Skip to content

En compagnie de Richard Rorty – 2/3

“It would be best, in short, if we could get along without prophecy and claims to knowledge of the forces which determinate history – if generous could sustain itself without such reassurances. Some days perhaps we shall have a new text to give to our children – one which sustains from prediction yet still expresses the same yearning for fraternity as does the New Testament, and is as filled with sharp-eyed descriptions of our most recent forms of inhumanity to each other as the Manifesto. But in the meantime we should be grateful for two texts which have helped make us better – have helped us overcome, to some degree, our brutish selfishness and our cultivated sadism.” Richard Rorty

 

Les opinions exprimées ci-dessous n’engagent que leur auteur, Richard Rorty. Je ne fais que les rapporter scrupuleusement.

 

En lisant « Failed Prophecies, Glorious Hope », un texte de 1998 de Richard Rorty. Le Nouveau Testament et le « Manifeste du parti communiste » de Marx et Engels et leurs prédictions, « both sets of predictions have, so far, been ludicrous flops », et pourtant ! En dépit de leurs échecs, les propositions chrétiennes et marxistes peuvent encore nous inspirer et nous encourager. Ces deux documents par ailleurs très différents sont l’expression d’une même espérance, soit celle de traiter les besoins de tout être humain avec le respect que nous mettons à traiter les besoins de ceux qui nous sont les plus proches, de ceux que nous aimons.

De fait, ces deux écrits dont les prédictions ne se sont pas réalisées n’ont rien perdu de leur force, au contraire. A présent, et avec l’augmentation de la population, ces écrits ont inspiré un nombre croissant de femmes et d’hommes qui ont risqué leur vie et leur fortune dans l’espoir d’épargner des souffrances inutiles aux générations futures. Aujourd’hui, il y a autant de martyrs chrétiens que de martyrs socialistes.

Des millions d’individus lisent le Nouveau Testament sans se demander si le Christ reviendra. De même, des millions d’individus lisent le « Manifeste du parti communiste » en espérant une authentique justice sociale sans passer par la révolution telle que Karl Marx l’a prédite.

Nous devrions élever nos enfants de manière à ce qu’ils en viennent à considérer comme intolérable qu’une personne assise derrière un bureau et travaille entre un clavier et un écran gagne dix fois plus (voire cent ou mille fois plus) qu’une personne qui nettoie les toilettes de cette personne. Les inégalités ne sont pas le fait de la Volonté de Dieu ou le prix (inévitable) à payer pour parvenir à l’efficacité économique. Les enfants – nos enfants – doivent apprendre à méditer le message du Christ et celui de Marx et Engels qui ont fait remarquer que le capitalisme et le marché libre rendent difficile l’émergence d’une fraternité.

La valeur du Nouveau Testament et du « Manifeste du parti communiste » reste intacte en dépit de tous les maux commis en leur nom. Il nous faut nous méfier de ceux qui prétendent connaître les desseins de Dieu ou de l’Histoire. Toutefois, nous ne devons pas repousser la charge d’espoir que contiennent ces écrits. « There is a difference between knowledge and hope » ; et Richard Rorty ajoute : « Hope often takes the form of false prediction, as it did in both documents. But hope for social justice is nevertheless the only basis for a worthwhile human life. »

Le Nouveau Testament et le « Manifeste du parti communiste » inspirent encore des hypocrites et des gangsters – voir la Christian Coalition aux États-Unis ou le Sandero Luminoso au Pérou. Pour résumer, lorsque nous lisons ces deux documents nous devons commencer par écarter les prophètes qui se présentent comme des interprètes autorisés et les envisager comme des « inspirational documents » plutôt que comme des comptes rendus précis de l’histoire ou de la destinée humaines. Les termes « christianity » et « socialism » doivent être envisagés dans ce sens et non comme « a claim of knowledge ». « Christianity » and « Socialism » sont porteurs d’une même force et œuvrent dans une même direction ; mais le socialisme est plus moderne et plus précis.

