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En compagnie de Georges Perec – 2/5

Georges Perec et l’entreprise autobiographique. « Le projet d’écrire mon histoire s’est formé presque en même temps que mon projet d’écrire », confie-t-il tout en déclarant : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance », ce qui n’est pas vraiment vrai. De fait, ses souvenirs – ses histoires – ont été cisaillés par l’Histoire ; la disparition de sa mère à Auschwitz, la mort de son père au cours de la campagne de France et sous l’uniforme français.

Georges Perec a des souvenirs d’enfance et probablement autant que j’en ai ; mais contrairement aux miens, ses souvenirs sont comme coupés d’eux-mêmes car leur généalogie (les parents et les grands-parents) a été cisaillée, ce qui n’est pas mon cas.

Selon tous les témoignages, Georges Perec répondait de bonne grâce à celles et ceux qui l’interrogeaient, il parlait volontiers mais en restant très discret sur lui-même.

Lorsque je pense à l’enfance de Georges Perec, le nom Villard-de-Lans me vient d’emblée. Mais sa vie n’est rapportée que dans une constante fragmentation, dans des réagencements qui définissent des espaces nouveaux et des perspectives inédites toujours susceptibles de modifications.

Georges Perec est né en 1932. Après la guerre, il est élevé par sa tante, une sœur de son père, Esther, et son mari, David Bienenfeld. Ils ont deux filles, Bianca (déjà mariée) et Ela. Il demeure alors rue de l’Assomption (au n° 18), dans le XVIe arrondissement, l’une des rues de Georges Perec avec la rue Vilin (la rue de sa mère qu’il s’approprie par l’écriture) et la rue Linné (au n° 13). Avant d’être publié et reconnu, Georges Perec a essuyé plusieurs refus d’éditeurs. A vingt-neuf ans, il obtient le prix Renaudot 1965 pour « Les Choses ».

Tout ce qu’il écrit est lié à l’entreprise biographique, une entreprise toujours prise dans des jeux de miroirs (volontiers brisés), des jeux de reflets dispersés et mouvants, comme ceux que met l’eau sur les façades de Venise. L’entreprise autobiographique pérecquienne n’a pas la belle linéarité de nombreuses autobiographies avec découpage de vies en séquences. Dans chacun de ses livres, y compris dans ceux qui semblent les moins autobiographiques, Georges Perec insère discrètement des éléments biographiques. Par exemple, dans « Les Choses » il est question de la rue de Quatrefages (l’une des rues de l’auteur) et de Sfax en Tunisie (il y a séjourné). Georges Perec, une autobiographie en dispersion volontaire et construite comme dans une peinture cubiste où l’objet semble être vu simultanément de plusieurs points de vue. Il y a chez Georges Perec un dynamisme de la dispersion, dispersion portée par un flux qui lui donne cohésion. Lorsque je lis Georges Perec j’ai souvent l’impression – une impression très marquée et sans cesse renouvelée – qu’il assemble et disperse dans un même geste, comme s’il n’assemblait que pour mieux disperser et qu’il ne dispersait que pour mieux assembler – des puzzles.

L’œuvre de Georges Perec, un atelier autobiographique, l’air de rien, un chassé-croisé avec lui-même par lequel il se propose des parcours toujours renouvelés, parfois acrobatiques comme dans « La Boutique obscure », un recueil de cent vingt-quatre rêves relevés entre mai 1968 et août 1972 ; des rêves dont la tonalité – ou la structure – évoque Franz Kafka, ses romans mais aussi de simples notation relevées dans son Journal, Franz Kafka mais aussi des compositions de Maurits Cornelis Escher avec leurs espaces qui se rabattent sur eux-mêmes et ne désignent aucune sortie hors d’eux-mêmes.

« Je me souviens », autre exercice autobiographique mais comme hors de l’autobiographie étant entendu que : « Ces “Je me souviens” ne sont pas exactement des souvenirs, et surtout pas des souvenirs personnels, mais des petits morceaux de quotidien, des choses que, telle ou telle année, tous les gens d’un même âge ont vues, ont vécues, ont partagées, et qui ensuite ont disparu, ont été oubliées ». Cet exercice qui lui a été inspiré par Joe Brainard ainsi qu’il le précise au début de son exercice : « Le titre, la forme et, dans une certaine mesure, l’esprit de ces textes s’inspirent des I remember de Joe Brainard ». C’est un exercice d’une extraordinaire simplicité, simplicité technique pourrait-on dire, mais qui ouvre des perspectives qui se multiplient à mesure que l’on interroge sa mémoire, aidé par cette douce litanie : Je me souviens. Je me suis livré à cet exercice qui pourrait constituer un livre à part. Je l’ai également décliné de bien des manières sur ce blog (soixante-seize fois, voir à Categories et « Je me souviens ») et j’ai d’autres « Je me souviens » en projet. C’est un bel exercice d’attention qui comme dans les rêves retient ceci plutôt que cela sans que l’on sache vraiment pourquoi ; il s’agit volontiers de quelque chose « d’inessentiel, de tout à fait banal, miraculeusement arraché à son insignifiance. » Et ce quelque chose provoque le temps d’un soupir « une impalpable petite nostalgie ». Cet exercice fait jubiler la mémoire. Il est pour Georges Perec un moyen d’affirmer son identité, il est aussi une invitation à partager ; car ses souvenirs touchent les nôtres en plusieurs points, points de tangence ou d’intersection. Il nous invite à poursuivre le jeu, à participer au jeu, car si tout est d’une manière ou d’une autre autobiographique chez Georges Perec, tout est également jeu d’une manière ou d’une autre. Par chaque « Je me souviens », l’auteur précise son autoportrait par petites touches, il le précise par dispersion, il se précise dans une dispersion.

