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Carnet marocain (août 1995) – 2/2

16 août

Partout des photographies du roi Hassan II. En Espagne, le portrait du roi Juan Carlos I ne figure que dans les administrations, jamais dans les commerces.

A l’arrière d’un camion, un s a été omis, “Transport de poison”.

“Garage de l’Espoir“, dépannages nuit et jour.

A la piscine. Les Marocains sont généralement fins et musclés. Le désert les a sculptés. Les prescriptions alimentaires coraniques.

Imaginer un petit dictionnaire de mots arabes repris par le français, comme ces mots argotiques : kif-kif, toubib, bézef, etc., sans oublier les mots plus académiques, comme : hasard, truchement, etc.

Discussion à la terrasse d’un café de la Ville Nouvelle avec Saïd. “Les Arabes aiment les femmes bien en chair, mais les choses changent et les critères européens de beauté, via la télévision, s’imposent aux nouvelles générations.” Après un silence pensif, il me demande : “Vous aimez les os de beauté ?” Les os de beauté, c’est ainsi que l’on désigne les clavicules. A ma question : “Comment percevez-vous l’Europe ?”, il me répond : “L’Europe est un centre de magie, les sciences, les techniques, etc. Le Maroc, comme tant d’autres pays, ne demande qu’à participer à cette entreprise. Pourquoi ne vous ouvrez-vous pas plus ?” Assis une table voisine, un Marocain lui lance : “Nous ne sommes pas prêts !”

Mariage. Dîner dans le jardin. Nuit tombante. L’herbe bien verte. Une table ronde avec six hommes, je suis l’un d’eux. Nappe blanche ajourée aux motifs complexes, des entrelacs dans lesquels aucune figuration ne se laisse deviner. Les cinq hommes, tous en chemise blanche, sont d’une extrême politesse. Un domestique apporte un long plateau sur lequel s’alignent des poulets grillés. Pas de couvert. Gestes précis, les poulets sont désossés. La nappe se couvre de déchets. Nous nous rinçons les doigts avec des citrons, au-dessus d’une vasque en vermeil dans laquelle un filet d’eau tombe d’une aiguière.

 

20 août

Promenade dans le mellah (quartier juif en Afrique du Nord). La première référence à ce mot remonte au XVe siècle, à Fès. Son origine semble inconnue. Toutefois, un Berbère me donne son explication : mellah vient de ce que les Juifs avaient la peau salée (!?) Afin d’illustrer son affirmation, il se passe la langue sur le dessus de la main et prend un air dégoûté.

Dans la médina les portes sont en bois de cèdre. Le bruit différent produit par les deux heurtoirs annonçait soit l’intime (sur la partie mobile), soit l’étranger (sur la partie fixe). Les heurtoirs restent en place mais ils sont remplacés par des sonnettes électriques.

L’orage ne parvient pas à se dire. Ciel gris jaune. Mon front en sueur. Les petits cireurs de chaussures et les petits vendeurs de cigarettes aux terrasses des cafés. Des hommes et rien que des hommes. Tous sont moustachus, ce qui les vieillit.

Impossible d’être seul ! Mais pourquoi vouloir être seul ?

Dans un petit café de la médina, on diffuse des chansons de Cat Stevens, un converti à l’Islam.

Le porteur d’eau, tout de rouge vêtu, l’outre poilue, la bourse décorée de pièces de monnaie bien astiquées.

 

22 août

Les ablutions rituelles à l’entrée de la mosquée. Certains les font avec une stupéfiante dextérité (derrière les oreilles, les narines, etc.), comme des animaux très vifs, genre écureuils. La fontaine de la mosquée, une étoile d’eau coiffée d’une coupole d’eau illuminée.

L’aînée de la famille est partie prier dans une pièce voisine après avoir revêtu une vieille djellaba noire et s’être noué un foulard sur la tête. Il ne faudrait pas que la femme séduise son Créateur.

Les compositions les plus complexes (voir le zellige) sont conçues à partir de figures simples, comme l’étoile à huit branches, rencontre parfaite de deux carrés. Dans les strictes splendeurs de la géométrie, cette figure se devine partout.

Le vert, la couleur sacrée de l’Islam. J’ai les yeux verts. Et alors ? pensera le lecteur.

La nuit est tombée. Un parking. C’est entre deux voitures, et avec la gracieuse permission du gardien, que je vais enfin pouvoir me soulager. J’ai rencontré le gardien la veille, au mariage de son cousin.

Averse et fraîcheur sur la médina. Je rends grâce à Dieu.

Dans la nuit, des prières éraillées venues des haut-parleurs placés en haut des minarets – minable tout de même.

