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Carnet marocain (août 1995) – 1/2

3 août

Desierto de Tabernas. L’érosion sur la Sierra Alhamilla ; l’érosion, une écriture que je m’efforce de déchiffrer. La géologie et la minéralogie nous ouvrent Le Grand Livre du Temps – notre généalogie. La géologie, la minéralogie… mais il ne faudrait pas que j’oublie l’astrophysique, cette branche interdisciplinaire de l’astronomie qui engage la physique et la chimie.

Melilla, ville de garnison. C’est d’ici que partit la rébellion. Je prends des notes dans un café arabe. Le thé infuse sous une épaisse couche de feuilles de menthe. Les pas sont traînants, les regards sont vifs. Sur un portail en fer, l’étoile de David. Le zellige d’une fontaine, un entrecroisement dense conçu à partir de la rencontre parfaite de deux carrés. La fontaine est purifiée, soit christianisée par l’emblème en stuc de l’Espagne royale et catholique. Un âne brait. Le ralenti d’un diesel – beaucoup de Mercedes ancien modèle, 240 D généralement. Le Casino Militar.

Frontière Melilla – Beni Enzar. Un grouillement peu coloré avec, parfois, une femme en djellaba rouge. Il arrive qu’une femme joliment maquillée, souliers à talons aiguilles, aille d’un pas souple entre des femmes chargées comme des baudets. Le plus souvent, les hommes vont et viennent avec des petits paquets à la main. A la douane, je m’adresse en espagnol à un douanier marocain. Coup d’œil sur mon passeport : “Français ! Pourquoi ne me parles-tu pas en français ? Je ne suis pas espagnol !”

Vers Fès (via Kassita – Taza). Le long de la R.N., des villages en parpaings gris avec leurs pignons en ciment non crépis, non peints. Encore ce thé à la menthe, brûlant et désaltérant. Un alignement de Mercedes 240 D aux calandres ornées du fer à cheval porte-bonheur. Notre immatriculation allemande attire les Marocains qui travaillent ou qui ont travaillé en Allemagne ; ils semblent heureux d’échanger quelques mots. Dans certains villages flottent de nombreux drapeaux du pays, des drapeaux dont le rouge sombre met l’œil en appétit. En leur centre, l’étoile verte ajourée à cinq branches, cinq triangles isocèles qui rayonnent d’un pentagone. Cette étoile peut se tracer sans avoir à lever le crayon et l’enfant aime en parsemer le ciel de ses dessins. Les savoureux rapports du vert au rouge, du rouge au vert.

 

6 août

Traversée au sud du Rif. Encore pris un thé dans un village tout de parpaings. La fumée des grillades, du mouton. Et cette menthe qui me dit tant de fraîcheur ! Le fond de l’air devient brûlant. Le fond de l’air, je comprends à présent toute la pertinence de cette expression. Sur une bonne partie de la route, les paysages ne diffèrent guère de ceux des environs d’Almería. Puis le dépaysement commence, brûlant, velouté, saharien. Les pierres et les cailloux n’accrochent plus les ombres qui glissent en caresses de plus en plus imperceptibles.

 

8 août

Fès. Café “Tout va bien”. Des magasins de vêtements : “Le petit élégant” et “Coin de l’élégance”. Nom d’un salon de coiffure : “Coupe magique”. Le croissant vert des pharmacies.

Lorsqu’un Marocain me demande d’où je viens, je lui réponds : “D’Andalousie” ; il n’est pas rare qu’il me gratifie alors d’un sourire et me dise : “Tu appartiens un peu à notre monde.”

Apprendre à vivre avec les mouches. L’apprentissage peut être long. Je pense à Job.

Les azulejos (ou zellige) sont chez nous imprimés sur des carrés ou des rectangles. Au Maroc, le découpage suit la composition, aussi complexe soit-elle. Il se fait à la main, ce qui donne vie aux surfaces ; on s’approche et mille irrégularités ravissent l’œil.

