Skip to content

En compagnie de Richard Rorty – 1/3

“In what follows, I shall be arguing that it helps understand the pragmatists to think of them as saying that the distinction between the past and the future can substitute for all the old philosophical distinctions – the ones which Derrideans call “the binary oppositions of Western metaphysics”. The most important of these oppositions is that between reality and appearance. Others include the distinctions between the unconditioned and the conditioned, the absolute and the relative, and the properly moral as opposed to the merely prudent.” Richard Rorty

Fin août, début septembre 2023, j’ai repris la lecture de Richard Rorty, un homme stimulant que j’ai toujours plaisir à lire et qui me requinque. J’ai notamment relu certaines parties de « Philosophy and Social Hope ». J’apprécie la douce ironie qui émane à l’occasion de ces pages, une distanciation prise par l’auteur qui est non pas poussé par un quelconque sentiment de supériorité mais qui s’efforce plus simplement d’établir une sorte de distanciation qui lui permettra de mieux ajuster son regard par simple recul.

Le pragmatisme est volontiers considéré comme une philosophie spécifiquement américaine et comme manquant de profondeur (shallow philosophy) mais qui à l’occasion est portée aux nues – on ne peut qu’être pragmatique car s’opposer à une telle philosophie revient à s’opposer à la democratic way of life, au mode de vie américain en l’occurrence. Ces appréciations ne sont pas justifiées et d’abord parce que la philosophie et la politique ne sont pas fortement arrimées l’une à l’autre. Des individus qui partagent les mêmes opinions politiques peuvent avoir des divergences philosophiques et des philosophes d’une même école peuvent avoir des opinions politiques diamétralement opposées. C’est ainsi et il est vain de vouloir lier à tout prix philosophie et politique. Au nom des bonnes causes, des gens de gauche en particulier espèrent établir une perspective philosophique qui ne puisse être empruntée par la droite. Mais ce que ces gens semblent ne pas voir, c’est qu’une philosophie est un instrument qui peut être utilisé par un grand nombre de groupes très différents.

Richard Rorty (1931-2007)

 

Pour en revenir au pragmatisme, l’opinion que l’on en a doit être indépendante de toute considération politique. Ce point étant posé, John Dewey (que Richard Rorty présente comme son « principal philosophical hero ») ne fait pas fausse route lorsqu’il dit du pragmatisme qu’il est « the philosophy of democracy » dans la mesure où pour lui le pragmatisme et les États-Unis sont des expressions qui tendent vers un monde de pensée ouvert et harmonieux. Ce pays et ses penseurs les plus distingués nous suggèrent que nous pouvons en politique remplacer l’espoir (hope) par cette sorte de savoir vers laquelle les philosophes se sont efforcés.

Le pragmatisme ne peut aider à enjamber de vieilles oppositions, « the binary oppositions of Western metaphysics », la plus importante d’entre elles étant l’opposition réalité/apparence (reality/appearance).

Le titre d’un article, « Hope in Place of Knowledge » laisse entendre que Platon et Aristote ont eu tort de penser que la plus haute qualité de l’homme est sa capacité à connaître la véritable nature des choses. Le pragmatisme nous aide à enjamber cette distinction ou, plus exactement, nous aide à nous en passer. La plus haute qualité de l’homme est ailleurs ; elle est dans sa capacité à collaborer avec les autres en vue d’améliorer le futur. Pensons à John Dewey et à William James, à leurs conseils en vue de se débarrasser des vieux dualismes, un projet qui peut s’avérer central tant pour nos vies intellectuelles que politiques.

