Skip to content

En lisant Franz Kafka – 8/8

 

Séquence 1 – L’intérêt de Franz Kafka pour les arts du spectacle se traduit de diverses manières dans ses écrits – et je mettrai un peu à part son intérêt pour le théâtre yiddish (voir son amitié avec Yitzchak Löwy) qui nous engagerait dans de singulières profondeurs. Cet intérêt pour les arts du spectacle pourrait en partie s’expliquer par l’aisance avec laquelle il les prolonge dans l’espace de l’écriture qui alors semble être plus que jamais en contact avec l’espace du rêve.

A propos de rêve, il y a une formidable parenté d’ambiance entre nombre de passages du « Journal », des « Huit cahiers in-octavo » ou des « Cahiers divers et feuilles volantes » (la liste n’est pas exhaustive) et « La boutique obscure » (soit cent vingt-quatre rêves) de Georges Perec. Franz Kafka et Georges Perec ont mis en évidence la logique de la nuit, ce que le rêve a de mécanique dans ses scénarios. Ils le mettent autrement mieux en évidence que ne l’ont fait les Surréalistes chez lesquels il y a toujours quelque chose de convenu, comme s’ils voulaient forcer le rêve. Le Surréalisme vieillit mal, il prend la poussière, contrairement à Franz Kafka ou Georges Perec.

L’univers – l’ambiance – des écrits de Franz Kafka est celui du rêve sans l’être vraiment. Je pourrais en revenir aux glissements de plans, mais… Une idée m’est venue ce matin, au réveil. On pourrait envisager Franz Kafka ni franchement du côté du rêve ni franchement du côté de la réalité – de l’éveil – mais arpentant le no man’s land qui sépare ces deux espaces, deux espaces qui contrôlent pareillement ce mince espace qui les sépare.

 

 

Franz Kafka n’avait pas le talent de dessinateur du poète Gerald M. Hopkins, dessinateur au sens académique du mot, avec jeux d’ombre et de lumière, ce modelé qui donne le volume. Les quelques dessins où il s’est essayé à ce genre sont maladroits et plats, comme ce portrait au crayon de sa mère qui figure au tout début de la petite monographie de Klaus Wagenbach publiée aux Éditions du Seuil dans la collection « Écrivains de toujours ». Mais lorsqu’il trace des signes, de purs signes, on est pris par leur éloquence, comme par l’éloquence d’un idéogramme, d’une lettre de l’alphabet hébreu, du cunéiforme (pensons à ces tablettes d’argile de la Mésopotamie gravées à l’aide d’un calame), d’un logotype, d’une pièce mécanique, de la silhouette d’une marionnette indonésienne ou d’un théâtre d’ombre ; et je pourrais poursuivre cette liste.

L’art du spectacle permet à Franz Kafka de multiplier les observations ; il stimule son écriture, l’écriture qui se fait plus dessin que jamais, avec les propositions toujours changeantes des jeux d’expression que soulignent des éclairages étudiés. Il écrit donc ou il dessine, ce qui revient au même. Il grossit un trait et finit par circonscrire une caricature. Les acrobates et tout genre se font signes, idéogrammes. Et d’un coup j’imagine Franz Kafka observant un funambule qui s’efforce de garder l’équilibre à l’aide de sa perche-balancier. Je l’imagine au Vietnam, observant ces silhouettes très graphiques. Je suis certain qu’il aurait aimé ce pays où l’œil est si fortement sollicité avec toutes ces finesses graphiques, à commencer par ces très nombreuses silhouettes qui portent une palanche en bambou, le đòn gánh avec ses deux suspensions auxquelles sont attachés deux paniers ; et ces silhouettes se terminent par un cône très évasé, l’emblématique chapeau, le non là. Franz Kafka aurait été subjugué par ce pays. Il aurait rempli des carnets de notes, tant écrites que dessinées, prises dans une célébration du signe.

 

Séquence 2 – Les écritures alphabétiques, syllabaires, logographiques, la parfaite pertinence de chacun de leurs signes. Franz Kafka était probablement fasciné par l’écriture en tant qu’écriture, soit des alignements de signes organisés horizontalement ou verticalement. Cette fascination opère d’autant mieux lorsque le signe est indéchiffrable, privé de son et de sens. Le signe se tient alors dans la nudité de sa beauté ; c’est le signe pur. Je la connais cette fascination devant une écriture que je ne puis déchiffrer.

