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Carnet irlandais (1984) – 1/3

14 juillet

A bord du Shamrock. La Cornouaille à tribord. Un ciel pâle au-dessus du bastingage.

Arrivée à Dublin. La Liffey obéit au rythme des marées, ses flancs sont lourds d’algues spongieuses.

Peut-être quitterai-je Dublin pour le Connemara (Conamara). La lumière y est si belle que l’on en vient, dit-on, à ne plus craindre la mort.

Dublin. J’ai le sentiment que cette ville interpose un écran entre elle et moi mais qu’implicitement elle m’invite à le crever.

Logé au Youth Hostel pour cette deuxième quinzaine de juillet. Des averses tièdes. Dans la chambre, deux Égyptiens : un Copte très silencieux et un Musulman très bavard qui fait ses prières devant le lavabo, ce qui m’indique la direction de La Mecque.

Au pub. Lumière dorée. Malgré mon aversion pour la bière, cette boisson qui ne donne pas une once d’esprit, je me mets à boire de la Guinness car boire de la Guinness c’est boire l’Irlande ! Il crachine au sortir du pub et je grelotte ; une forte douleur me prend le ventre et la Guinness se met à couler entre mes jambes… Je porte heureusement un large pantalon militaire pincé aux chevilles, mais tout de même ! Le Youth Hostel est de l’autre côté de la ville. J’évite les rues trop éclairées et rase les murs, au risque de passer pour un voleur ou un assassin. J’arrive enfin mais… Dans les escaliers, de jeunes Allemandes se sont assises et papotent. Je n’ose les enjamber pour regagner ma chambre…  J’attendrai donc plus d’une heure dehors, sous une pluie fine, avant de pouvoir me précipiter sous la douche.

 

18 juillet

National Library of Ireland. Je remplis la petite fiche jaune pâle, bilingue (gaélique et anglais). Premier livre choisi : “Ireland’s civil war portraits”. J’imagine Michael Collins sous les traits de Clint Eastwood ; mais lui, ce n’était pas du cinéma !

Je fais la connaissance de celui qui deviendra mon plus fidèle ami durant ces mois dublinois, un Japonais sourd-muet. Nous communiquons par petits papiers. Il prépare une thèse de doctorat sur l’Islam. Son français est parfait. Matteo, c’est ainsi qu’il se présente, la cinquantaine, porte des lunettes à double foyer et un béret basque, comme ce vieux peintre, Japonais lui aussi, que je rencontrais sur les quais de la Seine. Il trimbale un volume considérable de manuscrits dans des sacs en plastique.

Je le regarde qui s’éloigne dans la rue ; ses vêtements pendouillent, ses sacs lui battent les flancs ; il a la silhouette d’un sans-abri.

 

19 juillet

Dans la salle de lecture, une basilique, j’écoute les cris des mouettes. Je suis certain qu’elles s’efforcent de me transmettre un message. Je vante à Matteo la beauté d’une bibliothécaire, la pureté de son profil. Nous communiquons toujours par petits papiers.

 

20 juillet

Il m’écrit avoir arrangé l’affaire avec la bibliothécaire. Ce coquin fait l’entremetteur. Je le réprimande, amusé. L’air tout penaud, il me dit avoir agi par amitié. Je présente mes excuses à la belle bibliothécaire et lui déclare que mon séjour en Irlande sera des plus sages.

 

1er août

Trouvé un logement 6 Emmet Road, au premier étage d’une petite maison. Ma chambre est modeste mais propre. A côté de mon lit, une lucarne s’ouvre sur l’ouest. Au crépuscule, le soleil inonde ma chambre. Mais qu’est donc (par la fenêtre de la cuisine) cette masse grise percée de petites ouvertures munies de barreaux ? Je questionne l’épicier, au coin de la rue ; il me répond : “Kilmainham Gaol” ; je sens qu’il ne veut pas m’en dire plus. Après lui avoir acheté Corn Flakes, Rice Krispies, Weetabix, Quaker Oats (les flocons d’avoine) et Shredded Wheat (du blé déchiqueté assemblé en petits coussins), je me dirige vers la masse grise qui m’intrigue toujours plus. A l’entrée, un gardien. J’apprends que la prison est désaffectée et qu’il n’est que gardien de musée, gardien du Kilmainham Goal Museum. Un groupe de visiteurs se forme, une dizaine d’Américains coiffés de la casquette bleue d’une agence de voyage. Alors que notre guide énumère les noms des leaders irlandais exécutés par les Anglais après l’Easter Rising, des Américains brandissent des poings vengeurs et se mettent à injurier les Anglais. Notre guide ne manifeste pas la moindre surprise et je crois même qu’il sourit. Entre autres documents sont exposées des photographies, portraits de la comtesse Constance Markievicz, née Gore-Booth, un visage splendide bien que terriblement marqué.

