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Carnet irlandais (1984) – 3/3

(Extraits d’une lettre)

Sur mon passeport, des cachets ; celui de la RDA, marteau et compas, offre un beau dégradé ; celui de la Hongrie indique si le voyageur est entré ou sorti en voiture ou en train (une petite voiture ou un petit train comme venu d’une chambre d’enfant accompagne la date) ; la Tchécoslovaquie et son lion ; la Pologne et son aigle, etc.

Toutes mes pointes sèches sont des impressions de voyage. Par elles j’aimerais dire l’attente, la buée sur la vitre d’un compartiment de train, des arrière-pensées, la naissance d’un sourire, la beauté féroce des avions de chasse, la luisance de métaux faits d’alliages renouvelés et de fusions spéciales, l’astre d’une prunelle, la pensée des vents qui trace sur le sable des ripple-marks, les clivages, des jours allemands et tant d’autres choses. J’aimerais aussi dire ce plein à la fois étouffant et réconfortant des lieux familiers – la maison de famille.

 

26 septembre

Pensé à Schopenhauer. Kilmainham Goal voilée de bruine froncée. Je me tasse devant la chaufferette et termine “Animals Farm” de George Orwell. En une fable, il démonte les mécanismes du pouvoir. The Seven Commandments ; le septième (“All animals are equal”) est le plus sublime, le plus grotesque. Pensé à Montesquieu, la férocité amusée de ses “Lettres persanes.”

Visite de mon landlord. Il vient encaisser le loyer et m’annonce qu’une locataire va s’installer dans la chambre d’à-côté. Il place quelques sous-entendus dignes d’un entremetteur – encore un !

Promenade dans Merrion Square puis visite de la National Gallery of Ireland que fréquenta George Bernard Shaw dans ses années de formation. Sur le col de l’uniforme des gardiens, la harpe. Devant un Soutine, après un silence plein de bonne volonté, une vieille dame très élégante risque la réflexion suivante à son amie : “Ce garçon devait avoir un problème de vue.”

Les portes de Dublin, couleurs vives et laquées, colonnettes à chapiteaux ioniques. On en tire des cartes postales et des affiches, tant et si bien que ces portes sont devenues le symbole de la capitale de l’Eire.

Cromwell mourut le 3 septembre 1658 et fut enterré avec un faste royal à Westminster. Le 30 janvier 1661, signe suprême de disgrâce, on exhuma ses restes qui après une exécution symbolique (pendaison et décapitation) furent dispersés.

Les restes de Sir Roger Casement, pendu le 3 août 1916, furent restitués à l’Irlande par Harold Wilson et ré-enterrés le 1er mars 1965 au cimetière de Glasnevin, à Dublin.

Après l’invasion de l’Irlande par Cromwell et l’échec du Cromwellian Settlement différents projets furent élaborés. Le géographe William Petty imagina de vider l’Irlande de ses habitants pour en faire un gigantesque domaine à bestiaux. On imagina aussi de vendre aux Juifs toutes les terres du pays. Dans son ouvrage “The Commonwealth of Oceana”, le théoricien politique James Harrington expose minutieusement les modalités de l’établissement d’une république israélite en Irlande. Par des voies indirectes, ce projet me conduit vers le plan Morgenthau (élaboré par Harry D. White), plan qui visait à transformer en champs et en prairies les régions industrielles de l’Allemagne après la défaite des nazis.

 

27 septembre

J’ai accepté de répondre à l’invitation de mon ami le généalogiste. Matteo me suit avec sa thèse toujours en gestation. Il cherche des mécènes. Il a déjà reçu quelques subsides de l’Arabie Saoudite. Ce matin, je l’ai aidé à rédiger une lettre au prince Rainier de Monaco.

