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En lisant « La nueva Israel » de Ramiro de Maeztu – 1/2

 

En header, détail d’un portrait de Ramiro de Maeztu y Whitney par Ramón Casas.

 

Il y a peu j’ai relu un livre de Ramiro de Maeztu y Whitney intitulé « España y Europa », édition Espasa- Calpe, S.A. dans l’emblématique Colección Austral, un livre aux pages jaunies dégoté chez un bouquiniste de Lisbonne, un livre imprimé en 1947 en Argentine, Buenos Aires. Il s’agit d’articles réunis par la sœur de l’auteur, María de Maeztu, et qui depuis des années attendaient d’être publiés. Ramiro de Maeztu né en 1874 avait été fusillé en 1936 par des Républicains, au début de la Guerre Civile d’Espagne.

Dans ce livre divisé en cinq parties, j’ai retenu un article inclus dans la quatrième partie, « De la guerra europea 1914-19 », soit le premier des quatre articles qui la composent, « La nueva Israel ». Je souligne que les affirmations et idées que je vais exposer n’appartiennent qu’à leur auteur.

Cet article a été écrit en 1917, alors que les troupes turques refluaient sous la poussée britannique venue du Sud et dirigée par le général Edmund Allenby appuyé par des forces françaises, italiennes, arabes, égyptiennes et indiennes. La ligne de défense turque vient d’être enfoncée, Beer-Sheva et Gaza ont été prises, la Palestine méridionale est conquise jusqu’à Hébron, les troupes ottomanes se débandent vers la Syrie tandis que l’escadre franco-britannique les pilonne et que l’aviation anglaise ne cesse de les harceler. Dans cette coalition, on compte des soldats juifs dont les Britanniques ont favorisé le recrutement considérant que « l’opinion anglaise était gagnée à la cause sioniste et à la résurrection d’Israël en tant que nation ». La cause défendue par les Alliés est celle des nationalités. Donc, si les Juifs veulent constituer une nation qu’ils le fassent et que les Juifs qui ne veulent ni revenir en Palestine ni renoncer à leur nationalité restent là où ils se trouvent ou bien aillent où bon leur semble et choisissent la nationalité qui leur convient.

 

Plaque commémorative placée en façade de l’immeuble dessiné par l’architecte Emilio Antón Hernández et construit en 1914-1915 au 13-15 calle Espalter à Madrid.

 

Cet article s’ouvre sur la lettre d’Arthur James Balfour, Foreign Secretary adressée à lord Rothschild (Lord Lionel Walter Rothschild, baron de Rothschild) et qui accompagne la déclaration Balfour (du 2 novembre 1917).

Je poursuis avec Ramiro de Maeztu. La résolution du Gouvernement anglais a soulevé beaucoup d’enthousiasme parmi les Juifs de toute nationalité, à commencer par les Juifs américains, nombreux et influents. « Aux États-Unis, le mouvement sioniste a toujours représenté les aspirations de la démocratie, en opposition aux aspirations du cosmopolitisme du socialisme extrême et de l’autocratisme des millionnaires sémites ». Je ne comprends pas vraiment ce que sous-entend Ramiro de Maeztu en la circonstance. Certes, des mouvements de gauche ont été (et restent) diversement plutôt antisionistes, comme le Bund qui n’entre pas, me semble-t-il, dans la catégorie (hautement subjective) du « socialismo extremo ». Par ailleurs, le socialisme (y compris celui classé comme « extremo » par Ramiro de Maeztu) a été l’un des principaux vecteurs non seulement de la renaissance de l’État d’Israël mais aussi de la fondation des kibboutz qui ont permis aux membres du yichouv de tenir de terrain face aux hordes arabes avant de passer à la contre-offensive et de redessiner un État constitué de trois lambeaux qui tenaient à peine les uns aux autres.

