Skip to content

En lisant Franz Kafka – 1/8

 

J’ai découvert les travaux de Jacqueline Sudaka-Bénazéraf il y a peu. C’est à ma connaissance la recherche la plus poussée et de loin (tout au moins en français) sur la force du regard – de l’œil, l’œil optique – chez Franz Kafka, un écrivain visuel, une intuition que j’ai esquissée dans une série de textes écrits librement, sans aucune volonté systématique, paresseusement, en recueillant simplement des impressions de lecture, du « Journal » et de la correspondance plus particulièrement.

La découverte des travaux de Jacqueline Sudaka-Bénazéraf (je n’en suis qu’au premier pas) me permet non seulement d’approfondir l’étude mais de vivre avec un plaisir redoublé la lecture de Franz Kafka, à commencer par ces nombreux passages du « Journal » qui sont autant de dessins ou de gravures dont la précision donne un léger vertige, ce léger vertige que donnent les gravures fourmillant de détails de Jacques Callot ou de Charles Meryon.

La précision confère volontiers un vertige particulier, le vertige de la saveur – pourquoi ? La précision est une saveur. La saveur est dans le détail, en architecture par exemple. C’est aussi pourquoi les biographies issues de la tradition britannique ont de la saveur. On n’intellectualise pas à tout-va (comme on le fait trop souvent avec Franz Kafka, entre psychanalyse, théologie et j’en passe), mais on enquête avec une rigueur de détective.

 

 

Il faut cesser de faire flotter Franz Kafka au-dessus de la mêlée, dans les nuées. Jacqueline Sudaka-Bénazéraf a compris que Franz Kafka doit d’abord être envisagé comme un écrivain visuel, un écrivain extraordinairement singulier, certes, mais profondément inscrit dans son époque, dans ce qui était alors la modernité, une tradition (voir notamment Baudelaire) mais aussi une donnée précise : le quotidien, son quotidien tout simplement, un quotidien dont il ne cessait de prendre note les yeux grands ouverts. La saveur c’est aussi la somme iconographique de Klaus Wagenbach qui met Franz Kafka en situation, qui le montre les deux pieds sur terre, le pavé de Prague par exemple. C’est aussi pourquoi la correspondance de Franz Kafka a une telle saveur, elle est riche en précisions, souvent très terre-à-terre, relatives à son quotidien, des précisions qui dans son regard prennent une structure, une texture et une coloration singulières, uniques. La saveur, la saveur des précisions, c’est aussi Franz Kafka replacé dans des lieux à des époques de sa vie, dans le tissu de ses relations, un réseau très dense, avec ses amis, des femmes, sa famille, y compris le deuxième cercle, des oncles par exemple, etc. Franz Kafka était un immense attentif, et c’est par notre attention à son attention (aux moindres détails) que nous accédons à la saveur, une saveur singulière, unique, et que nous éprouvons sa proximité.

Certains passages des écrits de Franz Kafka, à commencer par le « Journal » et autres écrits considérés comme « mineurs » (où la correspondance occupe une très large place), m’ont procuré une sensation proche de celle que provoquent certaines drogues ou cette perte de conscience qu’entraîne parfois la vue du sang ou une prise de sang. On glisse alors comme dans un rêve et au réveil on pense pendant une seconde, peut-être moins ou peut-être plus, avoir disparu pendant un temps indéterminé – des siècles ? – et revenir dans un monde qui ne doit plus vraiment être celui que nous avons quitté. Et ces sensations me sont données par des traductions, certes excellentes, mais des traductions. Ces sensations seraient probablement décuplées si je lisais couramment la langue dans laquelle écrivait Franz Kafka, soit l’allemand. A quoi tiennent-elles ? Cette question ouvre de nombreuses perspectives, comme dans un parc avec des allées en étoile. J’en vois deux particulièrement nettes, mais il y en a d’autres. L’une que j’exposerai dans la deuxième partie de cet article, avec ces glissements/superpositions de plans (entre les niveaux de sens, sens propre/sens figuré, par exemple), comme dans cette note du 15 novembre 1910 : « Je ne laisserai pas la fatigue s’emparer de moi. Je sauterai en plein dans ma nouvelle, et dussé-je en sautant me couper le visage ». L’autre est celle qui revient dans tous ses écrits et qui apparaît dans certains passages du « Journal », une perspective qui happe – qui aspire – avec ces rapports d’étrangeté à l’égard de son propre corps dont il semble s’éloigner lorsqu’il ne l’habite pas par effraction – en squatter. J’y pense : « Franz Kafka, squatter de son corps » pourrait être le titre d’un prochain article.