Sur les routes, de nombreuses automobiles sont immatriculées à l’étranger (les Marocains de l’étranger), essentiellement : France, Hollande, Belgique et Allemagne. Ce grand nombre de plaques minéralogiques européennes, françaises pour la plupart, fait que le dépaysement n’est pas total. Le dépaysement, cette impression merveilleuse et fragile, merveilleusement fragile, dont un rien nous éloigne.

Une boutique, un mètre de large sur cinq mètres de long avec rien que des babouches en soie. Dans la pénombre, une luisance filigranée de fil doré.

Dans la médina : “Ça va ?” ou : “Comment ça va ?”

Assis à la terrasse d’un café proche d’une porte de la médina. La prière vient d’un minaret tandis que la télévision braille en français quelque chose de ringard, de nostalgique peut-être. Je suis assis à l’ombre d’un splendide platane, cet arbre qui en France borde les routes nationales. Des feuilles de menthe infusent dans mon verre Duralex – Made in France.

Préparation du repas. La mère et ses filles ne se cantonnent pas dans la cuisine, elles traînent dans la pièce centrale un petit réchaud en terre cuite. Le père promène son matelas ici et là. Il somnolait dans l’entrée ; à présent il somnole dans une pièce attenante à la pièce centrale ; tout à l’heure il sera je ne sais où. Les fils rentrent du travail. Sieste. Personne n’a une place déterminée. La femme est assise devant le réchaud, à même le sol, jambes écartées. On campe dans la maison, on nomadise. Le mobilier est léger, peu volumineux. Aucune pièce ne semble avoir une fonction bien déterminée. Nous sommes aux portes du désert. L’appel.

L’attirance qu’ont les petits enfants pour l’ordure, l’excrémentiel. Dans la médina, Rachel, quatre ans, ne voit que la saleté et ne cesse d’attirer notre attention sur elle. La saleté sèche ne l’attire pas tant que la saleté humide. Je la retrouve accroupie, promenant la pointe de ses petits doigts dans des choses.

Promenade dans l’ancien quartier français. Assis à la terrasse d’un grand café, la “Brasserie de la Renaissance”, un Marocain m’interpelle, l’air amusé et tout en se lissant la moustache : “Vous cherchez le syndicat d’initiative, mon ami ?” Plus loin j’entends : “Puis-je vous aider ?”

Personne ne vous colle ; ce sont les effets d’une propagande intensive, me fait savoir le fils de mon hôte. Il s’agit de ne pas décourager le touriste, de le respecter – et il accompagne ce verbe d’un sourire. “Vous a-t-on collé ?” me demande-t-il avant de répondre aussitôt :  “Non, car comme vous l’aurez remarqué sitôt qu’un enfant se risque à vous demander un dirham, un adulte lui fait les gros yeux.”

Le vendeur d’orangeade, sa bonbonne dans le dos, une belle bonbonne en cuivre que termine une hampe à laquelle sont accrochées des imitations de fruits et de fleurs en plastique. Le vendeur est très orné : un baudrier surpiqué d’un gros fil doré maintient la bonbonne ; dans la ceinture, non moins ornée, sont glissés des verres à dorure – je pense à une cartouchière. Pour servir, le vendeur se penche afin de permettre au liquide de s’écouler par un petit tuyau en cuivre qui lui passe sous le bras. L’équipement a belle allure mais la boisson proposée n’est qu’un ersatz.

Le thé que mon ami marocain appelle ironiquement le “whisky marocain”.

Je m’accroupis contre un mur pour prendre des notes. J’entends une voix de jeune femme : “Bonjour les canards”, et des rires se perdent derrière une porte étroite.

Passé de la médina à la ville nouvelle. Les grands cafés aux carrefours, les larges avenues, les vastes places. La ville européenne me repose de la médina, mais le pouvoir d’attraction qu’exerce cette dernière est si fort que je ne tarde pas à y revenir, et à grands pas.

L’intention, tous me parlent de l’intention. “J’ai entendu le Messager de Dieu dire : “Les actions ne valent que par les intentions” écrit Riyad Al-Salihine dans “Les Jardins des vertueux”. Un ami édenté me dit faire partie des mauvais (abus de drogue et d’alcool, abandon de la prière) et il ajoute : “Mais ce n’est pas grave puisque pour l’heure l’intention n’y est pas. Je m’explique. En faisant ma prière, je respecterais une règle mais elle serait vide de sens et je mentirais à Allah et son Prophète.” Puis il me considère avec attention : “L’Islam est simple tandis que le christianisme est compliqué” ; et après un silence, il renchérit : “Chez nous tout est simple. Que vos histoires sont compliquées !”

