Skip to content

En lisant António de Figueiredo sur les années Salazar

 

C’est un livre dont je conseille la lecture aux lusophones et aux anglophones. Son titre : « Portugal : Cinquenta Anos de Ditadura », « Portugal: Fifty Years of Dictatorship » ; l’auteur : António de Figueiredo (1929-2006), un nom quelque peu oublié. En faisant des recherches, j’ai appris que pour une génération de Portugais il fut un nom mythique du journalisme portugais, un homme qui dans l’exil s’opposa à l’Estado Novo. J’y reviendrai. Représentant du général Humberto Delgado, « o general sem medo », à Londres, à partir de 1959, il avait travaillé à la section portugaise de BBC et pour The Guardian, avec de nombreux articles par ailleurs dispersés dans la presse britannique. Ces articles restent dispersés et on peut espérer qu’un chercheur s’emploiera à les rassembler en un livre. En 1961, à Londres, il publiait son premier livre, « Portugal and its Empire: the Truth ». En 1975, Penguin Books publiait « Portugal: Fifty Years of Dictatorship », soit le livre que je vais présenter (j’en ai lu l’édition portugaise qui n’est pas l’originale), « Portugal : Cinquenta Anos de Ditadura », publié en 1976, un livre qui s’articule suivant dix chapitres.

 

António de Figueiredo (1929-2006)

 

Ci-joint, l’article nécrologique que lui consacre le numéro du Guardian du 12 décembre 2006. Et n’ai malheureusement pu trouver la moindre photographie de ce journaliste sur Internet, surprenant) :

https://www.theguardian.com/media/2006/dec/12/obituaries.guardianobituaries

L’édition que j’ai devant moi est celle de Publicações Dom Quixote, Lisboa, 1976. « Portugal : Cinquenta Anos de Ditadura » est le septième titre de la Colecção Participar. Parmi les six titres précédents : « A Ditadura Militar (1926-1933) », soit cette période qui va du coup d’État qui porte Óscar Carmona à la présidence de la République à la fondation de l’Estado Novo. Autre titre dans ladite collection : « O General Sousa Dias e as Revoltas contra a Ditadura (1926-1931) », un livre auquel a participé le général Adalberto Gastão de Sousa Dias (1865-1934) en personne, l’une des plus hautes figures militaires du Portugal démocratique. Ci-joint, une présentation de ce général par le major-general Augusto José Monteiro Valente :

https://www.revistamilitar.pt/artigo/3

En couverture de « Portugal : Cinquenta Anos de Ditadura », une carte qui était soumise à l’appréciation des élèves du temps de l’Estado Novo, avec ce slogan : « Le Portugal n’est pas un petit pays » (Portugal não é um País pequeno) avec, superposées sur une carte de l’Europe, les possessions portugaises dans le monde, la superficie de l’Angola et celle du Mozambique représentant les « gros morceaux ».

António de Figueiredo est un autodidacte, et il insiste sur ce point dans son introduction portugaise au livre en question. Son travail peut être critiqué d’un point de vue idéologique (par les défenseurs de Salazar, par exemple) mais en aucun cas pour son manque de sérieux. Ce livre n’a pas été écrit à la manière d’un pamphlet, dans une fièvre inspirée, mais au cours de près de vingt-cinq années d’études et à un rythme soutenu. A Londres, l’auteur s’est constitué une vaste bibliothèque de livres, opuscules et autres documents relatifs au Portugal, à l’Angola, au Mozambique, à la Guinée-Bissau, au Cap Vert, à São Tomé e Príncipe, à Goa, à Macao, au Brésil et d’autres pays du Sud de l’Afrique. Nombre de ces documents sont devenus quasi-introuvables, notamment en portugais. Cette étude a de plus été nourrie par de nombreuses lectures en anglais (dont l’auteur nous donne une sélection, page 329 à page 331). Dans cette bibliographie en langue anglaise, de nombreux livres du romancier Eça de Queiroz traduit en anglais, des livres qui lui permirent d’appréhender l’ambiance dans le Portugal de son temps, comme il l’aurait fait avec Zola pour la France. Ajoutons enfin, entre autres documents consultés, le Portuguese and Colonial Bulletin (publié entre 1961 et 1974), avec informations sur le Portugal, les guerres coloniales ainsi que des articles de Portugais réfugiés à Londres, et le service de reproduction de coupures de journaux, Facts and Reports, publié à Amsterdam par l’Angola Comité.