Franz Kafka écrivain visuel, ainsi que le souligne Jacqueline Sudaka-Bénarézaf, est aussi et tout simplement un écrivain physique, avec son corps comme levier de son écriture. Ci-joint quelques passages du « Journal » qui suscitent en moi (comme) une narcose, le mot n’est pas forcé :

Le 21 février 1911 : « L’espace d’un instant, je me suis senti revêtu d’une cuirasse » et, le même jour : « Comme les muscles de mes bras, par exemple, me paraissent éloignés. »

Le 2 novembre 1911 : « Ce matin, pour la première fois depuis longtemps, j’ai pris plaisir à imaginer un couteau qui se retournait dans mon cœur. »

Le 16 novembre 1911 : « Cet après-midi avant de m’endormir – mais je n’ai pas dormi du tout –, j’ai eu le buste d’une femme de cire couché sur moi. Son visage était rejeté en arrière au-dessus du mien, son avant-bras gauche me comprimait la poitrine » et, le même jour (écrit alors qu’il préparait ses examens de juriste) : « D’un vieux carnet de notes : “Ce soir, après avoir passé la journée à étudier depuis six heures du matin, je remarquais que, depuis quelques instants, ma main gauche embrassait les doigts de ma main droite, par pitié”. »

Le 3 décembre 1911 : « J’ai senti sur mon corps avant de m’endormir le poids de mes poings au bout de mes bras légers. »

Le 29 mars 1912 : « Le plaisir que me procure la salle de bains. Connaissance progressive. Les après-midis passés en compagnie de mes cheveux ». (Ce passage m’a fait franchement sourire).

Le 4 mai 1913 : « Sans cesse l’image d’un large couteau de charcutier qui, me prenant de côté, entre promptement en moi avec une régularité mécanique et détache de très minces tranches qui s’envolent en s’enroulant presque sur elles-mêmes tant le travail est rapide. »

Le 4 juillet 1916 : « Qu’est-ce que tu es ? Misérable, voilà ce que je suis. J’ai deux planchettes vissées sur les temps. »

 

 

Dans son livre publié chez Peeters-Vrin et intitulé « Franz Kafka, aspects d’une poétique du regard » (1) Jacqueline Sudaka-Benazéraf écrit : « L’œuvre de Kafka se situe dans la continuité du “passant” baudelairien anticipant le “flâneur” de Walter Benjamin. Elle évolue à partir de 1916 vers le personnage du “Juif errant” (“Le chasseur Gracchus”) livré à l’incompréhension des hommes. Le théâtre d’Oklahoma de “L’Amérique” éclaire d’une lumière nouvelle le statut de l’artiste. L’impersonnalité du narrateur et le coefficient d’étrangeté qui fait du personnage un intrus cèdent la place à l’activité du regard. Son “jeu” dans “La Métamorphose” ouvre un espace de mouvement qui a moins pour fonction de signifier une histoire que de l’instaurer par les moyens de l’expression mimique. Les cahiers des années 1916-1922 révèlent le processus de “fabrication” de ses écrits, désormais fragmentaires, hésitant entre linéarité, montage, collage. Le rêve impose les lois de son fonctionnement à de courts récits, les libérant de la narrativité. L’écrivain se définit comme un “bâtisseur” (“La Muraille de Chine”) qui dans la besogne quotidienne de l’inscription scripturaire s’interroge sur l’écriture autant que sur sa raison d’être et ses limites. Les lettres-signes sont les matériaux qui construisent des puzzles de textes, déplacent les frontières de la littérature, définissent une nouvelle “cartographie” de l’écriture. »