Une belle soirée. Par les fenêtres, les giclées orangées du crépuscule. L’ami japonais me présente aux uns et aux autres – il connaît tout le monde ! Conversation avec un invité à la carrure de déménageur. Il n’apprécie guère Matteo et me met en garde contre lui car il ne serait pas plus sourd et muet que nous et simulerait pour mieux se faufiler partout. Je crois à de la malveillance. Et pourtant, tout en l’écoutant, un détail me revient : à l’Olympia Theatre, une porte avait claqué et Matteo avait sursauté. Mais je parviens sans tarder à me convaincre qu’il ne s’agit en rien d’un indice qui puisse me permettre de le soupçonner et d’en venir à le considérer comme un simulateur.

Tandis qu’une invitée se tient dans l’encadrement de la fenêtre de la cuisine, à contre-jour, un léger vertige me prend. Ces jardinets plutôt mal entretenus et délimités par des murets de briques, ce ciel aux nuages en charpie et sanglants, cette odeur de tourbe… Une conjonction de détails venait de me renvoyer en Pologne, devant une femme qui elle aussi se tenait à contre-jour dans l’encadrement d’une fenêtre, etc.

Dublin a repris officiellement son nom gaélique en 1921, lors de la proclamation de la République, Baile Átha Cliath (La ville du gué des haies de roseaux). Dublin est un nom danois, Dubh Linn (L’Étang noir).

Rising, soulèvement, insurrection, mais aussi résurrection (rising from the dead) / Boycott, hooligan, deux mots venus de noms irlandais et qui ont enrichi notre lexique / Black and Tans, force de répression. Avec leur tenue dépareillée par manque d’uniformes, ces hommes ressemblaient à ces chiens de chasse de Limerick / Tories, terme injurieux utilisé contre les hors-la-loi catholiques en Irlande ; on appelait aussi rapparees ces bandes d’irréductibles qui, longtemps après Cromwell, vécurent de rapines sur les usurpateurs / Whigs fut également un terme injurieux et péjoratif ; ses adversaires donnèrent à cette classe politique le nom de révoltés écossais du début de la Restauration / Scotus, c’est par ce nom que l’Irlandais d’avant les Celtes est désigné dans les plus anciens textes / Sinn Fein, Nous-mêmes ; Fianna Fail, Guerriers de la Destinée ; Fine Gael, Famille des Gaëls.

 

1er octobre

La locataire est arrivée. Je ne suis pas mécontent d’entendre un peu de bruit de l’autre côté de la cloison. Liza est belle. Sa chevelure est d’un roux flamboyant, on pourrait craindre de s’y brûler et je ne force pas l’image. Elle m’invite dans sa chambre pour a cup of tea. Début octobre, la température a baissé et on frissonne à la nuit tombante. Liza a installé une chaufferette électrique dans la petite cheminée d’angle. Elle porte une robe de laine noire et moelleuse qui lui arrive au-dessus du genou, des bas de soie noirs et des bottines en cuir souple et noir. Nous devisons sur la moquette d’un bleu-vert indécis. Ses jambes sont repliées et ses genoux luisent derrière la soie. Son père a longtemps travaillé comme manutentionnaire aux brasseries Guinness. Elle est née à Londres où elle a passé une partie de son enfance. Elle me découvre ses albums de famille, ce que je considère comme une marque de confiance. La chaufferette électrique place des fils de feu nerveux partout dans sa chevelure. Sur son lit, elle a disposé des peluches, certaines bien fatiguées, les peluches de son enfance. Sur une photographie, je reconnais le nounours blanc au poil angora ; elle le serre dans son bras gauche tandis que de son autre bras elle serre la jambe de son père. A l’arrière-plan, un petit pavillon bien modeste. Liza m’invite au pub, avec son ami, demain.

