Skip to content

Claude LOUIS-COMBET

 

En Header, Georg Trakl

 

J’ajouterai encore en conclusion qu’au cas où je mourrais mon désir et ma volonté sont que ma chère sœur Grete reçoive en bien propre tout ce que je possède en fait d’argent et autres objets.

Georg Trakl dans une lettre à Ludwig von Ficker

 

Lorsque j’ai découvert l’œuvre de Claude Louis-Combet, j’étais occupé à lire Emmanuel Berl dont la désinvolture aiguë n’a jamais cessé de me ravir. Il me requinque face au “sérieux” du monde.

La femme-moine (“Marinus et Marina”), la mère spirituelle (“Mère des croyants”), la vierge martyre (“Beatabeata”) sont quelques figures symboliques des fictions de Claude Louis-Combet. Tous ces livres se sont télescopés avec “Le bourgeois et l’amour” où Emmanuel Berl déculotte son sujet. Il expédie Goethe et son Wilhelm Meister, tout bonnement classé dans les Conformismes sentimentaux, et le lecteur en vient à se poser la question suivante : ne faudrait-il pas cesser une fois pour toutes d’imposer à la femme un rôle de symbole ? Ce n’est pourtant qu’en lui imposant ce rôle, pense le bourgeois, que la femme prend sa pleine valeur puisque l’homme est et que la femme signifie : “Voyez Goethe, le plus grand des poètes bourgeois (…) Il les considère comme des étapes, des moments d’une dialectique dont l’homme seul demeure le sujet.” Suit l’énumération des étapes du parcours initiatique (à chaque étape, une femme). “Car pour Goethe – comme pour le bourgeois – la femme ne triomphe que si on prend résolument le parti de la signification contre la chose signifiée, du symbole contre le réel.” Après Goethe, poursuit Emmanuel Berl, Schopenhauer n’aura plus qu’à mettre en forme. Ce philosophe a suffisamment fasciné mon adolescence pour que je ne m’efforce pas de prendre au moins un peu de distance. “Le pessimisme de Schopenhauer aboutit à l’esthétisme qui empoisonna la génération d’avant-guerre et empoisonne encore la nôtre”, conclut le cher Emmanuel Berl.

 

Claude-Louis Combet (né en 1932)

 

Toutes ces fictions à femmes-symboles qui m’auraient enchanté jadis ont trouvé porte close. J’ai trop souvent pris certains conformismes pour le grand large, j’ai trop souvent cherché à saisir, au moyen d’une symbolique abstraite, une réalité sans rapport avec elle. Et ce n’est aucunement par coquetterie que j’ai refermé un petit livre sur ces mots : “Je conseillerais à la lectrice de jeter au feu le présent ouvrage ; ainsi œuvrera-t-elle à la destruction des images derrière lesquelles est maintenue la Femme – et, en l’occurrence, la lectrice”. Le monde d’aujourd’hui qui voit “une grève générale des déesses” – l’expression est d’Emmanuel Berl – m’est plutôt sympathique.

“Les morales, les mystiques, les conformismes, les passions au moyen desquelles l’homme cherche à les enchaîner, elles ne les regardent plus que comme des pièges trop grossiers pour qu’elles s’y laissent prendre. Elles savent que tant de poésies déployées autour de leurs robes n’expriment rien d’autre que la volonté de les tenir en servitude, de les enfouir dans la crasse du non-être. Chaque métaphore leur paraît une contrainte qu’on leur prépare” nous dit Emmanuel Berl qui donne l’estocade : “Une minute de réflexion, il (le bourgeois moderne) comprendrait l’impossibilité où il serait de supporter que les femmes le regardent du même œil dont il les voit”. Tout est dit ; et j’en viens à Claude-Louis Combet.

 

Autour de “Blesse, ronce noire”

La poupée, la vieille poupée du grenier, unijambiste pénétrée par le sabre du flibustier. “Il se jette sur elle et il lui plante son couteau (comme elle l’appelle) dans sa blessure”. La lecture de “Blesse, ronce noire” m’a incité à relire “Sombre printemps” d’Unica Zürn.