« Portugal : Cinquenta Anos de Ditadura » est présenté par l’anthropologue américain Marvin Harris qui insiste sur les qualités d’historien de cet autodidacte mais aussi sur ses qualités littéraires, stylistiques, et cette liberté de ton, rare, dont l’humour n’est pas absent.

Ce livre fait appel à des techniques de synthèse et de mises en perspective qui dépassent le simple compte-rendu chronologique des événements ; il engage des disciplines telles que l’histoire, l’économie, la sociologie, la politique, la psychologie. Salazar est inscrit dans la spécificité portugaise de son temps. L’auteur évoque les années d’enfance et de jeunesse de celui qui allait devenir le chef de l’Estado Novo, un régime appelé à vivre plus de quarante ans (1933-1974), non seulement au Portugal mais dans l’Empire portugais, le dernier empire colonial et qui disparaîtra avec le régime.

Dans l’introduction à « Portugal : Cinquenta Anos de Ditadura », rédigée à Londres en mars 1976, António de Figueiredo se présente sobrement. Il est né en 1929. Trois de ses grands-parents sont analphabètes. Côté paternel, des paysans des environs de Santa Comba Dão dans la province de Beira Alta, là où précisément naquit et grandit Salazar, un détail important pour cet historien qui va enquêter dans une région qu’il connaît intimement. Ainsi a-t-il interrogé sur place de nombreuses personnes qui se souvenaient de Salazar, certains même avec des souvenirs de l’école primaire. Comme Salazar, le père de l’auteur s’éleva socialement en commençant son instruction au séminaire catholique de Viseu mais, comme Salazar, sans être ordonné prêtre pour autant. Ce père se maria avec une femme de la petite bourgeoisie commerçante de Figueira da Foz où naquit António de Figueiredo qui perdit ses parents alors qu’il était enfant.

 

 

António de Figueiredo se souvient de membres de sa famille et de voisins analphabètes qu’il aidait à rédiger des lettres et qui se pressaient au-dessus de son épaule comme s’ils voulaient vérifier qu’il écrivait bien ce qui lui était dicté. Et il a ces mots émouvants (je traduis) : « Lire et écrire des lettres pour des analphabètes me fit comprendre que la pauvreté se manifeste de bien des manières cruelles, au-delà de la faim occasionnelle. J’appris comment les analphabètes se dirigeaient à l’aide de signes et de couleurs et que ce manque les affligeait comme s’il s’agissait d’une forme de cécité ».

La valeur intrinsèque de ce livre se voit rehaussée auprès du lecteur qui a étudié la vie de l’auteur, ses origines, son parcours. António de Figueiredo décrit la condition des paysans portugais, ceux de l’Alentejo notamment, journaliers pour la plupart et petits propriétaires qui s’efforcent de survivre en exploitant un lopin d’une terre souvent pauvre. Cet historien autodidacte n’est pas guidé par une idéologie ; il observe, il étudie, il prend note et se livre à un vaste travail de synthèse. Il met l’accent sur l’aspect économique du régime de Salazar et en suivant des périodes définies, car un régime qui a duré plus de quarante ans ne peut être considéré d’un bloc (même remarque pour le régime de Franco). Outre sa valeur intrinsèque, ce livre est porté par une épaisseur humaine et existentielle qui le démarque de la plupart des livres écrits par des universitaires ou des livres strictement idéologiques qui passent presque toujours très mal l’épreuve du temps, la plus implacable des épreuves.