 

2 octobre

L’ami, Sean, cheveux très noirs, sympathique, exubérant, de plus en plus exubérant à mesure qu’il descend les pints de Guinness. Il a travaillé à Londres comme égoutier, jusqu’au jour où il en a eu assez d’“être dans la merde des Anglais”. Il travaille à présent dans le bâtiment, entre Dublin et Londres, heureux d’être enfin à l’air libre, perché sur des échafaudages, as free as a bird.  Il a roulé sa bosse aux quatre coins du monde. Ce gaillard a un formidable talent de conteur, comme nombre d’Irlandais. J’ai de la matière pour un livre. Il faudrait que je prenne des notes, que je l’enregistre. Liza le contemple, silencieuse, probablement amoureuse. L’éclairage doré du pub se perd dans sa chevelure pour en rayonner.

Retour chez Liza en double-decker. A peine arrivé, Sean se blesse contre le robinet en vomissant dans le lavabo. La blessure est superficielle mais saigne beaucoup. On le lave, on le panse, on le traîne jusqu’au lit de Liza et on l’installe au milieu des peluches. Il me demande si je n’ai pas une bouteille de whisky afin que nous trinquions à l’amitié séculaire qui unit nos deux pays, l’Irlande et la France. La nuit sera calme, hormis une irruption de Sean dans ma chambre : “Where are the loo ?”

National Library of Ireland. Lu “Le monologue intérieur, son apparition, ses origines, sa place dans l’œuvre de James Joyce” d’Édouard Dujardin. En 1920, Valéry Larbaud lit ce qui a paru d’“Ulysses” dans The Little Review, une revue littéraire d’avant-garde newyorkaise. Peu après, il rencontre l’auteur qui lui confie que le “monologue intérieur” a été utilisé d’une manière systématique, quelque trente ans avant la composition de son livre, par Édouard Dujardin dans “Les Lauriers sont coupés”. Cette forme d’écriture constitue un moment “du développement d’une tradition littéraire qu’on peut faire partir de Montaigne” écrit Valéry Larbaud. Richard Ellmann, le biographe de James Joyce, précise que celui-ci découvrit “Les Lauriers sont coupés” en 1903, au cours d’un voyage en train Paris-Tours. Dans un kiosque, il aperçut le livre d’Édouard Dujardin et l’acheta car il savait l’auteur ami de George Moore.

Feuilleté le petit album photographique de Gisèle Freund : “Trois jours avec Joyce”. Premier jour : Joyce au travail (une épreuve corrigée de “Finnegan’s Wake”, presque aussi surchargée qu’une épreuve de Balzac). Deuxième jour : Joyce et ses éditeurs (Joyce dans la librairie Shakespeare & Co, en compagnie de Sylvia Beach et d’Adrienne Monnier). Troisième jour : Joyce en famille (les mains posées sur sa canne comme s’il s’agissait d’un instrument de musique).

Lu “Journal irlandais” de Heinrich Böll. Son spirituel avertissement placé au-dessus de la dédicace : “Cette Irlande existe, mais celui qui, s’y rendant, ne la trouverait pas, n’aurait bien entendu aucun droit de recours contre l’auteur”. L’étonnante séquence intitulée “Les plus beaux pieds du monde” et l’émerveillement de la jeune épouse du médecin devant les pieds de Mary Mc Namara, des pieds qui cherchent un appui pour aider l’enfant à naître. Ces pieds l’émerveillent d’autant plus qu’elle a travaillé dans une clinique orthopédique à Dublin.

Promenade dans St Stephen’s Green. Je passe devant le buste de la comtesse Markievicz qui m’avait tant intrigué à mon arrivée à Dublin – mais qui pouvait bien être cette comtesse au nom polonais ? D’immenses éclaircies. Une fluidité humide. Une mise en scène céleste. Est-il possible que ce jardin si calme ait vu tant de morts (Easter Rising) ? Pensé à ces lieux de Paris – leur quiétude dominicale – qui furent aussi des lieux de mort. Dans le jardin des Tuileries, des impacts de balles témoignent non pas des combats de la Libération mais des pelotons d’exécution versaillais. Le parc Monceau fut un abattoir comme le fut le square des Batignolles, situé le long de la ligne Saint-Lazare. Un kiosque à musique, rue Charles-Fillien (dans le XVIIe arrondissement), est implanté sur une fosse où reposent des fusillés de la Commune, et ainsi de suite.

