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En lisant “Journaux de guerre” d’Ernst Jünger – 3/4

Où j’acquiesce pleinement. Ernst Jünger écrit le 27 août 1943, après avoir pris le café chez Banine : “Le nec plus ultra des relations humaines consiste à maintenir longtemps la même distance agréablement moyenne, sans brouille, sans rapprochement, sans variation dans la qualité.” Ce nec plus ultra, je l’atteins sans effort et lorsqu’il est dérangé je m’éloigne assez volontiers.

Une remarque d’Aldous Huxley qui pourrait être d’Ernst Jünger : “Tout événement ressemble essentiellement à la nature de l’homme qui le subit.” La peur attire le danger et détruit ce qui nous protège.

La méfiance de Wilhelm Keitel envers Ernst Jünger. Wilhelm Keitel n’avait pas la classe de certains officiers de la Wehrmacht. Arrogant, ambitieux, peu intelligent et faible de caractère, c’était un “plat courtisan de Hitler”, ainsi que le définit William L. Shirer.

La charge qu’Ernst Jünger place en certains mots, comme nihiliste. Le nihiliste en chef Reinhard Heydrich. Le 16 janvier 1944, Ernst Jünger nous livre quelques indices sûrs afin de débrouiller le nihilisme de l’anarchie, en commençant par leurs rapports avec l’ordre. L’anarchiste est plus visible puisque ses rapports avec l’ordre sont ouvertement hostiles. Rien de tel avec le nihiliste, d’où la plus grande difficulté à débusquer ce dernier.

Pour le sablier contre l’horloge à rouage. Ils symbolisent des temps de nature différente.

Ernst Jünger se dit chimiste plutôt que maçon. Du duc de Saint-Simon, l’un de ses écrivains favoris, il écrit : “La cour est décrite comme une grande molécule de chimie organique.” De ce dernier et de Tocqueville, il remarque : “Ce sont ces auteurs-là qui maintiennent en nous la foi au sens qui se cache sous un mouvement qui semble se propager au hasard.”

La faune est une révélation comme la Bible en est une. C’est en cela que réside leur prodigieux pouvoir symbolique. Ernst Jünger trouve consolation dans la Bible et chez les animaux. Le darwinisme n’accroît guère notre compréhension de l’animal. Lamarck est théologiquement supérieur à Darwin dont Ernst Jünger déplore le succès : “On pouvait prévoir que la plus mécaniste des deux théories triompherait.” L’immensité de la création et son exubérance exigent non pas une vue chronologique mais synoptique, deux notions corrélatives. Il semble qu’aujourd’hui les recherches s’orientent toujours plus vers les simultanéités.

L’anarque effraye les coteries qui se pelotonnent et se livrent à voix basse à mille médisances lorsqu’il paraît. Sa stature les gêne ; elle ne peut trouver place dans l’espace confiné qui est le leur. On reprochera à l’écrivain son éclectisme, on jalousera l’immensité de son aire de jeu. L’extrême méfiance des SS à l’égard de l’auteur de “Auf den Marmorklippen” et le persiflage de tel ou tel critique m’encouragent pareillement dans l’étude de cette œuvre kaléidoscopique.

 

Intérieur de la maison d’Ernst Jünger à Wilflingen

 

J’en reviens à Jean-Paul Enthoven. Il pose une question qu’il croit pertinente : “Que faire, se dit-il, quand on est vainqueur et élégant, sinon banqueter avec les vaincus ?” Le 13 avril 1943, Ernst Jünger rapporte dans ses “Journaux” qu’un certain Adolf Saager, dans une critique de “Jardins et routes”, écrit : “L’inconscience de cet anti-rationaliste se manifeste aussi dans les réalités concrètes de la campagne militaire. Certes, il se conduit correctement, humainement même, mais sa subtilité ne l’empêche pas de se lier avec tous les Français possibles et imaginables, comme si de rien n’était.” Une fois encore, l’anarque énerve.