Ramiro de Maeztu poursuit : « Le sionisme s’est imposé parce qu’il suppose la meilleure des solutions vis-à-vis d’un problème qui s’est imposé pareillement aux Juifs et aux non-Juifs ». Suivent des propos qui doivent être replacés dans leur contexte. J’ai une profonde admiration pour Ramiro de Maeztu, une admiration qui procède en grande partie de ses essais d’une parfaite beauté regroupés sous le titre « Don Quijote, Don Juan y La Celestina », un écrit de 1926. Mais l’admiration et la sympathie ne doivent pas faire taire la critique, en aucun cas. Ramiro de Maeztu y Whitney, de père espagnol et de mère anglaise, eut une orientation politique qui m’a toujours intéressé ; reste sa « question juive » sur laquelle j’achoppe comme j’achoppe sur celle de Karl Marx. Cet homme massacré par « les Rouges » avec d’autres, un jour de 1936, symbolise avec Federico García Lorca, massacré par « les Blancs », l’extraordinaire complexité espagnole dans laquelle les Juifs ont eu une part essentielle et féconde.

Il écrit ce qui suit (page 125 de l’édition que j’ai devant moi, des pages jaunies qui fleurent le vieux papier), je traduis : « On pourrait dire que le problème est aussi ancien que la Dispersion ; mais en réalité, il s’agit d’un problème moderne qui s’est imposé précisément lorsque le système des juridictions spéciales a été remplacé par la doctrine moderne de l’égalité devant la loi. Alors que les Juifs étaient considérés par les lois comme une société à part, des nations se montraient plus libérales alors que d’autres l’étaient moins dans leurs relations avec les Juifs, les Juifs qui trouvaient une solution à leurs problèmes par l’émigration vers des pays plus accueillants. »

Rien à dire ; mais parvenu à un moment de son argumentation, Ramiro de Maeztu se met à dérailler et le vieux préjugé s’impose. Je résume. Les Juifs sont devenus citoyens devant la loi qui ne les différencie plus mais ils restent pour la plupart d’entre eux étrangers par l’esprit. Bref, un Juif a une double nationalité ; il est d’abord juif et subsidiairement français, ou anglais, allemand, etc., car il est tenu d’avoir une nationalité légale, une nationalité qui lui est imposée étant donné qu’il n’a pas de nationalité propre. Un Juif ne peut qu’appartenir à la nación judía. Ce point de vue particulier est celui de l’antisémite sioniste. Selon ce dernier, il faut en finir avec la diaspora et regrouper tous les Juifs dans leur pays, un pays dont Ramiro de Maeztu pressentait la naissance, avec la chute de l’Empire ottoman, avec un Yichouv qui s’affirmait, avec l’établissement en Palestine d’un projet national, « un foyer national pour le peuple juif ». Je ne puis que me réjouir du plaisir qu’éprouvait en l’occurrence Ramiro de Maeztu, grand des lettres espagnoles, mais qui partageait un préjugé inscrit dans la société de son temps. Je ne suis pas ici pour salir une mémoire mais pour délinéer une attitude sur un point précis. Je regrette que cet écrivain ne soit pas vivant. J’aurais aimé discuter avec lui, sereinement mais très fermement.

Une idée m’est venue hier, tout en marchant. Ce reproche adressé aux Juifs (en général), jugés a priori inadaptables car autres, incapables d’être vraiment français, ou anglais, ou allemand, etc., est une manière de ghettoïser les Juifs, nous sommes d’accord. Inversons la perspective : ce ne sont pas les Juifs qui se trouvent ghettoïsés mais les autres, les autres qui se ghettoïsent en regard des Juifs. Il faut inverser la perspective : les Juifs sont hors du ghetto et ce sont les non-Juifs, en l’occurrence Ramiro de Maeztu, qui s’enferment dans un ghetto mental. Élargissons le champ de vision au risque de choquer, ce qui n’est en rien mon propos : ce sont les Chrétiens et les Musulmans, porteurs de religions à prétentions universelles (le prosélytisme), qui n’ont cessé de se ghettoïser en regard des Juifs. C’est en ce sens que l’on pourrait envisager l’aphorisme de Serge Gainsbourg : « Qui promène son chien est au bout de la laisse ». Autrement dit, le vrai ghetto est à l’extérieur du ghetto. Musulmans et Chrétiens se sont ghettoïsés sans même le savoir. Dire qu’un Juif ne peut être que juif et étranger au pays où il vit et souvent depuis des générations est une attitude qui ne s’explique que par la grégarité, l’esprit d’une époque, une crampe mentale, quelque chose dont on peut guérir avec de l’exercice.