Les greniers, les caves, des lieux de la mémoire. Ce qui est entre ces lieux est dédié au présent, au quotidien, hormis quelques placards, peut-être, ou un débarras.

Dans ce grenier, dans ce capharnaüm, un miroir grandiose, miroir de fêtes et de fastes oubliés devant lequel il contempla le sexe de sa petite sœur de cinq ans. “Sans le miroir, rien, peut-être, n’eut été possible. Car le garçon se regardait en même temps qu’il regardait la fillette.” Dans un poème, Georg Trakl écrit :  “Il y a des ombres qui s’étreignent devant un miroir aveugle.” Dans un autre : “Hors du miroir bleu s’avança la forme frêle de sa sœur et il s’affaissa dans l’ombre comme un mort.”

“Blesse, ronce noire” de Claude Louis-Combet s’ouvre et se ferme sur un miroir : alors que la sœur va se précipiter dans le vide, elle se revoit dans une précision hallucinée “petite fille allongée, nue, dans le miroir du grenier, face à une ombre qui le contemplait.” La leçon des miroirs, comme une contre-éducation, repousse cette méfiance et cette condamnation chrétiennes du miroir. Se contempler devant un miroir, n’était-ce pas déjà succomber à la tentation il n’y a pas si longtemps ? Les femmes de Watteau, la Vénus de Velázquez, la Suzanne du Tintoret et bien d’autres nous disent les bonheurs du miroir.  Le miroir stimule le désir, il peut aussi nous aider à conquérir notre liberté.

Sur une photographie, Georg et Margarete (Grete) se tiennent côte à côte, si ressemblants. Leur ascendance slave (par la mère) se devine. Les ancêtres paternels venaient de Sopron, dans le Burgenland alors hongrois. La petite fille a une main posée sur un petit chien qui doit être une peluche. Comme dans le grenier, elle est vêtue de blanc ; mais je ne puis voir si sa chevelure très sombre qui ondule jusqu’aux épaules retient un peu du son de la poupée massacrée. La photographie stimule elle aussi le désir.

La sœur, Agaï. Dans “De profundis” de Stanislas Przybyszewski, c’est le frère qui se tue en se jetant d’une fenêtre et s’unit à la sœur “cachée dans la mer” : “Agaï, tu es à moi !… Et avec un éclat de rire, il s’abandonna dans le vide.” Dans “Blesse, ronce noire” de Claude Louis-Combet, la sœur se défenestre, trois ans jour pour jour après la mort de son frère : “Elle se précipita sans un cri dans le vide.”

Présence des sœurs. Franz Kafka et les siennes, Gabriele (Elli), Valerie (Valli) et Ottilie (Ottla). Des photographies les montrent habillées de blanc et toutes de ruches et de volants. Les chevelures descendent bien au-dessous des épaules. D’autres photographies : Franz Kafka et sa sœur préférée devant la maison Oppelt ; les mêmes devant la toute petite maison qu’Ottla prêtait à son frère, au n° 22 de la ruelle des Alchimistes sur le Hradschin ; le frère et la sœur à Zürau, tous deux en costume sombre, les mains dans les poches. Franz Kafka avait prié sa sœur Ottla de déchirer les lettres qu’il lui adressait et d’en jeter les morceaux aux poules du haut du balcon. Ottla se portera volontaire pour accompagner un transport d’enfants à Auschwitz. Les deux autres sœurs disparaîtront aussi là-bas.

Elizabeth, la sœur que Friedrich Nietzsche jugeait si sévèrement, et dont il ne parvenait pas à se détacher, sortait les griffes devant Lou Andreas-Salomé. Elle partit avec son mari fonder une colonie de purs aryens au Paraguay mais en revint pour aider sa mère à soigner ce frère qu’elle appelait dans ses lettres “Fritz de mon cœur”. Cette sœur s’attacha à faire connaître la pensée de son frère défunt mais, organisatrice du Nietzsche-Archiv, elle fit le tri et contribua ainsi à promouvoir la littérature officielle sur Friedrich Nietzsche. La chère sœur sut manœuvrer son frère et ses insinuations contribuèrent en partie à son effondrement, à en croire E. F. Podach dans “L’effondrement de Nietzsche”.