William James et John Dewey, des philosophes pragmatiques qui ont pris leur pays au sérieux, et ce sont les seuls parmi les classical pragmatists (pour les distinguer des neopragmatists), l’un et l’autre influencés par Ralph Waldo Emerson, son sens de l’histoire et en particulier son essai « The American Scholar », un essai qu’Oliver Wendell Holmes a qualifié de « our National Declaration of Intellectual Independence ». William James et John Dewey se sont lancés dans l’action politique, plus particulièrement dans la lutte anti-impérialiste, afin de préserver leur pays d’une vieille tendance européenne. Ainsi, sous leurs plumes, les mots « America » et « democracy » devinrent des quasi-synonymes. John Dewey ou la philosophie envisagée comme un instrument de changement plutôt que de conservation. Il s’agit pour lui de faire cesser ce dualisme qui hante la philosophie occidentale depuis les Grecs ; d’où cette affirmation, à savoir que la philosophie est une « metaphysic of the relation of man and his experience in nature ». Cette tradition dualiste en philosophie doit être corrigée d’autant plus que l’origine de la philosophie, et toujours selon John Dewey, est une tentative de réconcilier « the two kinds of mental product », de réconcilier prêtres, poètes et artisans. Ce type de réconciliation se développe lorsque les mythes et les traditions d’une société donnée tombent en désuétude et doivent être défendus par une sorte de raisonnement dont les artisans font usage afin d’expliquer pourquoi les choses doivent être faites de telle manière et non de telle autre.

John Dewey remarque que la philosophie a été une tentative de conférer au passé le prestige de l’éternel. La philosophie classique en Europe, fait-il remarquer, s’est avant tout employée à faire de la métaphysique « a substitute for custom as the source and guarantor of higher moral and social value ». Ce disant, John Dewey veut attirer notre attention sur le fait que le futur est toujours à venir – qu’il est inatteignable et que l’on ne fera jamais que tendre vers lui. Ainsi désigne-t-il la philosophie comme un instrument de changement plutôt que de conservation.

Lorsque John Dewey dit que la démocratie est « metaphysic of the relation of man and his experience in nature », il laisse entendre que les bases d’une société non féodale devraient être le fait de penser la réalité et la connaissance d’une manière non dualiste. Cette manière de penser mettrait pour la première fois les intellectuels au service de la classe des travailleurs (productive class) plutôt qu’au service de la classe des oisifs (leisure class). Le pragmatisme menacerait la théorie et aiderait la pratique, la pratique qui ne serait plus envisagée comme une dégradation de la théorie.

John Dewey et Karl Marx ont un air de famille dans la mesure où l’un et l’autre ont été influencés par Karl Marx mais aussi parce que l’un et l’autre ont refusé toute la partie non historiciste chez Hegel – en particulier son idéalisme. John Dewey et Karl Marx ont retenu de Hegel les éléments pouvant aisément être raccordés à Darwin. John Dewey envisage Darwin et Hegel comme deux aspects d’un même mouvement de pensée anti-dualiste, « blurring the line between spirit and matter, emphasized continuity over disjunction, and production of the novel over contemplation of the eternal. »

Jürgen Habermas a déclaré que Marx, Kierkegaard et le pragmatisme américain étaient des réponses fécondes à Hegel et que le pragmatisme était « the social democratic branch of Young Hegelianism ». Toutefois, l’influence de Karl Marx et John Dewey pour un futur meilleur s’est traduite d’une manière différente. La réponse de Karl Marx est plus massive et plus arrêtée (le présent comme étape entre le féodalisme et le communisme) tandis que John Dewey se contente de dire que le présent est une étape vers quelque chose qui (avec de la chance) devrait être incroyablement meilleur. John Dewey est arrivé à la conclusion que Marx avait succombé au mauvais côté de Hegel, soit le côté grec. Il écrit : « Marxism is ‘dated’, in the matter of its claims to the peculiarly scientific. For just as necessity and search for a single all-comprehensive law was typical of the intellectual atmosphere of the forties of the last century, so probability and pluralism are the characteristics of the present state of science. »

Mon attirance pour John Dewey (que je ne connais que superficiellement) tient en partie à ses rapports avec Ralph Waldo Emerson, un philosophe qui ne cesse de me requinquer et que je lis lorsque le monde me semble perdre de son éclat et de son relief.

Richard Rorty nous propose une interprétation de la doctrine pragmatique la plus connue : the pragmatist theory of truth, une doctrine qui s’insère dans un programme destiné à s’écarter de la philosophie dualiste grecque et kantienne (entre structure permanente et contenu transitoire) par la distinction entre le passé et le futur.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*