Qu’est-ce que la France ? Un nom me vient aussitôt : Rachi de Troyes ! Rachi de Troyes (רבי שלמה בן יצחק הצרפתי), figure incontournable du monde juif, auteur de commentaires sur l’ensemble de la Bible hébraïque et la majeure partie du Talmud de Babylone. Rachi de Troyes, né à Troyes vers 1040, mort à Troyes en 1105, fut vigneron. Il a laissé de très précieux témoignages sur la France septentrionale d’alors. Dans ses écrits se mêlent l’hébreu rabbinique et l’ancien français. Au fond, à bien y regarder, le Juif Rachi de Troyes pourrait bien être l’un des plus français des Français.

Ramiro de Maeztu représente à mon sens l’antisémitisme sioniste, un antisémitisme que j’ai connu de l’intérieur, dans les « beaux milieux » où l’on célébrait la geste d’Israël, l’excellence de Tsahal, les Juifs enfin chez eux, protégeant leurs frontières, tout en glissant des remarques sur ces Juifs qui hors d’Israël ne sont pas vraiment chez eux et qui ont une influence démesurée sur les sociétés, la française en l’occurrence. Cet antisémitisme « distingué » (jamais de propos ouvertement grossiers) m’a profondément préoccupé dans mon enfance et ma jeunesse. Il n’avait pas cours dans ma famille mais, à l’occasion, des invités glissaient une remarque qui me préoccupait. De fait, le phénomène antisémite n’a cessé de me préoccuper ; et lorsque je fais usage du mot « antisémite » ou « antisémitisme », je ne suppose pas nécessairement l’antisémitisme meurtrier. Des antisémites de tradition – d’héritage – ont sauvé des Juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale.

Je retrouve dans ce texte de Ramiro de Maeztu l’antisémitisme sioniste, soit un sionisme qui se structure à partir de schémas antisémites. Celui qui reconnaît qu’Israël (alors désigné par le nom de « Palestine ») est la terre des Juifs, indiscutablement, ne peut qu’avoir ma sympathie. Mais si Israël n’est célébré que pour « débarrasser » les pays de leurs communautés juives, le sionisme me devient suspect, un certain sionisme me devient suspect. Ramiro de Maeztu écrit, et une fois encore je traduis : « Aussi longtemps qu’il n’existera pas une nation juive, les autres nations seront contraintes d’accorder la citoyenneté à des hommes qui ne participent pas à la communauté de traditions et d’idéaux qui forme le contenu de la nationalité ». Étrange propos quand on sait que les Juifs ont souvent été les plus français des Français, les plus allemands des Allemands, les plus anglais des Anglais, etc.

Une fois encore, je ne règle pas des comptes et je ne renie pas le plaisir que j’ai eu et ai encore à lire Ramiro de Maeztu. L’homme a eu un parcours politique complexe. Il a élaboré le concept d’« hispanidad » que je me suis efforcé d’étudier. Ramiro de Maeztu, fils d’un propriétaire foncier (haciendero) cubain d’origine basque (Navarra) par son père, descendant d’un diplomate britannique par sa mère, ambassadeur d’Espagne en Argentine, député de la Guipúzcoa, homme véritablement cosmopolite… Mais j’y pense ! N’est-ce pas précisément ce cosmopolitisme qui, en partie au moins, lui fait adopter cette position envers les Juifs ? Son concept d’« hispanidad » (qui mériterait un long et copieux article) n’aurait-il pas été élaboré précisément par un homme à la recherche de racines et se défiant des Juifs – de l’image qu’il avait des Juifs – car s’éprouvant comme eux dans ce qu’il jugeait être des manques, des imperfections ? Son concept d’« hispanidad » ne serait-il pas son Israël ?

L’article en question se termine sur ces considérations, et une fois encore je traduis : « Quand l’État d’Israël renaîtra, le Juif qui réside dans d’autres pays pourra, s’il le veut, adopter la nationalité juive (nacionalidad judía), il sera alors un étranger résident (extranjero residente). Il pourra également accepter la nationalité du pays dans lequel il vit ; mais dans ce cas cette acceptation sera purement volontaire », une considération alambiquée me semble-t-il.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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