, de bijoux, d’équipements d’officiers, de vases ornés de figures de la mythologie thrace, de masques guerriers et de grandes cornes pour les banquets qui pouvaient contenir jusqu’à un litre de vin. Je le répète, tous ces objets étaient en or massif. Imagine cet or sur ces hommes grands, puissants et majestueux qu’étaient les Thraces.

 

Votre père allait souvent dans ce musée ; y faisait-il des croquis ?

Vania Detcheva. Non, jamais. Il observait chaque objet et notait les réflexions qu’il lui inspirait. Il avait de longs entretiens avec le conservateur du musée car il voulait sans cesse enrichir sa connaissance de cette civilisation au cœur de laquelle nous vivions. Toute petite, j’ai donc baigné dans une atmosphère de grande passion. Moi, je suis thrace ! Cela peut paraître curieux d’affirmer une telle chose, mais je suis thrace !

 

Votre père aussi se disait thrace ?

Vania Detcheva. Bien sûr. Tout le monde dans ma famille se réclamait de ce grand peuple. Je suis née à Plovdiv, dans la capitale de la Thrace, l’ancienne Philippopolis, la ville de Philippe II de Macédoine qui épousa la fille du roi d’Épire et qui eut pour fils Alexandre le Grand. Je me sens organiquement liée à la Thrace, cette civilisation de l’or.

 

Nous sommes donc un peu cousins, si je puis dire, puisque dans la famille de ma mère on se réclamait d’Alexandre le Grand et de tout ce que la Grèce a donné de prestigieux. Les habitants de Plovdiv et de Thrace éprouvaient-ils ce même attachement pour cette civilisation ?

Vania Detcheva. Je pense que oui. Tous se sentaient des affinités avec ce monde aristocratique. Les pharaons d’Égypte invitaient les princes thraces, et eux seuls, à être leurs chefs du protocole, c’est te dire ! Ce sont des princes thraces qui mettaient au point et surveillaient le déroulement des grandes cérémonies. Ces princes thraces étaient nombreux et jamais il n’y eut de royauté thrace. Ils voulaient être plus beaux, plus merveilleux les uns que les autres. Cette concurrence donna tous ces chefs-d’œuvre mais elle empêcha par ailleurs l’unité de ce peuple.

 

Ce sont les Bulgares qui portèrent le slavon à Kiev, langue du christianisme slavo-byzantin.

Vania Detcheva. Oui. Et les Bulgares furent les premiers Slaves à se convertir au christianisme, sous Boris Ier, en 803 après Jésus-Christ.

 

Cette fascination pour la Thrace et son or, votre père l’a-t-il traduite dans sa peinture ?

Vania Detcheva. Le peuple bulgare, je dis bien le peuple et non la critique, a parlé de la “période thrace” de mon père ; c’est à mon sens ce qu’il a fait de plus beau. Mon père Danaïl Detchev vivait en symbiose avec la nature et ses “états d’âme”, comme il le disait. Car la nature a une âme ! Il lui fallait se lier à elle et se fondre en elle, c’est-à-dire chercher et trouver son âme. Mon père était ébloui par la beauté de la Thrace et il la vivait comme un miracle. Le climat de cette contrée n’a rien à voir avec celui du reste du pays : grâce à des chaînes de montagnes, la Thrace est protégée des tempêtes de Sibérie, de la grande chaleur venue de Grèce et des vents d’ouest. La Thrace baigne dans ce magnifique climat qui vient de la mer Noire. C’est une terre bénie. La partie la plus extraordinaire de cette grande vallée est à vingt-deux kilomètres au sud de Plovdiv : le massif des Rhodopes où se trouve la montagne d’Orphée. Mon père s’y rendait chaque jour à pied, avec tout son matériel de peintre. Vingt ans durant, il ne cessa d’y approfondir les suggestions de la nature, ses perpétuels changements, ses nuages, ses tempêtes, sa lumière qui, comme en Irlande, troue les nuages et dont les rayons se distribuent comme dans les icônes. Tout baigne dans du velours, dans une douceur incomparable.