Adolescent, j’étais fasciné par Louis II de Bavière et sa cousine Élizabeth, impératrice d’Autriche (Helmut Berger / Romy Schneider dans “Ludwig, ou le Crépuscule des dieux” de Luchino Visconti). La relation de ces cousins, de ces presque frère et sœur, me captivait autant que celle qu’entretenaient Paul et Élisabeth, les enfants terribles de Jean Cocteau. “Les enfants terribles ” se termine sur cette scène : “Car Élizabeth, comme une amoureuse retarde son plaisir pour attendre celui de l’autre, le doigt sur la détente, attendait le spasme mortel de son frère, lui criait de la rejoindre, l’appelait par son nom, guettant la minute splendide où ils s’appartiendraient dans la mort. Paul, épuisé, laissa rouler sa tête. Élizabeth crut que c’était la fin, appuya le canon du revolver contre sa temps et tira.”

Autre fascination, cette nouvelle de Thomas Mann, “Sang réservé” (“Wälsungenblut”). La relation est d’autant plus forte que le frère et la sœur sont des jumeaux, Siegmund et Sieglinde. Il faut relire cette œuvre avec une ferveur d’adolescent et relire avec une même ferveur “Tonio Kröger” et “La mort à Venise” (“Der Tod in Venedig”) du même auteur, ainsi que “Battling le ténébreux” d’Alexandre Vialatte, “Le loup des steppes” (“Die Steppenwolf”) de Hermann Hesse et “La côte sauvage” de Jean-René Huguenin qui met en présence un frère et une sœur, Olivier et Anne : “Olivier lève la tête. Alors, à plusieurs reprises, quelqu’un l’appelle. “Olivier ? Olivier… ?” C’est une voix attendrie, ironique et chantante, comme on appelle un enfant qui se cache mal et que l’on feint de ne pas voir. Le soleil est encore haut dans le ciel – qu’importe ! Il est resté si longtemps assis au bord de la falaise – cette falaise d’où Anne est tombée dans son rêve –, qu’une de ses jambes engourdies boite lorsqu’il se lève.” Thomas Mann reprendra le thème de l’inceste dans “L’élu”. L’affaire se complique puisque le fils issu de l’union du frère et de la sœur épouse sans le savoir sa propre mère. “Sang réservé” gênait Thomas Mann qui n’aimait pas qu’on lui rappelle qu’il en était l’auteur. “Sang réservé” parut en France quelques mois après “Confidence africaine” de Roger Martin du Gard : un frère et une sœur, Leandro et Amalia, s’abandonnent l’un à l’autre ; ils auront un fils, Michele.

La sœur Lucile n’entre-t-elle pas dans la composition de cette amoureuse que Chateaubriand se créa, sa “Sylphide” ? On pourrait rêver une relation René / Lucile à partir des “Mémoires d’outre-tombe” comme Claude Louis-Combet rêva la relation Georg / Grete.

Un frère, une sœur… Le souvenir d’une visite au Cayla me revient, Maurice et Eugénie (de Guérin), la petite chambre de la sœur attenante à celle de son frère.

Ronce noire emblématique. “Blesse, ronce noire”, Jeanne prononce aussi ces mots dans le prélude au “Fragment d’un drame” écrit en mai 1914. La ronce et les pieds, gelés, blessés, lacérés. “Je descendis, chaussé d’argent, les degrés d’épines…” (“Révélation et chute au néant”). La haie d’épines, les sentiers d’épines, le roncier où pourrit le corps, les arceaux d’épines… En espagnol, ronce se dit zarza. Zarza, comme un prénom féminin, comme une onomatopée, les sifflements de la fustigation, l’Ecce homo. De toutes les nombreuses images que le poète emprunte à la vie du Christ, aucune ne revient plus souvent que celle de l’Ecce homo. Georg Trakl n’est pas pour autant un poète chrétien ou un poète “christique”, comme le souligne Robert Rovini. Dans “Blesse, ronce noire”, le frère et la sœur vont vers la clairière où ils consomment leur union ; il est question de “l’autel des orties et des ronces”. Au cours de cette longue marche, le frère ne cesse d’agacer, d’exciter sa sœur avec une tige d’églantier, avec “sa verge d’églantier”, par des griffures et des caresses contre la joue, sur la nuque, entre les épaules, sur les chevilles, avant de remonter… L’insistance est grande.