« Christian Socialism » est un pléonasme. L’utilisation de la doctrine chrétienne dans la lutte contre l’esclavage met en œuvre le meilleur du christianisme – Christianity at its best. L’utilisation de la doctrine marxiste pour élever la conscience des travailleurs (pour leur montrer combien on les trompe) met en œuvre le meilleur du marxisme – Marxism at its best. Lorsque le christianisme et le marxisme se sont unis (coalesced) comme ils l’ont fait dans le mouvement Social Gospel, dans la théologie de Paul Tillich et de Walter Rauschenbush ainsi que dans les plus socialistes des encycliques papales, ils ont permis à la lutte en faveur de la justice sociale de transcender les controverses entre théistes et athéistes.

Le mouvement syndicaliste (trade unions) est la marque la plus haute des vertus chrétiennes. Bien que nombre de syndicats soient corrompus ou sclérosés, leur stature morale s’élève au-dessus des chapelles, des corporations, des gouvernements, etc., car les fondateurs des syndicats ont tout risqué pour un meilleur avenir. Le « Manifeste du parti communiste » a inspiré la plupart des fondateurs des grands syndicats des temps modernes. En s’inspirant de cet écrit, ils ont su organiser des grèves suivies par des millions d’individus contre des conditions de travail dégradantes et des salaires de misère. Le « Manifeste du parti communiste » a conduit les travailleurs à comprendre qu’au lieu de s’élever avec les progrès de l’industrie, ils risquaient de s’enfoncer toujours plus dans la misère en tant que travailleurs. Ce danger a été évité, au moins aux États-Unis et en Europe, grâce au courage de travailleurs qui avaient lu ce document, l’un des trésors de notre héritage intellectuel et spirituel. En conséquence, les travailleurs ont demandé leur part de pouvoir politique. S’ils avaient compté sur l’éventuelle charité chrétienne de leurs supérieurs, leurs enfants seraient toujours illettrés et mal nourris.

Les Évangiles et le « Manifeste du parti communiste » sont à l’origine d’un même courage et d’une même force d’inspiration ; mais il est préférable de faire lire à la jeunesse le « Manifeste du parti communiste » car les Évangiles sont moralement et en partie affaiblis par leur invitation à séparer notre relation personnelle à Dieu et notre salut de notre coopération pour un monde meilleur. Nombre de passages des Évangiles invitent les malheureux à accepter leurs malheurs parce que le Paradis leur est promis et parce que leurs fautes leur seront pardonnées s’ils ont accepté le Christ. Les Évangiles sont imprégnés d’esprit philosophique grec, à savoir que la contemplation de vérités universelles est présentée comme l’idéal de vie. Cette conviction se base sur la croyance selon laquelle les conditions sociales ne changeront guère, qu’il y aura toujours des pauvres – et même des esclaves. Une telle conviction conduit les auteurs du Nouveau Testament à détourner leur regard de ce monde dans l’espoir d’un monde meilleur dans l’au-delà. La seule utopie que les auteurs du Nouveau Testament imaginent et proposent est un autre monde (hors de ce monde) ensemble.

Nous les Modernes sommes supérieurs aux Anciens (tant païens que chrétiens) par notre capacité à concevoir une utopie ici, sur terre. Le XVIIIème et le XIXème siècles ont témoigné d’un changement massif de nos espoirs, un changement opéré de l’éternité vers le futur, des hypothèses sur la manière de gagner la faveur de Dieu à la manière d’envisager le bonheur des générations à venir. Cette idée selon laquelle la condition humaine à venir peut être différente de la condition humaine passée, et sans faire appel à des forces non humaines, cette idée est clairement exposée dans le « Manifeste du parti communiste ».

Certes, il serait bon de pouvoir proposer à nos enfants un document libéré de ces défauts du Nouveau Testament et du « Manifeste du parti communiste ». Il serait bon de disposer d’un texte à caractère réformateur, d’un texte dépourvu de ce caractère apocalyptique que véhiculent ces deux écrits, un texte qui ne proclame pas que tout doit être nouveau (autrement dit que l’ancien doit être annihilé), un texte qui ne proclame pas que la justice ne peut être atteinte que par la destruction radicale de toutes les conditions sociales antérieures.

“It would be well to have a document which spelled out the details of a this-worldly utopia without assuring us that this utopia will emerge full-blown, and quickly, as soon as some single decisive change has occurred – as soon as private property is abolished, or as soon as we have all taken Jesus into our hearts.”

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*