La thèse de doctorat de Jacqueline Sudaka-Bénazéraf se décompose ainsi : Introduction. Chapitre premier : Deux plaidoyers pour une réhabilitation. Chapitre II : Entre signe et dessin. Chapitre III : Scènes de vie. Chapitre IV : La condition de l’artiste. Chapitre V : Dessins satiriques : jeux d’esprit sans parole. Chapitre VI : En regard des récits. Chapitre VII : Dessins allégoriques de la condition de l’écrivain. Chapitre VIII : L’amateur d’art. Chapitre IX : Le spectateur de cinématographe. Chapitre X : Le passant. Conclusion. Bibliographie.

Dans l’introduction à sa thèse, l’auteure commence par nous mettre en garde afin que nous évitions deux écueils (qui sont aussi des fosses) si nous voulons nous rapprocher de Franz Kafka. Il nous faut éviter avec une même détermination : l’interprétation psychanalytique et l’interprétation théologique. Il me semble à ce propos, et toujours concernant Franz Kafka, que la littérature qui donne dans l’interprétation psychanalytique est autrement plus volumineuse que l’autre – à vérifier toutefois, car cette dernière est également fort bavarde.

Franz Kafka le visuel. J’ai très jeune éprouvé cet aspect (central) de Franz Kafka qui provoque en moi comme des hallucinations auxquelles se mêle ce bien-être qu’on peut éprouver en s’arrêtant sur une harmonie de tonalités, comme un vieux rose et un gris délavé dans un palais de Venise. Il y a quelques années, j’ai répertorié méthodiquement dans son « Journal » tous les passages éminemment visuels, passages qui se multiplient dans les « Notes de voyage », à Paris notamment. Le « Journal » contient des remarques relatives au son, peu nombreuses mais elles aussi hallucinées. A ce propos, et d’après certains témoignages, Franz Kafka écoutait rarement de la musique.

Jacqueline Sudaka-Bénazéraf m’a confié que ce sont les « Conversations avec Kafka » de Gustav Janouch qui ont avivé son intérêt pour Franz Kafka le visuel. A ce propos, presque personne n’a vraiment étudié Franz Kafka le dessinateur ; et ceux qui l’ont fait ne se sont guère attardés, en partie probablement par manque de documents.

Les quelques dessins de Franz Kafka que j’ai pu voir reproduits sont pourtant stupéfiants, au point que je ne sais plus si c’est le dessin qui prolonge l’écriture ou l’écriture qui prolonge le dessin. Autre particularité, l’écriture de Franz Kafka est d’une singulière beauté, et d’abord l’écriture au sens strict, soit le graphisme de ses lettres, de ses syllabes, de ses mots, de ses lignes, de ses mises en pages. En observant son écriture j’éprouve un plaisir proche de celui que j’éprouve devant des colonnes d’idéogrammes (que je suis par ailleurs bien incapable de déchiffrer) ou des silhouettes de passants relevées par Albert Marquet. Franz Kafka avait à coup sûr un plaisir bien physique à écrire, soit à tracer des signes de la pointe d’un stylo à plume (mais au fait, avec quoi écrivait-il ?) sur du papier. J’ai été stupéfié par la similitude d’ambiance entre le roman du Tchèque Jiří Fried, « Hobby », un chef-d’œuvre peu connu, et l’univers kafkaïen au point que je n’aurais été nullement surpris si son auteur avait été l’auteur de « La Métamorphose ».