Ils n’ont pas de nom, ils sont lui et elle, le frère et la sœur, le garçon et la fillette, les deux enfants… Cette absence de nom augmente leur présence.

Cette nuit, j’ai fait ce rêve. Un portrait du poète passe et repasse sur des arrière-plans embrouillés : des buissons d’épines blanches (aubépine) et d’épines noires (prunellier) s’accrochent de tous leurs piquants à la tapisserie de la Reine Mathilde, déroute de l’armée de Harold poursuivie par les cavaliers de Guillaume. La bordure inférieure finit par gagner toute la composition, soit les horreurs de la guerre : corps décapités, membres épars… Puis deux mots partent du nom du poète pour y revenir : track (pister) et stalk (traquer à l’approche). Trakl, un nom sombre, inquiétant, beau comme certains pseudonymes…

“Blesse, ronce noire” sont les mots que le poète fait prononcer à sa sœur dans le poème “Révélation et chute au néant”. Georg Trakl écrivit ce poème peu avant la bataille de Grodek, en 1914. Grodek, un nom qui effraye, un nom qui était probablement en lui depuis sa naissance, comme l’était chez ce soldat allemand le nom Stryi (un hameau des Carpathes) dans “Der Zug war pünktlich” de Heinrich Böll. Stryi… ce mot tout petit, effrayant, sanglant… l’hameçon de la mort… Grodek, nom d’un des premiers carnages de la Première Guerre mondiale (septembre 1914), entre les armées russe et austro-hongroise. Engagé comme infirmier, Georg Trakl tente de se suicider pour échapper aux hurlements des blessés ; il mourra trois mois après, à vingt-sept ans. S’est-il suicidé ? “Grodek”, l’un de ses derniers poèmes, et peut-être le dernier.

“Sous les ramures d’or de la nuit et des étoiles / L’ombre de la sœur s’en vient par le bois muet, chancelante, / Saluer les âmes des héros, les têtes ensanglantées, / Et doucement sonnent aux roseaux les sombres flûtes de l’automne.” (extrait de “Grodek”).

“Mobilisé à la fin d’août 1914, Trakl partit pour le front de Galicie avec une colonne sanitaire d’Innsbruck. Durant la retraite qui suivit la bataille de Grodek, il demeura deux jours dans une grange à garder quatre-vingt-dix grands blessés, sans la moindre assistance médicale, parmi les cris des malheureux suppliant qu’on les achevât. Quand Trakl put sortir de cet enfer, ce fut pour voir pendre des déserteurs ruthènes sur la grand-place du village” écrit Gustave Roud dans sa préface à “Vingt-quatre poèmes” de Georg Trakl

Des rêveries initiées par des photographies, par presque rien, c’est le livre de Claude Louis-Combet. Dans “Blesse, ronce noire”, la sœur est prise par la rêverie devant l’image teintée de bistre d’un jeune homme de dix-sept ans, son frère, son aîné. Je les connais les pouvoirs de la photographie. L’autre jour encore, alors que j’étais l’hôte d’une femme d’une cinquantaine d’années, je la découvris dans l’un de ses albums de famille. Sur un court de tennis, la lumière frisante révélait sa musculature si fine tandis qu’elle renvoyait la balle. Sur une autre photographie, en légère contre-plongée, la même au bal ; sa robe fendue découvrait une jambe sur toute sa hauteur.

Les images affolent le désir, multiplient les fausses perspectives ; ce sont des malignes qui me conduisent à l’épuisement. Je finirai par me méfier d’elles. Dans “La chambre claire” Roland Barthes écrit : “Devant les clients d’un café, quelqu’un m’a dit justement : “Regardez comme ils sont ternes ; de nos jours, les images sont plus vivantes que les gens.” L’une des marques de notre monde, c’est peut-être ce renversement : nous vivons selon un imaginaire généralisé.”