“Car il est des profondeurs de souffrance qui demeureront à jamais absurdes, si le fruit n’en rayonne. Et c’est là encore que réside l’immense responsabilité des survivants.” De semblables pensées ne cessent de m’accompagner. Je suis le dépositaire de…

En avril 1944, le général Hans Speidel devient chef d’état-major de Rommel qui demande à lire “L’appel”. Le 17 juillet, alors qu’il se dit prêt à agir contre Hitler, il est très gravement blessé par l’aviation alliée sur une route de Normandie. Le 20 juillet, l’attentat contre Hitler échoue. Hitler éliminé, Rommel aurait probablement été la seule personne capable de rallier l’armée, hormis la Waffen SS. Rommel n’était ni un nazi ni un opposant au nazisme et il ne se décida à agir contre Hitler que lorsque la situation militaire fut désespérée. Grand stratège, il resta en dehors de la politique, soit par respect d’une tradition, soit par manque de goût ou de capacité pour la politique. La popularité de Rommel était telle dans le peuple allemand que Hitler lui offrit un choix : il ne serait pas traduit devant le Tribunal du Peuple s’il se suicidait. On lui ferait alors des funérailles nationales et sa famille ne serait pas inquiétée.

A mesure que la guerre se rapproche, Ernst Jünger a des réflexions de plus en plus acerbes envers les maréchaux et les généraux. Le 23 mai 1944, il note : “On les choisit pour leur capacité à tenir leur langue et à exécuter les ordres, en y ajoutant le critère de sénilité.” Le 31 mai, il ajoute : “La plupart du temps, les généraux sont énergiques et bêtes, c’est-à-dire qu’ils possèdent cette intelligence active et organisée, dont dispose toute standardiste un peu supérieure à la moyenne, et à laquelle la foule rend stupidement hommage. Ou bien, s’ils sont cultivés, c’est le plus souvent aux dépens de la brutalité qui fait partie de leur métier. Aussi manquent-ils toujours de quelque chose, soit de volonté, soit d’une vision d’ensemble. L’union de l’activité et de la culture, comme elle exista chez César et Sylla, ou, dans les temps modernes, chez Scharnhorst et le Prince Eugène, est extrêmement rare. C’est pourquoi les généraux sont, le plus souvent, des manœuvres dont on se sert.” On ne saurait être plus éloquent. Pris dans ces réflexions désabusées, les portraits de ses amis ressortent : les généraux Hans Speidel (13 mai 1944) et Heinrich von Stülpnagel (31 mai 1944), êtres d’élite qu’il dessine d’un trait dont la précision évoque Hans Memling, Holbein le Jeune ou Nicholas Hilliard (9) des chefs-d’œuvre d’intimité, de respect et de tendresse.

L’amertume d’Ernst Jünger envers les maréchaux et les généraux est fondée. Le 12 novembre 1942, Carl Friedrich Goerdeler avait supplié le maréchal Günther von Kluge de prendre une part active dans l’élimination de Hitler. Le maréchal avait accepté mais, pris de peur, il écrivait quelques jours plus tard au général Ludwig Beck (10) de ne pas compter sur lui. En 1943, les conspirateurs avaient essayé à six reprises de tuer Hitler. Découragés, ils avaient fini par se détourner des maréchaux, jugés lâches et sans vision politique. Par la suite, les conspirateurs tentèrent de gagner à leur cause Friedrich Paulus (11) dont la VIe armée et ses centaines de milliers de soldats étaient condamnés. Le général Ludwig Beck adressa un message à Friedrich Paulus mais rien n’y fit. Après le désastre de Stalingrad, les conspirateurs reportèrent leurs espoirs sur Günther von Kluge et Erich von Manstein qui ne surent que réaffirmer leur fidélité au Führer.

Le goût d’Ernst Jünger pour Georg Christoph Lichtenberg, dont le meilleur reste les “Aphorismes” rassemblés par leur auteur de 1766 à 1799. Homme du XVIIIe siècle, siècle de rationalisme, Georg Christoph Lichtenberg notait ses rêves ; en cela, il peut être considéré comme un précurseur des Romantiques.