Gustav Janouch rapporte dans ses « Conversations avec Kafka » que son ami avait insisté sur l’importance du visuel chez lui. Jacqueline Sudaka-Bénazéraf a donc centré ses recherches sur cet aspect de Franz Kafka, alertée en quelque sorte par Gustav Janouch. Max Brod écrit dans sa biographie de Franz Kafka (publiée en 1937, « Franz Kafka, eine Biographie », traduite en français en 1945 sous le titre « Franz Kafka, souvenirs et documents ») : « Personne n’a jugé utile jusqu’à nos jours de se pencher sur le double talent de Kafka, d’étudier les parallèles qui existent entre sa vision de narrateur et celle de dessinateur. C’est un fait curieux car il est impossible d’ignorer ce parallélisme ».

Dans la préface à sa thèse, Jacqueline Sudaka-Bénazéraf écrit : « Au moment d’aborder à notre tour l’activité visuelle et graphique de Franz Kafka, nous ne trouvons, en regard du nombre considérable d’études sur son œuvre, que l’ouvrage de Wolfgang Rothe, « Kafka in der Kunst » (1969), qui évoque l’intérêt de Franz Kafka pour les arts et fait une analyse thématique de quatre de ses dessins sans en tirer de conséquences sur son œuvre littéraire. » Hormis quelques allusions, personne en effet ne semble s’être intéressé à cet aspect central de l’univers de Franz Kafka, un aspect qui, en toute modestie, m’a d’emblée sauté aux yeux si vous me permettez l’expression.

Jacqueline Sudaka-Bénazéraf a donc interrogé ce manque de questionnement au sujet de Franz Kafka le visuel, le dessinateur, un Franz Kafka trop souvent mis à toutes les sauces, volontiers placé à des hauteurs – ou à des profondeurs – qui le coupent du monde et, surtout, le mutilent.

Je le redis, j’ai d’emblée éprouvé Franz Kafka comme un visuel, essentiellement par son « Journal ». Ses annotations visuelles m’ont donné le vertige et à chaque lecture ce vertige me reprend avec une même intensité, ce qui est singulier car ce vertige ne vient qu’avec la poésie : un vers, un quatrain. C’est alors un plaisir total, psychique autant que physique où la distinction intérieur/extérieur – moi/le monde – se voit abolie. Ce plaisir total pourrait être traduit par le mot anglais climax, un mot d’une très grande amplitude et densité, difficilement traduisible dans le cas qui nous occupe. Je n’ose parler d’orgasme encore que… J’ai récemment éprouvé ce plaisir en lisant l’intégralité des « Sonetos » de la poétesse portugaise Florbela Espanca, avec certains vers qui semblaient bondir de la page, s’enrouler autour de moi et sans crier garde.

Le mot « regard » ouvre à une meilleure approche de l’œuvre de Franz Kafka que le mot « méditation » nous dit Jacqueline Sudaka-Bénazéref, il « ouvre un champ de force inhérent au sens de ce terme polysémique : l’impatience visuelle à capter le monde et à explorer la diversité des figures, des formes et leurs combinaisons infinies, le désir de voir et d’être vu, d’être un “œil vivant” dont l’exigence dépasse le visible pour le transformer en vision, de s’approprier les moyens modernes de l’optique pour renouveler l’expression de la perception. En outre, réhabiliter le regard c’est reconnaître que l’écriture, terme non moins polysémique que le précédent, s’exerce autant comme un processus créateur qu’un tracé graphique à la surface de la page, aux prises avec la plume, le mouvement de la main qui trace ». Je pourrais en revenir au roman de Jiří Fried, « Hobby », une lecture que j’ai faite adolescent et qui est restée dans ma mémoire avec toutes ses précisions, un roman qui m’a offert ce vertige très particulier que m’ont offert et m’offrent les écrits de Franz Kafka, à commencer par son « Journal », sa correspondance (probablement une bonne moitié de son œuvre en volume) ou ses écrits de quelques pages comme « Le pont » ou « La chevauchée du seau » dont j’ai devant moi un exemplaire, l’édition de GLM 1939, traduction de Henri Parisot. Sous les initiales GLM se cache un merveilleux typographe et éditeur mais aussi un poète et traducteur, Guy Lévis Mano né à Salonique en 1904 et dont un musée, une fondation et une association perpétuent la mémoire.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*