António de Figueiredo note que l’analphabétisme fait partie d’un système de vie. Ainsi était-il le seul chez ses ancêtres paysans (côté paternel) à souffrir de l’absence d’électricité : « La majorité des personnes qui travaillaient du lever au coucher du soleil n’éprouvaient pas la nécessité de l’électricité dont l’installation et la consommation leur étaient une charge insupportable ». Ce livre pose le problème de la terre, d’autant plus que sa publication (tant anglaise que portugaise) s’est faite en pleine réforme agraire (Reforma Agrária), un processus qui va du 25 avril 1974 au 30 juin 1976 et qui touche le Sud du pays, plus précisément l’Alentejo et le Ribatejo. Ce sont des régions au relief ouvert, avec moyennes et grandes propriétés qui emploient nombre de journaliers (jornaleiros), contrairement au Nord du pays (dont les Beiras) où les petits propriétaires constituent l’essentiel du monde paysan. Par ses origines familiales, l’auteur connaît tout particulièrement cette région où le concept de propriété est vif – comme il l’est en Galicia, cette province du Nord-Ouest de l’Espagne et qui semble prolonger le Portugal. Pour ces paysans, la propriété signifie la survivance, tout simplement ; elle est l’équivalent du diplôme pour l’ingénieur, de l’outil et de la compétence technique pour l’ouvrier (operário). Par ailleurs, en observant la vie dans ces campagnes portugaises, António de Figueiredo comprend que cette analphabétisation ou semi-analphabétisation, plus généralement cette ignorance, ne sont pas le simple fait de la négligence mais une manière de protéger l’ordre établi. Cette prise de conscience sur le terrain va inciter cet autodidacte à l’étude, à l’auto-instrução. Certes, nous dit-il, l’autodidactisme a des désavantages, il a aussi des avantages dont celui de préserver une grande liberté de pensée (de penser), loin des influences de classe que l’on subit dans les lycées et les universités. De fait, j’ai trouvé un caractère particulier à ce livre, une liberté de ton mais aussi une souplesse dans le mouvement ; et j’ai compris en lisant l’introduction, introduction que j’ai lue après afin d’éviter toute interférence, que la particularité de cette étude avait à voir avec la vie de son auteur, sa vie d’autodidacte.

Arrivé au Mozambique à dix-sept ans, António de Figueiredo retrouve des parents. Il ne tarde pas à comprendre que les indigènes, les Noirs, sont l’équivalent local de ses ancêtres paternels. Fort de ce constat, il s’inscrit à dix-neuf ans au Movimento de Unidade Democrática Juvenil. Dépourvu de tout diplôme et de toute compétence particulière, il devient rapporteur économique dans une banque anglaise à Lourenço Marques, aujourd’hui Maputo, capitale du Mozambique. Son salaire lui permet de commencer à acheter des livres afin d’entreprendre une vaste enquête qu’il poursuivra à Londres, dans l’exil. Par ailleurs, il multiplie les contacts qui lui permettent de mieux pénétrer la structure d’un ordre social et économique opprimant. Il comprend que s’il n’y a pas d’apartheid officiel dans les possessions portugaises d’Afrique, comme il y en a en Afrique du Sud ou en Rhodésie où il a voyagé, le racisme qui y sévit est le produit de conditions économiques et sociales particulières et qu’il peut fort bien se passer d’une idéologie institutionnalisée et d’une législation discriminatoire. La petite minorité urbaine qui représente l’embryon d’une culture afro-portugaise n’est pas le fait d’une union légitime entre Portugais et Africains, mais le produit inévitable de plusieurs siècles de contact, le produit des hasards de la colonisation.

Tandis que la décolonisation britannique et française et la lutte pour les droits civiques aux États-Unis vont bon train, que les effets indirects de la rivalité idéologique entre l’Est et l’Ouest se font sentir, le cadre bien défini des relations entre Noirs (os Petros) et Blancs (os Brancos) commence à craquer, le colonialisme portugais semble de plus en plus anachronique et archaïque. L’Estado Novo, principalement en ce qui concerne sa politique coloniale, apparaît comme une bizarrerie, une incongruité.

Ce vaste travail de réflexion conduit l’auteur à soutenir en 1958 la candidature du général Humberto Delgado (auquel je consacrerai un article) et à œuvrer en étroite collaboration avec le Dr. António de Almeida Santos au Mozambique. Début 1959, il est détenu par la P.I.D.E. qui l’envoie au Portugal où il tombe malade, est hospitalisé et finit après bien des péripéties (qu’il ne détaille pas) à se rendre à Londres avec l’idée de partir pour le Brésil et d’y retrouver le général Humberto Delgado dont il était devenu un collaborateur. Mais il décide de rester à Londres tout en maintenant d’étroits contacts avec ce général et d’autres figures de l’opposition portugaise en exil.