Une simple carte postale avec verso manuscrit produit en moi un début de fascination, idem avec une page imprimée que je puis déchiffrer sans peine et avec toutes ces écritures que je ne puis déchiffrer : tablettes d’argile saturées d’écriture cunéiforme, rouleaux couverts d’un alphasyllabaire guèze, comme celui que j’ai accroché au-dessus de mon bureau, hiéroglyphes bien sûr, la très étrange écriture ogham (de l’irlandais primitif) que j’ai découverte à la National Library of Ireland (Dublin), sans oublier l’hébreu dont les caractères suggèrent une grande ancienneté toujours active et les colonnes d’idéogrammes dans une rue d’Extrême-Orient ou qui accompagnent un paysage peint.

 Une tablette cunéiforme

 

Franz Kafka était fasciné par l’écriture en tant que signe, ses dessins en témoignent. Il ne s’agit pas de dessins au sens académique que peut suggérer le mot, avec délicats modelés, pensons aux dessins de Pierre-Paul Prud’hon (pierre noire, craie blanche et estompe sur papier bleu) ou aux lignes légères d’Ingres (mine de plomb) qu’admirait tant Picasso. Rien de tel chez Franz Kafka, mais un sens du signe que pourrait en partie expliquer sa fascination pour l’écriture en tant que graphisme, que signes conduits par la main et qui se forment au contact de la pointe d’une plume sur du papier.

 

Séquence 3 – Des très intéressantes remarques sur Franz Kafka dessinateur dans le livre de Joachim Unseld : « Franz Kafka. Une vie d’écrivain » (« Franz Kafka. Ein Schriftstellerleben »). 1907 est l’année au cours de laquelle Franz Kafka se sent le moins écrivain. C’est l’année d’un choix professionnel au cours de laquelle il accepte un poste aux Assicurazioni Generali. Il ne dispose que de très peu de temps libre, avec un travail qui le déprime. Selon certains indices, il se sent alors moins écrivain que dessinateur. Dans une lettre à Felice Bauer datée de février 1913, il écrit : « Mon dessin te plaît-il ? Tu sais, dans le temps j’étais un grand dessinateur, seulement j’ai fait mon apprentissage chez une mauvaise artiste peintre qui m’a enseigné un dessin académique et m’a gâché tout mon talent. Tu te rends compte ! » Et plus loin : « À l’époque, il y a de cela des années, ces dessins m’ont donné plus de contentement que n’importe quoi. » Ces dessins évoquent pour la plupart des xylographies (ou des linographies), une technique fort prisée par des artistes de l’Expressionnisme – et les dessins de Franz Kafka (beaucoup ont été détruits) ont un air expressionniste prononcé. Jacqueline Sudaka-Bénazéraf l’a montré mieux que personne. Une part très importante de ses travaux se rapporte à Franz Kafka dessinateur.

A en croire Max Brod, Franz Kafka était indifférent voire hostile à son activité de dessinateur et il aurait détruit un grand nombre de ses dessins. Max Brod se mit à faire de la publicité pour son ami dessinateur dans les milieux artistiques. Le peintre Fritz Feigl, ancien camarade de classe de Franz Kafka, nota dans ses souvenirs que lors d’une rencontre du groupe des « Huit », Die Acht, de jeunes artistes réunis autour de Max Horb, Willy Nowak et Fritz Feigl, Max Brod présenta son ami comme « un très grand artiste » et il leur montra quelques dessins de Franz Kafka. Fritz Feigl nota une ressemblance avec les premiers dessins de Paul Klee et d’Alfred Kubin, des dessins à caractère expressionniste. Par la suite, son activité d’écrivain prendra franchement le dessus. Mais avant la fin de l’année 1907, on ne peut pas encore dire si Franz Kafka a définitivement choisi la littérature. Il ne s’y consacrera pleinement qu’au cours de l’été 1908 après avoir trouvé un travail moins pénible, avec plus de temps libre, à l’Office d’assurances contre les accidents du travail du Royaume de Bohême.

 Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*