Les Rhodopes sont un massif légendaire ; il est si beau que celui qui l’a vu ne l’oubliera jamais ; et ce que je dis n’a rien de subjectif, j’ai pu le vérifier à maintes reprises. Il n’est pas sévère comme les Alpes, il ne fait pas peur, il n’est pas seulement fait de rochers, il est enveloppé de verdure et sa douceur est traversée de cascades bondissantes. La légende dit que l’amour d’Orphée pour Eurydice est né dans les Rhodopes dont ils sont originaires. Dans ce massif, il y a une grande rivière qui se jette dans un trou et qui réapparaît plus loin, beaucoup plus loin. C’est dans ce grand trou rempli de grondements qu’Orphée serait allé rechercher Eurydice aux Enfers. L’orphisme, c’est d’abord l’amour de la beauté. Par sa voix, ce poète mythique séduisait tous les hommes, y compris les plus sauvages, les animaux féroces, les plantes et jusqu’aux pierres. Il existe, au musée archéologique national, à Sofia, un haut-relief qui représente Orphée avec sa flûte, entouré et écouté par tous les animaux de la forêt. Les voix bulgares sont nées dans cette montagne. Les habitants des Rhodopes sont depuis toujours les plus grands chanteurs de Bulgarie. Ils se sont fait connaître juste après la guerre grâce à Philip Koutev et sa chorale. Cette initiative fut suivie de nombreuses autres et vers 1947 l’État commença à envoyer dans le monde entier les fameux chœurs bulgares. Il faut que tu écoutes cette cassette intitulée “Le mystère des voix bulgares”, si tu ne la connais pas !

 

Je la connais. Mon père avait l’habitude le dimanche matin de l’écouter.

(Silence)

Vania Detcheva. La Maritza est chantée les larmes aux yeux par chaque Bulgare ; elle était évoquée dans notre ancien hymne national. C’est un fleuve chargé de légendes. Dans l’Antiquité, on l’appelait Evros. Il traversait toute la Thrace et se jetait dans la mer Égée. Mais aujourd’hui, ce qui a été un large fleuve n’est plus qu’un ruisseau. Ce large fleuve était une voie par laquelle les Bulgares exportaient leur or. Ils commerçaient avec la Grèce, les côtes d’Asie mineure, la Perse, l’Égypte et certaines îles de la Méditerranée. Une légende raconte qu’une princesse thrace s’était fait apporter par une galère qui remontait ce fleuve une chemise de soie si fine qu’elle tenait dans une coquille de noix. C’est pour moi une légende plus belle qu’un conte pour enfants. Je ne connais guère de région au monde où le travail de l’or ait atteint une telle perfection. Si, j’en connais une, l’Amérique précolombienne ! En 1981, au cours d’un voyage à Bogota, j’ai pu admirer des trésors précolombiens au Museo del Oro. L’or n’a jamais été travaillé aussi magnifiquement qu’en Bulgarie et en Colombie.

(Silence)

Celui qui aime son pays pense qu’il est unique, qu’il est le plus beau. J’affirme cependant, même si c’est difficile à dire, que ce lieu est unique en Europe et peut-être au monde. Il y a de belles choses partout, mais cette vallée est unique par son climat, avec ces grandes rencontres et ces enveloppements d’air chaud et d’air froid.

Mon père s’est complètement donné à ces espaces. Il en oubliait de manger, il était os et peau. Enfiévré par la nature, il refusait souvent de parler. A la veille de la guerre, nous avons fait nos bagages et sommes partis pour Sofia. La séparation fut cruelle, nous quittions notre royaume thrace. Ce fut néanmoins pour mon père l’occasion de tourner la page et d’ouvrir une autre période dans sa création.

 

Pourriez-vous nous évoquer le Plovdiv de votre enfance ?

Vania Detcheva. Des archéologues affirment que c’est la plus vieille ville du monde. C’est probablement exagéré. Mais on peut affirmer que c’est au moins l’une des plus vieilles, voire la plus vieille ville d’Europe. A l’époque romaine, Plovdiv s’appelait Trimontium, la ville aux trois collines. Plovdiv est toujours édifiée sur ces trois collines de granit bleu. Les quartiers résidentiels étaient situés sur les hauteurs tandis que le bas des collines était occupé par le commerce et l’artisanat, des bazars, comme un petit Istanbul. Plovdiv est une ville du Sud, une ville méridionale, elle est très proche de la mer Égée. Les maisons sont blanches, elles communiquent entre elles par des cours intérieures où pousse une végétation colorée et odorante. De vastes balcons s’ouvrent sur des rues pavées d’énormes pierres bombées. C’est le tabac cultivé sur le massif des Rhodopes qui a fait la richesse de Plovdiv. Le tabac bulgare est parmi les meilleurs au monde. Je me souviens, enfant, du tabac Djebel : de toutes petites feuilles au parfum extraordinaire et qui se vendaient fort cher.

Une fois libérée du joug ottoman, la Bulgarie a cherché à asseoir son indépendance, tant économique que culturelle. De nombreux Bulgares qui vivaient en Europe de l’Ouest, notamment en France, en Belgique et en Suisse connaissaient la valeur du tabac. Certains d’entre eux achetèrent dans leur pays d’origine d’immenses domaines propices à la culture du tabac, c’est-à-dire sur le massif des Rhodopes. C’est ainsi que Plovdiv qui recevait toute la production des Rhodopes se mit à vivre du tabac. Il y était récolté, travaillé et mis en ballots pour l’exportation.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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