Les rêveries de Claude Louis-Combet sont activées autant par l’écrit (poèmes et correspondance) que par les rares photographies du frère et de la sœur. Il y a un fétichisme de la représentation, de la photographie en particulier, un fétichisme patent dans “Sombre printemps” où la photographie de l’aimé est finalement mâchée consciencieusement et avalée : “Elle s’est unie à lui. Cela lui rappelle une cérémonie semblable à celle de “l’échange du sang”. L’aimée absorbée, Barbe-Bleue dévore Élizabeth ; “Barbe-Bleue”, le seul essai dramatique de Georg Trakl intégralement conservé.

Dans “Blesse, ronce noire”, je relève cette réflexion : “Substitut de l’amour, en son défaut, le poème ne remplaçait pas l’étreinte. Il en affûtait plutôt la privation.”

Il faut lire ces pages de l’attente, ces pages raffinées et insistantes, où la lenteur appelle et fortifie le désir. La petite sœur qui devient femme, l’attente des premières règles… La contemplation d’une photographie, quelques mots écrits et le désir nous prend déjà : “Une toute jeune fille à la face intense et à la chevelure profonde.” Les rêveries de Claude Louis-Combet travaillant à “Blesse, ronce noire” n’ont probablement pas été moins intenses que celles de Pierre Molinier travaillant à ses photomontages.

Georg Trakl se réfère à deux “frères” mythiques, Friedrich Hölderlin et Novalis, mais aussi à Joseph von Eichendorff et Nikolaus Lenau. On a particulièrement insisté sur la parenté qui l’unissait à Hölderlin, poète qui vécut aussi le mystère de l’éloignement des dieux (voir “L’itinéraire de Hölderlin” dans “L’espace littéraire” de Maurice Blanchot).

Ce Christ de la déchéance et de la dérision auquel Georg Trakl s’est identifié, cet homme abandonné, outragé, cet homme dont Dieu est absent, je le vois dans une affiche de 1908 d’Oskar Kokoschka, une lithographie pour le théâtre en plein air de la Kunstschau de Vienne intitulée “La tragédie de l’homme” ou “Pietà” : un spectre livide tient une forme sanglante et disloquée qui ne peut qu’évoquer le calvaire de Mâtho, dernier tableau de “Salammbô” de Gustave Flaubert : “Il n’avait plus, sauf les yeux, d’apparence humaine ; c’était une longue forme complètement rouge…”

Le bleu (le bleuté) et l’argent (l’argenté) sont des tonalités emblématiques dans la poésie de Georg Trakl ; il y a aussi le noir, le blanc, l’or, le brun, le rouge, le rose, le gris. Il faudrait par jeu se livrer à une classification et à un calcul statistique. Dans “Elis”, cette couleur bleue est le mystère même : bête bleue, fruits bleus, ramiers bleus. Si le bleu semble dominer dans cette poésie, la tonalité générale tend vers le rouge profond, un rouge aux frontières de l’ocre, millénaire et ardent. Les premiers poèmes de Gottfried Benn (parus à Berlin en 1912 sous le titre de “Morgue”) ont cette tonalité que l’on retrouve également dans la peinture de Gustave Moreau.

Claude Louis-Combet comme Louis-René des Forêts dans “Ostinato” me laissent une étrange impression avec leurs flots d’adverbes et d’adjectifs qualificatifs au comparatif et au superlatif. Qu’est-ce que ces œuvres expriment de leur époque ? Il est probablement trop tôt pour répondre. Cette saturation de la phrase qu’annonce-t-elle ? Comment la considèrera-t-on dans quelques décennies ?

En couverture de “Blesse, ronce noire”, on pourrait reproduire le beau portrait de Georg Trakl par Hildegard Jone (1914), à moins qu’on ne préfère le monochrome rouge à fente de Lucio Fontana. Mais peut-être préférera-t-on cette photographie du frère et de la sœur mentionnée plus haut et que j’ai détaillée à la loupe : le petit chien est une peluche.

 

Autour de “Tsé-Tsé”

Dans chaque livre, il est un passage dans lequel tout le livre se regarde, un passage dont il semble procéder et auquel il semble revenir, un passage qui pourrait être placé en exergue. Mais il est préférable qu’il ne soit pas ainsi mis en évidence, autant pour ne pas contrarier certaines perspectives que pour inviter à un jeu : débusquer ce passage.