António de Figueiredo revient sur la condition des paysans au Portugal, alors que le régime de l’Estado Novo vient de tomber – nous sommes au milieu des années 1970. Il prend note du rapport déséquilibré entre la ville et la campagne, entre la bourgeoisie (ceux des villes) et les paysans, le désavantage incessant que subissent ces derniers dans toutes les transactions (produits, services). Par ailleurs, le monde paysan est un réservoir de soldats pour les guerres coloniales. C’est également l’exode rural vers les pays étrangers qui envoie l’essentiel des précieuses devises au pays et participe à son développement interne mais aussi sur la scène internationale. António de Figueiredo insiste, la paysannerie (portugaise en l’occurrence) doit être décolonisée.

Il dit craindre la critique portugaise suite à la traduction de « Portugal: Fifty Years of Dictatorship ». Il signale que son livre a été écrit en des temps où le cas portugais, le « mystère » portugais, n’était expliqué que partiellement, dans des ouvrages qui lorsqu’ils étudiaient l’histoire négligeaient l’économie, qui lorsqu’ils étaient bien informés du Portugal n’avaient qu’une vision limitée de l’influence des Províncias Ultramarinas (pour reprendre la désignation du régime, ce qui lui évitait d’employer le mot colónias) sur la politique et la culture de la métropole.

António de Figueiredo déclare ne pas s’adresser aux personnes cultivées mais à ceux qui ne savent pas. Il signale néanmoins, car il tient à défendre son ardeur au travail, et il a raison, que les petits livres de divulgation (le sien a tout de même plus de trois cents pages d’un format qui n’est pas de poche) exigent plus de temps et sont plus difficiles à élaborer. De fait, il s’agit d’un vaste travail de synthèse qui fait se croiser diverses disciplines et, ainsi, ouvre des axes de réflexion aussi amples que profonds. Certes, sa lecture doit être accompagnée d’autres lectures ; mais il est à ma connaissance très pertinent, je n’ose dire incontournable.

Olivier Ypsilantis

1 thought on “En lisant António de Figueiredo sur les années Salazar”

  1. Très intéessant. Il faudra que je lise ce livre.

    Le lieutenant colonel Delgado était un franc-maçon du genre Mendès-F rance, qui aurait démis Salazar de ses fonctions s’il avit été élu président. Raison pour laquelle Salazar l’a fait supprimer. Salazar était un hoimme prudent. Les francs-maçons ont attendu patiremment la mort de Salazar, puis ils sont revenus grâce à Mario Soarès.

    A propos de Soarès est-ce que vous pourriez m’expliquer vpourquoi ce derneir, quand il était un jeune avocat très flemmard mais opposant au régime, a été protégé discrètement par la famille Mello de CUF, qui lui donnait quelques mandats alors que le jeune homme était en déportation (assez confortable ) à Madère ou quelque part dans un coin perdu de l’empire portugais. Soarès n’a jamais été vraiment traité durement par la dictature.

    Une chose que je trouve déplaisante chez Mario Soarès c’est qu’il a fait à Francisco Sa Carneiro exactement la même chose que Salazar à Delgado. Evidemment si Sa Carneiro avait gagné, c’était toute l’ancienne classe dirigeante du temps de Salazar qui revenait au pouvoir. Et la carrière de Soarès aurait été finie. C’est comme quand Chirac a fait tuer Robert Boulin, qui devait devener premier-ministre de Giscard, ce qui lui aurait barré la route.

    Connaissiez-vous cette anecdote sur Salzaar ? Son père était un très modeste gérant de domaines pour un grand propriétaire, le marquis untel (j’ai oublié le nom) . Salazar était un beau garçon très intelligent et il avait fait des études brillantes à Coïmbra. Il était amoureux de la fille du marquis, qui l’aimait aussi. Les deux jeunes gens souhaitaient se marier. Le père à mis le holà en disant : ”Ma fille, vous n’épouserez pas ce pauvre étudiant qui n’a aucun avenir”. Salazar ne s’en est jamais remis, ne s’est jamais marié et on parlait de lui comme le président vierge. Quoique d’après ce qu’on a appris par la suite, il n’était pas aussi chaste que ça. Quel étrange personnage. C’est le seul homme public que le peuple portugais a respecté vraiment et continue à respecter.

    Il y a plus de 20 ans que je ne suis plus allé au Portugal. A l’époque où j’y allais souvent, j’avais le sentiment très fort que ce pays se fourvoyait complètement en voyant son avenir dans l’Union Européenne. C’est un pays essentiellement maritime, tourné entièrement vers l’ Océan et vers l’Afrique.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*