Skip to content

Deux eccentric : Edward Lear et Heath Robinson – 1/2

 

J’ai devant moi « The Complete Nonsense of Edward Lear », un livre qui s’articule suivant cinq parties, soit : I. A Book of Nonsense (1846). II. Nonsense Songs, Stories, Botany and Alphabets (1871). III. More Nonsense, Pictures, Rhymes, Botany, etc. (1872). IV. Laughable Lyrics, a Fourth Book of Nonsense Poems, Songs, Botany, Music, etc. (1877). V. Nonsense Songs and Stories (1895).

Lorsque ce livre paraît son succès est immédiat alors que l’auteur est inconnu du grand public. La literature of nonsense est un genre bien présent avant Edward Lear mais c’est avec lui qu’elle gagne ses lettres de noblesse, si vous me permettez l’expression.

La literature of nonsense qui rend célèbre Edward Lear n’est d’abord qu’un à-côté dans la production de cet illustrateur professionnel spécialisé dans l’ornithologie et le paysage. Ses incursions dans le nonsense sont d’abord occasionnelles, comme des récréations ; puis le nonsense l’occupe de plus en plus. Il lui permet notamment de se ménager un espace où il respire plus librement et même à pleins poumons, un espace dans lequel il s’allège d’un mal-être causé par une hypersensibilité. Son importante correspondance (que je n’ai pas lue) à sa famille et ses amis permet de mieux cerner le processus qui le conduit vers le nonsense, tant par l’écrit que le dessin.

Edward Lear s’amuse volontiers de lui-même. Le recueil de ses nonsense s’ouvre sur un caricature de lui en compagnie de son chat et un poème intitulé « Self-Portrait of the Laureate of Nonsense », un petit chef-d’œuvre d’auto-dérision.

 

Edward Lear et son chat vus par Edward Lear

 

Ce peintre professionnel aurait peut-être pu devenir un artiste plus important dans sa profession, mais c’est par ces à-côtés et comme malgré lui qu’il va se rendre célèbre, avec ses nonsense rhymes and pictures dont il régale ses amis et leurs enfants.

Né en 1812, à Highgate (un quartier de Londres), Edward Lear décède à San Remo en 1888. Son chat « Old Foss » le précède dans la mort de quelques mois, à l’âge de dix-sept ans. « Old Foss est très présent dans ses nonsense. Nonsense, une sorte de humorous fantasy typiquement anglaise, comme « Alice in Wonderland ».

Dernier d’une famille de vingt-et-un enfants, Edward Lear reste célibataire. Le mariage l’inquiète et le sexe ne le tourmente guère. L’aînée de ses treize sœurs, Ann, s’occupe de lui jusqu’à sa mort ; il a presque cinquante ans lorsqu’elle décède. Ses nonsense drawings et les textes qui les accompagnent, en prose ou en vers, sont d’une grande fraîcheur. Cet homme mort à un âge relativement avancé (soixante-seize ans) garde toute sa vie l’esprit d’enfance. Il s’adresse spontanément aux enfants et aux adultes qui ont gardé au moins un peu de cet esprit, un esprit qu’il sait réveiller pour le plaisir de tous. On a évoqué à son propos « an invincible boyishness » et son « peterpantheism ». Mais jamais il ne prend la pose ; il est ce qu’il est mais en toute conscience. Il écrit : « I am always thanking God that I was never educated, for it seems to me that 999 of those how are so, expensively and laboriously have lost all before they arrive at my age (47) – and remain like Swift’s Struldbruggs – cut and dry for life ».

Cet homme plutôt casanier et sans fortune finit pourtant par acquérir un statut social relativement élevé dont il lui arrive de s’étonner. Il ne peut comprendre que « such an asinine beetle » ou « such a queer beast », ainsi qu’il se désigne, puisse avoir tant de relations et jusque dans les classes sociales les plus élevées. Cet homme tranquille aime le contact, mais étant plus social que grégaire, il s’ennuie vite dans le « bustle and lights and fuss of society ». Il met un frein aux mondanités autant qu’il le peut afin de préserver son temps de travail. Edward Lear est un travailleur acharné, d’autant plus qu’il considère son travail comme une thérapie, un « universal panacea for the ills of life » ; et, de fait, sa production est considérable. En voyage, il multiplie les dessins. Il multiplie également les expositions pour en tirer des revenus. Sa correspondance est elle aussi considérable, ainsi que ses « Diairies » tenus de 1848 à 1888 et ses carnets de voyages qu’illustrent ses meilleurs dessins.

Sa tendance à se mettre en retrait (voire à se sous-estimer et à pratiquer par tempérament le understatement) est probablement en partie responsables du relatif manque d’intérêt du public pour son œuvre graphique. Cette sous-estimation de ses capacités ne relève en rien de la pose : il est simplement étourdi par la richesse de ce qu’il perçoit, par son extrême sensibilité et il s’inquiète de ses capacités à l’exprimer. Il s’efforce de calmer cette inquiétude par le travail en se répétant que : « things must be as they may, and the best is to make the best of what happens ».

Sa production de nonsense le rend célèbre mais ne lui permet pas de mettre fin à ses problèmes d’argent, des problèmes essentiellement liés à l’irrégularité de ses revenus. Edward Lear ne connaîtra jamais la misère.

