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En lisant Franz Kafka – 3/8

 

Séquence 1 – « Kafka a peut-être voulu détruire son œuvre, parce qu’elle lui semblait condamnée à accroître le malentendu universel. Quand on observe le désordre dans lequel nous est livrée cette œuvre, ce qu’on nous en fait connaître, ce qu’on en dissimule, la lumière partiale qu’on jette sur tel ou tel fragment, l’éparpillement de textes eux-mêmes déjà inachevés et qu’on divise toujours plus, qu’on réduit en poussière, comme s’il s’agissait de reliques dont la vertu serait indivisible, quand on voit cette œuvre plutôt silencieuse envahie par le bavardage des commentaires, ces livres impubliables devenus la matière de publications infinies, cette création intemporelle changée en une glose de l’histoire, on en vient à se demander si Kafka lui-même avait prévu un pareil désastre dans un pareil triomphe. Son désir a peut-être été de disparaître, discrètement, comme une énigme qui veut échapper au regard. Mais cette discrétion l’a livré au public, ce secret l’a rendu glorieux. Maintenant l’énigme s’étale partout, elle est le grand jour, elle est sa propre mise en scène. Que faire ?

Kafka n’a voulu être qu’un écrivain, le Journal intime nous le montre, mais le Journal achève de nous faire voir en Kafka plus qu’un écrivain ; il donne le pas à celui qui a vécu sur celui qui a écrit : c’est lui que nous cherchons dans son œuvre. Cette œuvre forme les restes épars d’une existence qu’elle nous aide à comprendre, témoin sans prix d’un destin d’exception qui, sans elle, fût resté invisible. Peut-être est-ce l’étrangeté de livres comme Le Procès ou Le Château de nous renvoyer sans cesse à une vérité extra-littéraire, alors que nous commençons à trahir cette vérité dès qu’elle nous attire hors de la littérature avec laquelle elle ne peut pourtant pas se confondre », écrit Maurice Blanchot dans « De Kafka à Kafka ».

 

Une vue de Prague

 

Maurice Blanchot souligne parfaitement l’ambiguïté radicale dans laquelle nous ne pouvons que nous trouver dans nos rapports avec Franz Kafka, une ambiguïté qui épuise tout en donnant de l’énergie – l’énergie du désespoir ? –, l’énergie et l’épuisement que donnent le paradoxe, la contradiction, les situations en porte-à-faux.    

 

Séquence 2 – Dans la nuit, je fis ce rêve :

Je voyage en autocar dans un paysage de collines qui toutes ont la même forme, des collines comme sorties d’un même moule, produites en série. Pas de végétation hormis une herbe jaunie qui recouvre tout et, me semble-t-il, légèrement humide, la rosée du matin probablement. Un passager me signale que nous sommes en Chine. Les fenêtres de l’autocar semblent être composées de deux parties, une fixe et une mobile – des fenêtres à guillotine probablement. Au pied des collines, ici et là, de loin en loin, des usines très compactes, de l’industrie lourde, métallurgie, sidérurgie, pétrochimie. L’autocar s’arrête et un officier SS Totenkopf monte. Il est à la recherche d’un individu et ne cesse de répéter son nom d’une voix forte mais calme tout en vérifiant les papiers d’identité des uns et des autres. C’est un nom à consonance ashkénaze mais qui pourrait ne pas l’être. Arrivé devant moi (j’occupe une place sur la rangée la plus à l’arrière), il me demande si je connais l’homme qui porte ce nom et dont il ne connait pas le visage. Je lui signale que l’individu recherché (assis à côté de moi sous une fausse identité) est parti à la plage car son plus grand plaisir est de construire des châteaux de sable. L’officier me remercie en me laissant entendre que si je le dis ce ne peut être que vrai. Je me suis réveillé accablé d’avoir la confiance d’un officier SS.

Mais oublions ce rêve, kafkaïen à sa manière. Dans la soirée qui a précédé ce rêve, j’ai repris une lecture faite il y a plus de vingt ans, la « Correspondance 1902-1924 » de Franz Kafka chez NRF Gallimard. Je l’ai ouverte au hasard et suis tombé sur une lettre à Felix Weltsch envoyée de Zürau à la mi-novembre 1917. Elle commence par une histoire de souris, pas une fiction, une vraie histoire qu’il décrit avec son habituelle précision, une nuit d’insomnie et une angoisse provoquée par des souris dans sa chambre, très nombreuses, un tapage. Il faut lire cette lettre. Quelques pages plus loin, dans une lettre à Max Brod envoyée de Zürau, début décembre 1917, il redit son angoisse des souris, se demande quelle en est la cause (une affaire de psychanalyste dit-il) et en conclut que leur petite taille entre pour beaucoup dans cette angoisse : « L’idée par exemple qu’il y aurait un animal ayant exactement l’apparence d’un porc, donc en soi un animal amusant, mais qui serait aussi petit qu’un rat et sortirait en reniflant disons d’un trou du plancher – cette idée est épouvantable ». Et il rapproche son angoisse des souris de celle de la vermine.

Le matin, au petit-déjeuner, une sorte de petite stalactite sombre sur le plafond blanc de la chambre d’à côté attire mon attention. Elle tombe entre deux moulures. Je m’en approche, lui trouve quelque chose de répugnant, d’autant plus que je ne parviens pas à en déceler l’origine. Mon dégoût ne cesse de grandir et je sais que le seul moyen de le calmer est précisément de déceler l’origine de la chose. Après réflexion, je pressens les termites. J’entre une description sur Google ; elle confirme mes soupçons. La matinée s’est passée en appels. Le propriétaire du dessus, absent, a pris rendez-vous avec une entreprise spécialisée. Les termites aiment Lisbonne, une ville humide.

 

Séquence 3 – Je me suis souvent interrogé sur la signification de « La colonie pénitentiaire » (In der Strafkolonie), cette nouvelle écrite en octobre 1914, je me suis interrogé mais sans acharnement car je n’ai jamais envisagé Franz Kafka comme un écrivain à message et j’ai toujours fui l’interprétation car elle donne sans tarder dans la surinterprétation et ses prétentions, très nombreuses. On bavarde beaucoup au sujet de Franz Kafka. Franz Kafka est un silence, je le respecte et d’abord parce qu’il me convient. Mais au fait, ne bavarderais-je pas moi aussi ?

Les travaux de Jacqueline Sudaka-Bénazéraf relatifs à Franz Kafka écrivain visuel me conduisent à Franz Kafka écrivain physique, le plus physique des écrivains, avec cette attention hallucinée à son corps. Hier soir une interprétation m’a frôlé pour s’éloigner aussitôt : « La colonie pénitentiaire » ne pourrait-elle pas être envisagée suivant cette proposition : Franz Kafka écrivain physique, soit un écrivain utilisant à sa manière son propre corps comme support et outil ainsi que le feront à leur manière les artistes du Body Art ? Cet écrit n’annoncerait-il pas la Performance (au sens anglais du mot) des années 1960/1970 ?

Parmi les artistes ayant produit des Performances avec leur seul corps envisagé comme support et outil, deux femmes. Je pourrais citer bien d’autres noms, mais ces artistes m’émeuvent particulièrement, comme m’émeut Franz Kafka. Ces femmes : Marina Abramović (née en 1946) et Gina Pane (1939-1990). Je ne vais pas entrer dans les détails de leurs œuvres mais j’y décèle une proximité avec Franz Kafka de « La colonie pénitentiaire » ou d’« Un artiste de la faim », des Performances de l’extrême.

 (à suivre)

Olivier Ypsilantis

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