Sur des banderoles tendues d’un bout à l’autre des rues, je puis lire : “La Banque Marocaine pour le Commerce et l’Industrie souhaite la Bienvenue à nos ressortissants à l’étranger”.

Sur un paquet de cigarettes marocaines, il est écrit : “La sélection de tabacs noirs exotiques, le filtre adoucissant “Antinicogoudron” et son bout aquafuge blanc insensible à l’humidité font de cette cigarette un produit ultra-moderne.”

Des proverbes, toujours.

Des gamins vendent des cigarettes à l’unité.

Le Marocain, le Berbère plus encore que l’Arabe, est généralement sec. Rares sont les bedaines comme on en voit tant en Espagne. Les minces et les maigres seraient-ils plus proches de Dieu ?

Couscous. Un large plat dans lequel chacun se sert. Circule un bol en terre cuite orné de motifs foncés très odorants ; l’eau y est fraîche, merveilleusement fraîche, et légèrement parfumée par la teinture de ces motifs. Le père plonge ses doigts dans le plat et fait sauter la semoule dans sa paume jusqu’à ce qu’elle forme une petite balle qu’il lance dans sa bouche.

L’air désolé d’un convive. Il s’efforce d’excuser la conduite de son ami qui, lui semble-t-il, a trop bu. Mais l’ami reste très courtois et je ne vois rien dans sa conduite qui trahisse un excès de boisson.

A l’entrée du cimetière juif de Fès, il est écrit : “L’Éternel fait mourir et Il fait revivre. Un jour Cléopâtre demanda à Rabbi Meïr : “Vous pensez que les Morts vont revivre ? Mais seront-ils alors habillés ou sans leurs vêtements ?” Rabbi Meïr répondit : “Prends l’exemple du grain de blé : lorsqu’on le plante, il est nu et lorsqu’il ressort de la terre en épi, il est habillé de plusieurs enveloppes successives. A plus forte raison en est-il ainsi pour les hommes : n’étant jamais enterrés “nus” (de mitswoth), ils ressusciteront certainement avec leurs vêtements (de gloire).” Ce curieux dialogue rapporté par le Talmud permet en tout cas de comprendre que pour le judaïsme la mort n’est pas une “fin”, un aboutissement définitif, mais au contraire une préparation à une vie nouvelle. C’est l’enterrement comparé à la semence de la graine qui permet cette préparation. Voilà ce qui explique le respect que l’on doit au corps.”

Sur l’une des tombes les plus imposantes de ce cimetière, on peut lire : “Ici repose Mademoiselle Solica Hatchouel, née à Tanger en 1817. Refusant de rentrer dans la religion islamique, les Arabes l’ont assassinée à Fez en 1834. Arrachée de sa famille, tout le monde regrette cette enfant sainte”. Le carré des enfants. Pas une inscription hormis la suivante : “Leon Edery falleció a los dos años de edad”. De toutes petites tombes en forme de tentes, du torchis peint à la chaux. Le cimetière, un campement et ses alignements. Les trépassés voyagent ; demain ils seront ailleurs. Les morts, des nomades en l’Éternel. La tente, le Voyage ; le Voyage, Yahvé.

Le voyage ; comme s’il nous fallait toujours revenir à la source de la nostalgie et y boire.

Les toilettes à la turque présentent divers avantages dont le suivant : la position accroupie et l’ouverture qu’elle définit permettent d’expulser les excréments sans qu’ils nous souillent. Ainsi le nettoyage se limite-t-il à presque rien.

Des proverbes encore et encore. Ils sont dans tous les cas plus pertinents (efficaces) qu’un raisonnement.

A certaines heures, une source est habitée par un être maléfique. Me renseigner sur les horaires et apprendre le rituel qui le tiendra en respect.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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