Dans “Tsé-Tsé”, ce passage ne serait-il pas : “La tendresse qui étouffe tout ce qu’elle protège, la tendresse qui engaine et englue, qui délie et dilue, qui s’acharne à ronger l’intérieur de l’être, à le vider, à le ruiner, à le nettoyer” ? Tout ce livre est une réflexion vertigineuse et cauchemardesque (des visions de delirium tremens dans la deuxième partie du livre) autour de ce mot : tendresse.

Comme dans “Blesse, ronce noire”, les protagonistes n’ont pas de nom, c’est la mère, c’est le petit garçon (ou l’enfant) qui à mesure qu’ils se font monstrueux prennent une majuscule, la Mère (Mouche-mère, Mère-la-mouche), le Garçon. Cette dépersonnalisation leur donne une présence effrayante. Un nom les rendrait si rassurants…

“D’où lui venait cette foi élémentaire (…) que du plus intime des baisers de soi-même à soi-même devait naître l’entière perfection de sa vie ?” écrit Claude Louis-Combet. La mère veut unir ses lèvres à ses lèvres… J’en reviens à Pierre Molinier qui pratiquait l’autofellation à l’aide d’une barre en fer forgé en forme d’arc : la nuque reposait au centre de l’incurvation tandis que les mollets étaient bloqués aux extrémités. Les yogis appellent cela “le circuit”. Pierre Molinier a prétendu être resté dix-huit jours dans cette posture en se nourrissant exclusivement de son sperme.

“Toute sa chair a fleuri en royaume labié”. Les lèvres, “une merveilleuse variété de tentacules” vont s’acharner en mille baisers à parfaire l’œuvre du ventre. Elle est effrayante cette fixation sur les lèvres et la bouche. Lèvres de bouche, lèvres de sexe, lesquelles sont les plus sexuelles ? Lèvres de visage et lèvres de vulve, lèvres claires et lèvres sombres. Lèvres qui rétablissent le circuit vital, le cordon ombilical. Les suçoirs maternels réintègrent l’enfant : “Mais de mon sexe à ma bouche s’élargissait un bercail tout prêt à recueillir le transfuge”. La Mère, c’est l’Ogresse des royaumes d’enfance. La Mère suce, suce encore et se nourrit de l’enfant ; elle l’adore par succion, par absorption. Bouche, “le nom par lequel, dans l’indigence de mon langage, je désignais ma force d’engloutissement”. La Mère avec sa double plaie ouverte, à son visage et entre ses jambes, la Mère bouche ouverte jusqu’au sexe avalera l’univers entier puis s’avalera elle-même après que l’enfant soit revenu à son origine, au pays natal, à l’amnios. Mère cosmique, trous noirs ; avec Claude Louis-Combet, la Mère nous fait vivre des cauchemars entomologiques et astrophysiques. La Femelle et l’abîme sans fond de ses ouvertures sont au centre des métabolismes et des métamorphoses. Le sperme n’est qu’un crachouillis venu du mâle, transitoire, improbable. L’horreur fascinée : l’insecte, la ponte immonde, l’abdomen gonflé, translucide, les myriades d’œufs… C’est chez les insectes que la puissance de reproduction en impose le plus ; et elle fait se révulser le mammifère, l’homme.

Nidification et ponte savent être les plus répugnants des mots. Les œufs dans la nervure centrale de la langue du Garçon, les œufs pondus par la Mère, des milliards de petites choses qui vont éclore et se nourrir de lui… tendrement. Tout aussi répugnant est le poème “Belle jeunesse” (“Schöne Jugend”) de Gottfried Benn.

Tsé-Tsé, comme une onomatopée. Tsé-Tsé (glossina morsitans), mot d’un dialecte bantou. Plusieurs espèces de cette mouche d’Afrique sont des agents de transmission de diverses trypanosomiases, la maladie du sommeil pour l’homme.

Ce qui aura le plus retenu mon attention dans “Tsé-Tsé”, ce sont ces mots répétés (et inscrits en italique) : apprends à désirer. La Mère répond à cette incitation par les caresses, les baisers, les étreintes, la tétée, la toilette, etc. Nous agissons si souvent machinalement. Ce cri, apprends à désirer, invite à une véritable méthode de culture qui, à mesure qu’elle se perfectionne, augmente le désir et le plaisir.