 

Le général Hans Speidel

Gerd von Rundstedt est évoqué à plusieurs reprises dans les “Journaux de guerre”, son “apathie morale” y est soulignée. Ce militaire plusieurs fois limogé puis rappelé par Hitler, tant étaient évidentes ses qualités de stratège, méprisait Hitler et le nazisme mais ne tenta jamais de s’opposer à eux. Cette tradition de neutralité totale du militaire vis-à-vis du politique avait été confirmée par le général Hans von Seeckt, fondateur de la Reichswehr après 1919. L’armée allemande s’y tenait d’autant plus que le serment que tous les membres des forces armées furent invités à prêter à Hitler avait été conçu de telle manière que toute opposition au régime nazi, comme le signale sir John Wheeler-Bennett, perdait le caractère d’une lutte contre un partenaire sans scrupule pour prendre celui d’une conspiration contre une autorité légitime et constitutionnelle. Ainsi le doute s’insinua-t-il dans les consciences (12). En outre, l’assassinat pur et simple (de Hitler) devait contrarier l’esprit chevaleresque d’Ernst Jünger et de bien des opposants. Après l’accident de Rommel et l’échec de Claus von Stauffenberg, Ernst Jünger note : “On ne guérit pas le corps en pleine crise, et on n’en guérit que l’ensemble, non un organe. Et même si l’opération avait réussi, nous aurions aujourd’hui douze furoncles pour un, avec des cours martiales dans chaque village, chaque rue, chaque maison.” Ne se consolerait-il pas à bon compte ? Si l’attentat avait réussi, des désordres s’en seraient inévitablement suivis, mais n’auraient-ils pas été dans tous les cas un moindre mal ?

L’Abwehr de l’amiral Wilhelm Canaris (13) constitua une chevalerie. La plupart de ces hommes, élite de la Reichswehr, étaient le plus souvent antinazis par formation, tradition et instinct. L’instinct entre pour une part essentielle dans l’aversion. Il ne faut cependant pas oublier que l’Abwehr collabora au moins une fois et très efficacement avec le SD pour démanteler la Rote Kapelle. Il est vrai qu’il n’y a pas incompatibilité à être à la fois anticommuniste et antinazi.

Léon Bloy exerce un puissant attrait sur Ernst Jünger par sa vision romantique et symboliste de l’Histoire : Christophe Colomb, Napoléon, Jeanne d’Arc, Louis XVII, Marie-Antoinette. Dans la Bible tout est symbole et pour Léon Bloy tout événement, tout être et toute chose signifient. Ernst Jünger sait qu’à ces temps de fer, on ne peut se contenter d’opposer l’humanisme ou, plus exactement, il sait qu’il faut travailler à un nouvel humanisme. L’auteur du “Salut par les juifs” en est un prophète et un apôtre. Léon Bloy a su maîtriser des tendances nihilistes extrêmement fortes en lui et les transmuer. De la haine à l’amour. Ernst Jünger choisit en exergue à “La Paix” un passage de “L’Éthique” de Spinoza : “La haine entièrement vaincue par l’amour se transforme en amour ; et cet amour est plus fort que si la haine ne l’avait pas précédé.”

Proposition pour un sujet d’étude : le dandysme ne préparerait-il pas le nihilisme ?

Les Lémures et leur monde d’équarrissoirs contre l’Aristocratie et la chevalerie. Les jardiniers et les botanistes sont les ennemis du Grand Forestier et des puissances démoniaques. A la fin des “Journaux de guerre”, il est question de civilisation caïnite, une civilisation de la force pure. Caïnites, les drapeaux rouges et leurs symboles, la SS et Marat, “l’un des plus grands bouchers de l’Histoire.”