Il faut quitter sa terre pour croître.

Des réveils poissés. Je me dirige à grands pas vers le hammam où je me défais d’une gangue de fatigue. L’eau, l’eau toujours.

Chacun traîne ses draps aux quatre coins de la maison, un campement qui chaque nuit se modifie. Ceux qui furent des nomades essayent probablement d’oublier la fixité de la maçonnerie. Pas de meubles hormis quelques tables basses et de nombreux coussins où s’affaler.

Comme un miracle encore. Dans la médina, se coulant entre des variétés arabes, un air de Mozart.

Toutes les heures, de sa voix éraillée, l’horloge du salon psalmodie : “Allah est grand !”.

Sur le visage du mort est disposé par touches un produit au parfum très pénétrant. Il s’agit d’éloigner les scorpions et les serpents qui chercheraient à s’introduire dans la tête pour nidifier. Je songe à ce poème de Gottfried Benn, “Schöne Jugend”.

L’honneur des familles est toujours détestable.

Toute la tristesse du monde, une remontée de siphon peut la dire.

Mauvaise qualité des tissus. Pas de coton, rien que du synthétique. Le corps ne respire pas et la sueur est mauvaise. Les couleurs sont généralement indécises. L’œil aimerait se reposer dans des couleurs assurées. Il finit par les trouver : les toitures vernissées des palais et des mosquées (le vert sacré), le zellige, les tapis.

Dans la médina, des magasins vendent tout le nécessaire pour la pratique de la sorcellerie : peaux de chats, crânes de chèvres, carapaces de tortues et tortues vivantes, œufs d’autruches, caméléons vivants ou séchés, racines, herbes pour décoctions diverses, etc. Je ne connaissais ce type de commerce que par des livres d’enfants.

Une barre en bois placée en travers d’une ruelle. On m’explique qu’elle est destinée à contraindre les passants à se courber et, ainsi, à honorer Moulay Idriss, le saint patron de Fès. Cette barre est placée suffisamment haut pour ne pas gêner le passage des animaux et leurs chargements, ce qui aurait pour effet de perturber l’activité économique de tout un quartier. Aussi de nombreux passants n’ont-ils pas à se courber ; seuls les grands, dont je suis, y sont contraints.

Les commerçants dans la médina : “Entrez pour le plaisir des yeux !”

 

25 août

Sans le savoir, j’ai fait mes besoins entre deux tombes. La nuit était tombée et ce n’est qu’après que j’ai compris. J’ai regretté mon acte, j’ai présenté mes excuses aux morts et à Allah ; et je me suis souvenu de l’importance de l’intention ; je n’étais animé d’aucune mauvaise intention.

Il est difficile et préoccupant de faire ses besoins dans la médina. J’attends la nuit pour me rendre sur le parking. Le gardien est un ami. Il a ri sans pouvoir s’arrêter quand je lui ai parlé de mon “acte sacrilège”, au cimetière. “Allah te pardonne” m’a-t-il dit en me pressant l’épaule.

L’Européen considérera la médina comme un lieu certes pittoresque mais sale, ce qui n’est vrai que d’un certain point de vue, le sien ; jamais il n’y surprendra une odeur aussi répugnante que celle de crotte de chien qui se hume partout sur les trottoirs de Paris.

La foi musulmane milite contre le mystère trinitaire des chrétiens – “Votre religion est si compliquée”. Cette absence du mystère trinitaire confirme la discontinuité radicale entre le créé et le Créateur. La simplicité de la foi musulmane a permis son expansion rapide, fulgurante, l’emportant ainsi sur la complexité tatillonne de la foi byzantine. Les querelles religieuses ont affaibli l’Empire byzantin (les persécutions exercées par les orthodoxes de Constantinople contre les monophysites et les jacobites de Syrie et d’Égypte qui de ce fait accueillirent avec plaisir les conquérants musulmans, plus tolérants). Sous les Abbassides, l’Islam connut son âge d’or. Plus de guerre de conquête, mais une expansion commerciale et intellectuelle dont Bagdad est le centre. La dynamique musulmane est relancée par des mercenaires à la solde des Abbassides, des Turcs qui vont s’islamiser, prendre le pouvoir et créer des dynasties souveraines (Ghaznévides puis Turcs seldjoukides). L’expansion musulmane (entre le XIe et le XIVe siècles) sera l’œuvre de non-Arabes : Turcs, Mongols, Berbères, Ottomans. Et, ainsi, l’Islam se portera en Asie Mineure, en Afrique noire, en Inde.

Olivier Ypsilantis

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