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Des « Je me souviens » littéraires

Je me souviens qu’une photographie de Virginia Woolf figura longtemps sur un mur de ma chambre d’adolescent, une photographie sépia prise de trois-quarts par Julia Margaret Cameron. Je n’avais encore rien lu d’elle mais je la trouvais si belle sur cette photographie…

Je me souviens qu’au cours de mes premiers voyages en Espagne, des voyages essentiellement ferroviaires, avec locomotives Diesel, j’emportais toujours dans mon sac au moins un livre de Miguel de Unamuno. Il me semblait être mon meilleur guide pour cheminer dans les splendeurs de cette langue.

Je me souviens qu’il m’est arrivé (très rarement) de préférer un film au livre qui l’avait inspiré. Parmi ces films figure et en première place « Le coup de grâce » (Der Fangschuß ) de Volker Schlöndorff, inspiré du livre de Marguerite Yourcenar.

Je revois ma mère lisant une biographie de Maurice Utrillo – mais qui en était l’auteur ? Je revois mon père lisant une biographie du maréchal Jean de Lattre de Tassigny – mais qui en était l’auteur ? Je me souviens qu’il apprit par cette biographie l’homosexualité de ce père de famille (père d’un fils unique, Bernard, tué en Indochine), ce qui sembla perturber une certaine vision qu’il avait de l’officier français.

Je me souviens de ces heures athéniennes passées à lire dans une édition bilingue les poèmes de Constantin Cavafis. Ces poèmes lapidaires m’aidèrent vraiment faire corps avec la Grèce, avec ce que je voyais de ma fenêtre tandis que je les lisais, soit un coin de l’agora d’Athènes, avec des fragments de marbre dispersés dans la poussière et les hautes herbes jaunies, et ce flanc de l’Acropole côté Érechthéion. Constantin Cavafis et ses lunettes rondes à grosse monture.

Je me souviens de Florbela Espanca. Lorsque j’ai lu ses poèmes, il m’a semblé que tout le génie de son pays, le Portugal, s’y concentrait – le génie soit la singularité.

 

Florbela Espanca (1894-1930)

 

Je me souviens de ces petits livres que le voyageur aimait glisser dans son sac : ceux de « La Petite collection », édités par Mille et une nuits ; ceux d’« Alianza Cien », édités par Alianza Editorial.

Je me souviens de John Clare, grand poète anglais trop oublié. Je me souviens de l’avoir découvert à la Fnac Paris-Montparnasse qui, dans les années 1980, proposait à la vente nombre de livres de grande qualité (beaucoup de poésie) publiés par de petits éditeurs. Le livre s’intitulait « Poèmes et proses de la folie de John Clare », un livre à couverture vert anis publié par Mercure de France. Souvenez-vous de John Clare ; il n’est pas moins grand poète que John Keats et William Wordsworth.

Je me souviens du salon de Tante G. J’aimais m’y installer lorsque tous dormaient pour y consulter ce qu’elle avait accumulé comme livres, revues et documents divers. C’est chez elle que j’ai découvert Ernst Jünger et Ernst von Salomon, par des articles publiés dans Le Spectacle du monde, une revue à laquelle elle était abonnée et qui s’empilait jusqu’à une hauteur considérable dans un placard. Je me souviens que dans sa bibliothèque figuraient de nombreux livres de Jacques Bainville, un écrivain dont j’admirais le style et la perspicacité, un écrivain qu’allait tirer d’un relatif oubli, bien des années plus tard et avec passion, un candidat malheureux aux élections présidentielles puis législatives, fondateur du parti Reconquête, Éric Zemmour.

Je me souviens que j’ai découvert l’existence de Constance Markievicz en lisant une biographie de celui dont je venais de lire une pièce de théâtre, « The Plough and the Stars » de Séan O’Casey.

 

Constance Markievicz (1868-1927)
 

Je me souviens de Georges Perec et de Joe Brainard.

Je me souviens de la puissante impression que fit sur moi la lecture de « La Barette rouge » d’André de Richaud, un ouvrage publié chez Grasset, dans la collection « Les Cahiers rouges », des publications dont la couverture était précisément rouge. Je me souviens de l’impression non moins puissante que fit sur moi la lecture de « Je ne suis pas mort », également d’André de Richaud, un ouvrage publié chez Robert Morel.

Je me souviens de l’homme à la main coupée.

Je ne puis emprunter un passage parisien sans avoir une pensée pour Walter Benjamin.

Je me souviens des souffrances d’Arthur Adamov, souffrances qu’il rapporte dans ses écrits autobiographiques : « L’Aveu », « L’Homme et l’enfant » et « Je… Ils… ».

Je me souviens d’avoir lu « Gilles » de Pierre Drieu la Rochelle dans un hôpital de Paris et « Voyage en Orient » de Gérard de Nerval dans une clinique de Bayonne, une édition en deux tomes chez Julliard. Je me souviens que l’édition Folio Gallimard de cet écrit de Pierre Drieu la Rochelle s’ornait en couverture d’une scène d’affrontement entre manifestants et forces de l’ordre, le 6 février 1934, place de la Concorde.