Ernst Jünger aurait pu écrire un livre intitulé “La Prière” pour en dire la vertu salvatrice, cette force qui s’oppose au hasard ou, tout au moins, le rend calculable. Il aurait pu aussi écrire un livre intitulé “La Mort” : “J’ai toujours remarqué qu’à l’annonce d’une mort nouvelle, une sorte d’émotion et d’étonnement incrédule s’empare de moi, comme si le disparu avait passé un examen difficile et accompli un exploit dont je ne l’aurais jamais cru capable.” Cette émotion, cet étonnement, je les connais ; il m’arrive d’admirer les morts simplement parce qu’ils sont morts, parce qu’ils ont réussi l’examen.

Le portrait de Paul Léautaud par Ernst Jünger et celui de Paul Léautaud par José Corti (“Souvenirs désordonnés”) m’amènent une fois encore à penser que nous sommes tous multiples, aussi divers que les regards qui nous rencontrent.

Pourquoi Hitler a-t-il épargné Ernst Jünger alors que presque tous ses amis ont été exécutés après l’attentat manqué ? Pourquoi ? Hitler avait lu “Orages d’acier”, un livre qu’il admirait. Pour le Mérite devait par ailleurs lui en imposer, mais pas suffisamment pour l’empêcher de liquider le capitaine Ernst Jünger. Après tout, le maréchal Rommel n’était-il pas lui aussi titulaire de cette décoration ? Ernst Jünger n’ignorait pas qu’il était considéré par les SS comme impénétrable et hautement suspect, ce que lui avait rapporté le lieutenant Caesar von Hofacker.

Le 26 août 1943, Ernst Jünger pense-t-il à la Roumanie, au roi Charles II qui, redoutant la montée en puissance de Corneliu Codreanu, les pogroms et autres massacres, décida de s’emparer du pouvoir, prit une série de mesures radicales et traduisit la Garde de fer devant les tribunaux ? Corneliu Codreanu condamné à neuf ans de prison fut abattu en 1938, au cours d’une “tentative d’évasion”. La chevalerie contre les Lémures. Ernst Jünger espérait-il un Charles II allemand ?

A deux reprises (31 décembre 1943 et 8 mai 1944), Ernst Jünger compare l’Angleterre à un “croupier de jeux” qui ne tirera que profits de l’affaiblissement réciproque de l’Allemagne et de l’URSS. Il s’étonne même que les Anglais puissent débarquer : “Ne sont-ils pas comme un croupier de roulette, qui tire des vicissitudes de la guerre à l’Est ses profits assurés ? Pour quelle raison mettraient-ils brusquement fin à une situation aussi favorable ?” Son étonnement est-il vraiment sincère ? Cet homme pénétrant à la culture encyclopédique n’ignore pas qu’il est plutôt rare qu’un pays gagne en puissance par l’attentisme, par un attentisme indéfini. Ne chercherait-il pas plutôt à se cacher les qualités d’un vieux peuple invaincu qui avait su montrer à un plébéien surexcité (Hitler) de quel bois se chauffaient une démocratie impériale et une royauté millénaire ? L’Anglais ne vocifère pas, il est tenace, terriblement tenace. L’Allemagne, il la mettra à genoux, il la fera se tordre dans le phosphore et les bombes incendiaires, il enfoncera la Forteresse Europe avec l’aide de son Empire et de ses anciennes colonies, l’Amérique en tête. Je rejoins Albert Cohen lorsqu’il affirme dans “Churchill d’Angleterre”, publié en février 1943, que Churchill sut montrer aux Anglais l’âme de l’Angleterre et ainsi les rendre invincibles. Hitler et les nazis, quant à eux, ne surent qu’éloigner les Allemands de leur âme, cette âme allemande que symbolisait le cercle de Kreisau. On est bien loin du croupier de roulette !

Hans Jürgen Syberberg, auteur de “Hitler, ein Film aus Deutschland” (un film de plus de sept heures en quatre parties interdit en RFA) a lui aussi été traité de nazi. N’opposait-il pourtant pas les valeurs aristocratiques à la démagogie du national-socialisme ? “Hitler ne peut être vaincu que par Richard Wagner”, concluait le cinéaste.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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