Cette invitation à une plus grande attention, point de passage obligé vers un “monde d’expériences absolument inouïes”, envisage l’instant. Claude Louis-Combet nous incite à déconnecter l’instant du circuit temporel Passé-Présent-Avenir pour nous ouvrir au “caractère essentiel de l’instant, à savoir son incongruité”.

Tout le livre nous montre une attention en exercice – l’attention, c’est l’ouverture, la disponibilité, le “suspens de l’action”, un exercice périlleux et merveilleux. Le Beau, le Terrible ne viennent-ils pas d’une poussée de l’attention qui nous détruirait si elle se maintenait ? Nous sommes dotés de systèmes qui régularisent cette poussée ; mais ne suffit-il pas d’une seconde d’“instant ébloui où l’être éprouve sa plénitude supérieure” pour que toute notre vie en soit illuminée ?

n.b. : Tous les extraits des poèmes de Georg Trakl cités sont des traductions de Gustave Roud (voir “Vingt-quatre poèmes” aux Éditions La Délirante).

                                                     Gap, janvier 1998

 

Suite à cet article, Claude Louis-Combet m’adressa une carte postale avec ces mots :

Besançon, le 5 novembre 1998

Cher Monsieur,

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre texte. Votre mise en regard de “Blesse, ronce noire” et de “Tsé-Tsé” est d’autant plus intéressante pour moi que je n’avais pas lu “Tsé-Tsé” depuis au moins vingt-cinq ans. Que votre lecture ait en quelque sorte ressuscité ce vieux texte, voilà qui m’a beaucoup touché. Vos rapprochements avec l’univers photographique sont aussi très originaux à mes yeux. Très cordialement à vous.

 

Touché par ce courrier sympathique, j’adressai à l’auteur la lettre suivante (dont je ne cite que des extraits) :

Mojácar, le 23 novembre 1998

Monsieur,

L’univers photographique… Vos livres sont si visuels. En lisant “Blesse, ronce noire” et “Tsé-Tsé”, j’ai vu des films : je n’étais pas assis devant un livre mais devant un écran de cinéma.

J’ai évoqué la photographie, j’aurais également pu évoquer le cinéma. Vous n’imaginez probablement pas à quel point ces deux livres pourraient émouvoir un cinéaste. “Tsé-Tsé” est d’une violence visuelle quasi-insupportable. Ce livre est sans répit traversé d’effets spéciaux : cataclysmes cosmiques, monstres préhistoriques capables d’écraser une ville comme New York, etc. C’est un livre épuisant et je dois vous confesser qu’après l’avoir lu je me suis reposé avec quelques poèmes de Verlaine (“Poèmes saturniens” et “Fêtes galantes”).

Je suis resté très frappé par ce néologisme, la mythobiographie par laquelle “tend à s’estomper la frontière entre le rêve et le vécu, entre le moi solitaire et les foisonnantes puissances qui ont peuplé l’imagination des hommes depuis le commencement.”

Vous dites dans un entretien : “Quand je développe la matière d’une fiction, je suis à l’écoute d’une parole qui est déjà toute formulée en moi. Je n’ai pas le sentiment d’être vraiment actif mais plutôt passif, réceptif. Le livre s’écrit tout seul, à peu près sans rupture.” Je vous envie.

C’est étrange, il y a aujourd’hui en France une tendance à pousser de côté tout ce qui est factuel (ce dont raffolent les biographes et les historiens anglo-saxons). Les biographies élaborées par les Anglo-Saxons relèvent du travail de détective et cette accumulation à la fois rigoureuse et fort libre me rend le sujet infiniment proche. Les puissants travaux synthétiques menés par les Français ne me ravissent que le temps de la lecture. Avec les Anglo-Saxons, il y a persistance d’une présence. Il en va de même pour l’Histoire : le Français étudiera en joueur d’échecs une bataille donnée, tandis que l’Américain ou l’Anglais s’efforcera de la rendre sensible par des témoignages et venus de tous les côtés. Il me semble que c’est sous l’influence anglo-saxonne que le Français commence à étudier la guerre autrement qu’en stratège et tacticien, qu’il recentre l’événement sur l’individu (lettres, journaux intimes, etc.). Il faut voir la base de données constituée par le professeur Edward L. Ayers sur la guerre de Sécession en Pennsylvanie !