Harcourt Street est l’une des plus belles rues d’Europe avec sa très légère courbe et ses façades sans ornement. Toute la jubilation qu’éprouve le promeneur est le fait des proportions, principalement du rapport des ouvertures aux façades. Briques aux tonalités chaudes, huisseries passées à la laque blanche. Grafton Street, Nassau Street, Trinity College, quais de la Liffey ; j’emprunte l’élégante passerelle métallique surmontée d’accolades ajourées dont la pointe supporte un réverbère. Je m’attarde devant une vitrine où sont présentées des vestes du Donegal. Elles ont une élégance rustique et leurs chaudes tonalités s’harmonisent avec le cuir des fauteuils club, le whisky et les tabacs blonds. Au pub, je soumets à un habitué cette réflexion : “Dieu a créé l’alcool afin d’empêcher les Irlandais de dominer le monde”. Il la trouve formidable, me gratifie de grandes tapes dans le dos et m’invite à une Guinness.

Flann O’Brien résume le credo du Dublinois dans “The Workman’s Friend”, un poème placé dans son roman “At Swim-Two-Birds” : “When things go wrong and will not come right, / Though you do the best you can, / When life looks black as the hour of night – / A pint of plain is your only man”. Bon sang, l’Irlande est bien le seul pays où j’aurai bu de la bière !

A lire, “A Modest Proposal for Preventing the Children of Poor People, from Being a Burden to their Parents” de Jonathan Swift (1729), ou comment résoudre la misère due à la surpopulation par l’anthropophagie. A lire également, “Voyage en Angleterre et en Irlande” d’Alexis de Tocqueville.

Lu “Le Pleure Misère” de Flann O’Brien. Songé aux “Déchus” de Maxime Gorki. Mais avec les Irlandais, l’humour (salvateur) confère aux scènes les plus pénibles une belle énergie qui place les protagonistes au-dessus d’eux-mêmes, de leur misère. Songé à l’humour juif en lisant ce chef-d’œuvre.

(Extraits d’une lettre)

Je te remercie, ta lettre vaut autant par la qualité de l’écriture que par celle du papier et de ton dessin fourmillant.

Ma vie à Dublin est probablement aussi monacale que la tienne. J’étudie à la National Library of Ireland, de l’ouverture à la fermeture. Je marche beaucoup – la marche aide la tête.

Ne crois-tu pas que certains artistes sont à blâmer, à commencer par ceux qui ne veulent pas comprendre que le désastre est plein et permanent, que leur siècle n’est pas plus terrible que les siècles antérieurs ? La particularité de notre désastre est probablement à rechercher dans la défection du langage. Les mots nous ont lâchés, sans doute effrayés par l’emploi inconsidéré auquel nous les soumettons. Nous serons sauvés par l’étonnement, l’étonnement face au langage qui alors nous prêtera à nouveau ses forces, ému par notre attention.

A Larmor-Baden, une reproduction du “Bohémien endormi” du Douanier Rousseau veillait sur mon sommeil. Chaque soir, avant de m’endormir, je les investissais, le Bohémien et le lion, de pouvoirs renouvelés.

L’Irlande. Pubs et musique ; l’infini des entrelacs, cercles concentriques ou non, spirales et ellipses, gravures mégalithiques, New Grange et haut Moyen Âge. L’Irlande chrétienne nourrie de l’étourdissante finesse barbare et de la spiritualité pré-chrétienne – l’Irlande d’avant la reprise en main par Rome. “Will none of you ever guess that man can study man, or worship God, in dance and song and story!” écrit Seán O’Casey.

 

15 octobre

Retour à Paris. J’observe les visages. Ils sont lisses, bien rasés, bien nourris. Je m’étais habitué à l’expressivité des visages irlandais. Ici, je ne vois que des visages sages, peu propices aux passions, juste-milieu. Je me sens exilé.

 

Olivier Ypsilantis

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