L’entreprise autobiographique suit plusieurs structures et plusieurs procédures. C’est un espace d’incessantes expérimentations formelles. Nous venons d’évoquer « Je me souviens » ; il y a aussi « J’aime / Je n’aime pas », une technique également utilisée par Roland Barthes. Et pensons à ces textes qui composent « L’infra-ordinaire » comme « Tentative d’inventaire des aliments solides et liquides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze » ou « De la difficulté qu’il y a à imaginer une Cité idéale » dans « Penser/Classer », un texte dans lequel on peut lire : « Je n’aimerais pas vivre en Amérique mais parfois si » ou « Je n’aimerais pas vivre à la belle étoile mais parfois si », une série dans laquelle alternent vingt-six « J’aimerais / Je n’aimerais pas ». Et l’envie me prend de travailler à une série en suivant ce modèle, en répondant à cette invitation, car tout est invitation chez Georges Perec, invitation à interroger, à s’interroger et à jouer.

Georges Perec reste pour moi un beau stimulant, et depuis les années 1980. « Je me souviens » est probablement l’exercice pérecquien qui a été et reste le plus pratiqué. C’est une manière de portrait personnel mais qui se cache derrière le portrait d’une époque, notre époque. J’ai exprimé quelque part ce souhait : que tout être humain note des « Je me souviens » et les envoie dans le stockage cloud, comme Dropbox ou Google Drive, ou qu’il en note sur des papiers qui seront envoyés à un organisme chargé de les classer et de les numériser afin de construire une immense mémoire humaine qui préserve le caractère de chaque individu, avec son histoire, avec ses petites histoires.

Se mettre en rapport avec sa mémoire, aidé par cette technique simple et amicale, comme une rampe dont on se saisit pour monter ou descendre les escaliers de sa mémoire. Un « Je me souviens » me vient tandis que j’écris ces lignes : « Je me souviens que Georges Perec aimait particulièrement cette photographie prise par son ami Pierre Getzler parce qu’il ressemblait à Franz Kafka. Il s’appuie contre les rayonnages d’une bibliothèque et tient un œillet à deux mains ; la tête légèrement penchée, il regarde l’objectif. » Je pourrais ainsi commencer une série de « Je me souviens de Georges Perec », en m’appuyant sur la riche l’iconographie pérecquienne. A ce propos, je me souviens que Georges Perec a volontiers décrit des photographies comme celle où il figure avec sa mère (arrêtée le 17 janvier 1943) : « Ma mère sourit gentiment en penchant très légèrement la tête vers la gauche. J’ai de grandes oreilles, un petit sourire triste et la tête légèrement penchée vers la gauche ».

Et un recueil de citations n’est-il pas une manière d’autobiographie ? Georges Perec se définit aussi par les écrivains qui sont en quelque sorte ses amis ou, tout au moins, qui l’ont aidé, parmi lesquels : Gustave Flaubert (une référence dans « Les Choses »), Herman Melville, Franz Kafka, Jules Verne, Raymond Roussel, Raymond Queneau (pensons à l’Oulipo) et Michel Leiris.

Le lieu comme point de levier de l’écriture, et ce lieu peut être sa table de travail (voir « Notes concernant les objets qui sont sur ma table de travail » dans « Penser/Classer »). Je vais en citer le premier paragraphe : « Il y a beaucoup d’objets sur ma table de travail. Le plus ancien est sans doute mon stylo ; le plus récent est un petit cendrier rond que j’ai acheté la semaine dernière ; il est en céramique blanche et son décor représente le monument aux martyrs de Beyrouth (de la guerre de 14, je suppose, pas encore de celle qui est en train d’éclater) » ; et un peu plus loin : « Il y a plusieurs années déjà que j’envisage d’écrire une histoire de quelques-uns des objets qui sont sur ma table de travail ; j’en ai écrit un début, il y a bientôt trois ans ; en le relisant, je m’aperçois que, des sept objets dont je parlais, quatre sont encore sur la table de travail, etc., etc. » L’attention à ce qui nous entoure peut à tout moment être à l’origine d’un livre qui pourrait ne jamais finir ; car de digression en digression, et sans jamais s’écarter du sujet, avec une simple nature morte comme la table de travail d’un écrivain, on s’enfonce dans une perspective qui ne cesse de bifurquer, de zigzaguer. Il faut le redire, Georges Perec est un écrivain extraordinairement stimulant mais aussi amical, ce qui au fond va de pair.

Georges Perec prétend ne pas avoir d’imagination ; peut-être s’interdit-il tout simplement d’en avoir afin de la stimuler par des contraintes créatrices, nombreuses. Il prend note des lieux, platement (notamment en répertoriant et énumérant – du dynamisme de l’énumération), et parvient à nous retenir, à nous donner l’envie de le suivre pour nous livrer aux mêmes exercices. Je le redis, cet écrivain est extraordinairement amical. Il a su par ses exercices (d’attention) toujours renouvelés nous proposer une authentique convivialité ; ses écrits sont des lieux de partage, certains plus que d’autres. « Je me souviens » ou « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien », pour ne citer qu’eux, sont moins rebutants que « La Disparition » ou « Les Revenantes », de véritables tours de force que l’on admire mais qui découragent. Dans son étude sur Georges Perec, Claude Burgelin écrit : « La nébuleuse autobiographique de Perec raconte comment un individu, coupé de ses liens essentiels et devenu phobique de lui-même, de son visage, de son nom et de son histoire, a réussi à transformer ses façons de vivre (penser, se souvenir, ranger, manger, dormir, rêver, lire, écrire…) en un terrain d’échanges et de jeux (souvent en réinventant les plus simples des lois et des codes de la civilité), en un lieu de réconciliation et d’affirmation de la vie. » On ne saurait mieux dire.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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