Je me souviens que Katherine Mansfeld est née à Wellington en Nouvelle-Zélande. Mais je me souviens surtout de l’ambiance de ses nouvelles.

Je me souviens de Franz Biberkopf, l’inoubliable Franz Biberkopf.

Je me souviens que dans la grande maison des mois de juillet, je ne cessais d’alterner la lecture de classiques de la littérature et de l’histoire et de classiques de la BD, ces derniers appartenant tous à mon cousin. Ainsi étais-je tantôt en compagnie de Rodion Romanovitch Raskolnikov, dit « Rodia », et tantôt d’Indésirable Désiré ; tantôt de Michel Strogoff et tantôt du Marsupilami ; tantôt d’Olivier d’Orsel et tantôt de Blake et Mortimer ; tantôt de l’Idiot et tantôt de Donald Duck ; tantôt de John K. Galbraith et tantôt de Mickey Mouse ; tantôt de Staline et tantôt de Spirou ; tantôt d’Emma Bovary et tantôt de Modeste et Pompon ; tantôt de Marie Curie et tantôt de Buck Danny ; tantôt du général Leclerc et tantôt de Cubitus ; tantôt de Jean Fourastié et tantôt de Benoît Brisefer ; et je pourrais étirer cette liste sur des pages et des pages.

Je me souviens de Harry Haller et de Hermine. Comment les oublier ? Comment oublier « Der Steppenwolf » ?

Je me souviens de livres de la Collection Nelson alignés sur une étagère, dans une chambre chez Tante G. Collection Nelson, une collection française créée en partenariat avec le groupe Thomas Nelson & Sons fondé à la fin du XIXe siècle. Je me souviens de leur couverture cartonnée et toilée, de leur décoration délicate qui convenait à la chambre où ils s’alignaient. Je me souviens du premier livre que j’ai lu dans cette collection, un livre rangé sur ladite étagère, soit « La campagne de Russie – Mémoires du général comte de Ségur, aide de camp de Napoléon ».

Je me souviens que dans « Mythologies » de Roland Barthes il est question de la nouvelle Citroën, la D.S., la Déesse.

Je me souviens que « Toi et Moi » de Paul Géraldy figurait sur la table de nuit d’une parente – son livre de chevet ?

Je me souviens de mon plaisir à voyager en compagnie d’Eric Newby.

 

Eric Newby (1919-2006)

 

Je me souviens qu’Emmanuel Berl se réfugia en Corrèze où il travailla à son « Histoire de l’Europe » qui ne constitue vraiment pas le meilleur de son œuvre.

Je me souviens de Georges Rodenbach et de « Bruges-la-Morte ».

Je me souviens de l’attrait de Benjamin Perret pour le Mexique, de ses travaux sur les mythes, les légendes et les contes populaires d’Amérique.

Je me souviens de John M. Synge et des îles d’Aran.

Je me souviens de Bruce Chatwin et de la Patagonie.

Je me souviens d’avoir lu « Antoine Bloyé » de Paul Nizan un jour de pluie, à l’île d’Yeu.

Je me souviens des livres de Henri Bergson, notamment ceux publiés à la Librairie Félix Alcan, avec leur couverture d’un vert très discret, comme délavé, des livres qui restent inséparables de mes années de jeunesse.

Je me souviens que parmi les livres que j’ai pu lire au cours de mon service militaire figure « L’effondrement de Nietzsche » du Dr. E. F. Podach.

Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été du côté de Raymond Aron contre Jean-Paul Sartre. C’est pourquoi cette remarque qui fut très en vogue m’apparut d’emblée comme d’une insigne bêtise : « J’aime mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron », insigne bêtise et enfermement idéologique. Ma sympathie pour Raymond Aron n’était pas seulement intellectuelle, elle était aussi et probablement d’abord une question de tempérament.

Je me souviens de l’influence de Joseph de Maistre (voir « Les Soirées de Saint-Petersbourg ») sur Baudelaire, un sujet d’étude qui m’avait passionné à la fac.

Je me souviens que Jean Follain fut tué en pleine nuit, renversé par une voiture à Paris, au débouché du tunnel sur le quai des Tuileries.

Je me souviens des lunettes de Hermann Hesse, de la moustache de Nietzsche, de la pipe de Simenon, et ainsi de suite. Et, une fois encore, je m’arrête car je me vois entraîné dans suite qui pourrait s’étirer sur des pages et des pages.

Je me souviens que parmi les plus pertinentes adaptations de romans au cinéma, outre « Le coup de grâce » de Volker Schlöndorff », figurent « Hiroshima, mon amour » d’Alain Resnais (d’après le roman de Marguerite Duras) et « Le gros coup » de Jean Valère (d’après le roman de Charles William, « The Big Bite »). Et pour ces deux derniers films, la belle Emmanuelle Riva à la voix envoûtante fera le lien.

Je me souviens…

Olivier Ypsilantis

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