Cet homme qui a commencé sa carrière en illustrant le travail des autres (il a notamment réalisé deux cents illustrations pour les poèmes d’Alfred Tennyson sans les voir publiées de son vivant) doit multiplier les peintures de paysages et les expositions pour subsister. C’est en tant que dessinateur d’oiseaux pour l’ornithologue John Gould qu’il se fait remarquer par Edward Stanley, treizième comte de Derby, qui le prend sous sa protection. Edward Lear va alors successivement travailler pour quatre comtes de Derby ; mais, surtout, il va s’attacher aux enfants de son premier mécène et c’est ainsi, sans le vouloir, qu’il va se rendre célèbre et qu’il le reste encore. Le premier « Book of Nonsense » est destiné à l’amusement des petits-enfants, neveux et nièces du treizième comte de Derby, un livre qui leur est dédicacé.

Ses voyages sont professionnels. Il cherche le point de vue pittoresque afin de le peindre et vendre. Il peut être qualifié de pictorial merchant. Il se présente comme un « wandering painter – whose life’s occupation is travelling for pictorial and topographic purposes ». Il a par ailleurs besoin de mouvement. Que ses mains travaillent ne lui suffit pas, il lui faut bouger et bouger, et il ne cesse de vouloir se rendre toujours plus loin. Il juge que la sédentarité ne peut que lui porter préjudice. Ses voyages (dont il rapporte tant de peintures et de dessins) : l’Albanie, la Grèce, la Corse, Malte, la Crète, l’Égypte, Corfou, la Suisse, la Calabre et d’autres provinces d’Italie, la French Riviera et l’Inde.

Cet homme s’étonne de vivre après avoir fêté ses cinquante ans. Il est en effet épileptique, souffre d’asthme et de bronchite chroniques. Il vivra pourtant jusqu’à soixante-seize ans. Il ronchonne mais sans jamais perdre son maintien – où je pourrais en revenir à l’understatement. Cet homme qui ronchonne volontiers est néanmoins porté à l’indulgence et à la gentillesse envers les autres. Il n’aime guère la vie sociale mais il apprécie la compagnie des individus. Il refuse qu’on lui applique le terme de « bohémien » mais il reconnaît que l’artiste et le poète ne pourraient être ce qu’ils sont sans l’être au moins un peu. Le bruit lui est insupportable mais il s’efforce de calmer son irritation par le nonsense et en la rapportant dans sa correspondance avec un style haut en couleur.

Sa célébrité en tant que peintre de paysages professionnel et auteur de nonsense ne l’empêche pas de vivre dans une constante précarité financière, ce qui lui cause une anxiété dont il rend volontiers compte dans sa correspondance. On lui rend visite plus pour goûter sa compagnie que pour lui acheter une œuvre. Le nonsense est bien une réponse à ses angoisses (à commencer par le temps qui passe inexorablement) et ses inquiétudes. Il chemine dans le « dusty twilight of incomprehensible ». Le nonsense lui permet de retirer de puissantes énergies de sentiments susceptibles de le paralyser et l’écraser. Le nonsense tel qu’il l’envisage est un monde en lui-même dans ses décalages et leur logique particulière qui prend essentiellement appui sur le langage. Cette logique n’est pas enfermée en elle-même car elle est avant tout une véritable thérapie pour Edward Lear ; mais elle est plus puisqu’elle nous parle d’emblée et peu importe notre âge ou notre condition sociale.

Sa correspondance rend compte de son penchant pour le nonsense ; elle en rend compte d’une manière spontanée : « The art perfected in the Nonsense Books is here seen in the rough ». Dans les « Nonsense Books », chaque élément est minutieusement travaillé et peut être envisagé isolément ou dans une suite, comme autant de perles d’un collier.

Edward Lear peintre et dessinateur est un adepte des jeux de mots, mais ce jeu avec les mots ne se limite pas à lui-même. Edward Lear s’efforce et très sérieusement – l’air de rien – de lancer un pont au-dessus du précipice qui sépare l’idée de l’expression (de l’idée), l’idée qui précède l’expression, l’idée qui est bien vivante avant de revêtir l’habit de l’expression. Il écrit : « Proper and exact epithets always were impossible to me, as my thoughts are never in advance of my words ». En lisant ces nonsense, j’ai pensé à certains poèmes de Max Jacob mais aussi de Robert Desnos. J’ai également pensé à Raymond Queneau ainsi qu’à Eddie Izzard, avec certains de ses one man shows.

Edward Lear surmonte ses difficultés en commençant par élaborer des jeux de mots. Charles Dickens avait popularisé les wellerisms (voir Sam Weller dans « The Pickwick Papers », son premier roman, 1836) et Edward Lear devient sans tarder un adepte de ce genre d’humour, un humour populaire fait de cockneyisms avec variations sur la prononciation où, par exemple : widow donne widdy, verbal donne wurbl, chimney donne chimbly. Les prononciations aléatoires ont un rôle fondamental dans ces nonsense, par exemple : yacht / yott, rocks / rox. Edward Lear excelle dans les distorsions, par exemple : buzzim / bosom, pollygise / apologise, spongetaneous / spontaneous, fizzicle / physical. Une fois encore, on ne peut que penser à Raymond Queneau. Edward Lear s’amuse également à accoler différemment certains mots, ce qui donne par exemple : a narmchair ou a sill kankerchief. Parfois, ce sont des phrases entières qui sont rapportées dans un nonsense-spelling, au point que l’on pourrait croire qu’elles ont été extraites de « Finnegans Wakes » de James Joyce. Il anticipe l’inversion qui sera connue comme spoonerism. Il élabore des portmanteau-words qui vont jusqu’à aligner plusieurs dizaines de lettres. Ses nonsense creatures constituent un monde auquel seul peut être comparé celui de Lewis Carroll, mais elles sont beaucoup plus nombreuses chez Edward Lear ; Lewis Carroll ne présente qu’environ une demi-douzaine de ces nonsense creatures. «Edward Lear was a whole zooful of distinguished creatures many of which (…) have become common objects of the popular imagination. »

(à suivre)

Olivier Ypislantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*