Olivier Ypsilantis

3 thoughts on “Claude LOUIS-COMBET”

  1. Bonsoir Monsieur,
    Je lis vos « posts » avec intérêt tout en reconnaissant avoir pris du retard tant votre propos est étayé . Bon nombre d’auteurs que vous citez , dont vous développez la pensée comptent parmi mes prédilections littéraires , lesquelles vont souvent de pair avec l’Histoire qui m’a toujours intéressée.
    Dans la suite de votre dernier développement qui met en exergue les relations frère-soeur, j’ajouterais Madame Solario, dont l’auteur inconnu a été il y a quelques années révélé après avoir été attribué à… Winston Churchill ( rien que cela!)
    Merci pour vos publications.

      1. Bonsoir Monsieur,
        Je vous adresse le résumé proposé par Wikipedia. J’ai lu ce roman il y a plus de vingt ans. Évidemment le mystère lié à l’anonymat de l’auteur ajoutait du piquant à cette histoire romanesque dont les deux personnages principaux sont non seulement frères et sœur mais perçu comme un couple particulier. Par la suite une auteure psychanalyste a écrit un ouvrage dans lequel elle développe de manière argumentée la probabilité que le véritable auteur ait été Churchill lui -même. Et comme par hasard je trouvai alors chez un bouquiniste un petit fascicule intitulé «  la peinture, mon passe-temps » du même Winston Churchill, avec des reproductions de ses aquarelles réalisées sur les lieux mêmes où se situe l’action du roman j’y ai vraiment cru, preuves à l’appui! Eh bien non ce n’était pas lui.
        Anne Rochefort
        Madame Solario est un roman de l’écrivain américain Gladys Huntington, publié sans nom d’auteur en 1956 en Grande-Bretagne, et l’année suivante dans sa traduction française.

        Le roman
        Modifier
        Résumé
        Modifier
        Sur le lac de Côme, en Italie, dans un hôtel 1900, des aristocrates cosmopolites ainsi qu’une société mondaine ou demi-mondaine s’adonnent aux joies électives de la villégiature et de l’entre-soi.

        Un jeune couple, qui irradie la beauté et le mystère, va mettre à mal l’ordonnancement de cette bonne société : Natalia, la jeune et jolie veuve d’un richissime marchand ; et son frère, Eugene Harden, qui la rejoint à Côme après des années de séparation. Les deux personnages sont liés par un terrible secret : violée par son beau-père, Natalia a presque été vengée par son frère, qui a blessé au pistolet l’auteur du forfait. Le jeune homme a été contraint à un long exil.

        Composition
        Modifier
        L’œuvre s’organise en trois parties et trente chapitres, chaque partie comportant 10 chapitres.

        Les première et troisième parties sont racontées du point de vue de Bernard Middelton, jeune Anglais qui vient de finir ses études et qui bénéficie de quelques vacances avant de rentrer en Grande-Bretagne prendre un poste dans la banque familiale. Il est sous le charme de madame Solario, de près de dix ans son aînée, et tombe secrètement amoureux d’elle.

        La deuxième partie traite des retrouvailles entre Nelly (Natalia pour la « société » de l’hôtel ; Ellen pour l’état-civil) et Eugene après douze ans de séparation. Eugene « débarque » littéralement à l’hôtel avec, dans un premier temps, l’intention de demander des comptes à sa sœur à propos de l’héritage familial. Ils échafaudent ensuite plusieurs plans de liaisons et/ou de mariages avec certains des clients de l’hôtel pour tenter d’assurer leur situation financière. Cette partie est traitée uniquement du point de vue du frère et de la sœur, Bernard Middelton étant à peine mentionné au cours de ces dix chapitres.

        L’attraction physique qu’Eugene éprouve pour sa sœur transparaît à plusieurs reprises dans cette partie et éclate littéralement dans les dernières lignes du chapitre 20.

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*