 

4 août

Lecture de “Finnegan’s Wake” ; je suffoque, émerveillé. Je me repose avec “Chamber Music” : “Lean out of the window / Goldenhair / I heard you singing / A merry air… ”

Commencé crayon en main la lecture de “The Poems of Gerard Manley Hopkins” (Fourth Edition based on the First Edition of 1918 and enlarged to incorporate all known poems and fragments).

A l’ouest, par la fenêtre de ma chambre, un ciel rose que cinglent des nuages mauves. Un ruissellement horizontal et séreux.

L’ami japonais est chez moi pour que je lui coupe les cheveux. Tandis que je m’efforce de faire de mon mieux, il mord dans un sandwich et tire dessus. Le morceau se détache d’un coup et sa tête part en arrière. Je lui fais comprendre en lui montrant la pointe des ciseaux qu’il pourrait se blesser. Il pose son sandwich et ne bouge plus – son air penaud, encore. Enfin, satisfait de sa coupe, il prend congé, rassemble ses sacs en plastique bourrés de manuscrits et s’enfonce le béret sur la tête, un peu trop à mon goût. Je lui fais quelques démonstrations sur la manière de le porter mais il me quitte après avoir haussé les épaules, le béret enfoncé jusqu’aux oreilles.

 

5 août

Aujourd’hui nous n’avons échangé aucun petit papier, rien que des mimiques.

Par l’invasion normande, la tenure féodale remplace la tenure celtique, le pouvoir royal anglo-normand remplace le pouvoir des chefs irlandais, une invasion qui facilitera la colonisation anglaise, une colonisation préparée par Rome. En effet, le particularisme des chrétientés celtiques pousse Rome (par manque d’arguments théologiques) à invectiver les Celtes. C’est l’Église légataire de l’Empire puis composante du système féodal contre l’Église primitive, la théologie contre l’ascèse, la verticalité contre l’horizontalité, l’ordre contre l’anarchie primitive, l’uniformité contre le particularisme. Le Concile de Kells, en 1151, conduit l’Église d’Irlande dans le giron de Rome. La croisade protestante aura été précédée d’une croisade romaine (voir les statuts de Kilkenny – renforcement de la ségrégation cléricale, Celtes / Anglo-Normands). La Réforme ne fera que reprendre les préjugés de Rome. La terminologie employée par la hiérarchie catholique à l’égard des Irlandais a été aussi dépréciative et méprisante que celle qu’emploieront, quelques siècles plus tard, les protestants à l’égard des catholiques d’Irlande.

Le ressentiment peut pousser un peuple au délire : des pamphlets accusent ouvertement l’Angleterre d’avoir prémédité et organisé la Great Famine de 1845-1849.

Le chauffe-eau est hors d’usage et mon landlord ne se décide pas à le réparer. Je me lave à l’eau glacée, ce qui a un effet stimulant. Je m’habitue aux souris. Notre contrat est clair, je ne les tourmenterai pas aussi longtemps qu’elles n’éliront pas domicile dans mon sac de couchage. Brumes et l’énorme masse de Kilmainham Goal ; je grelotte.

(Extraits d’une lettre)

L’impression de richesse foisonnante que je retire de nos entrevues tient aussi au fait – et c’est vous-même qui me l’avez fait remarquer – que nous avons suffisamment d’accords pour nous entendre et de suffisamment de désaccords pour ne pas nous ennuyer.

Relire ses écrits est une épreuve. Il faut y aller avec la machette et le feu. Je vais m’y mettre. Aujourd’hui, tous les genres littéraires doivent ruisseler les uns dans les autres. Il faut travailler à un genre unique. Je vois l’écriture comme un grand fleuve qui sinue dans une immensité dépourvue de repère. Il faut emporter le lecteur dans la puissance des ambiances. Il faut convaincre non par des raisonnements mais par la qualité de l’espace, par une vision pleine et permanente et non par des successions de petits coups aussi maîtrisés soient-ils.

 

6 août

Matteo a vu la belle vendeuse de bicyclettes. Elle serait heureuse de me revoir. Je n’ose pas le réprimander et j’en viens à considérer l’entremetteur avec sympathie.

J’aimerais une grande marche à travers l’Irlande, de Dublin à Galway, avant de me rendre aux îles d’Aran. Marcherai-je seul ?

La belle vendeuse a une vieille bicyclette vert pomme avec laquelle elle sillonne Dublin. Je lui fais part de mon projet, l’air de rien. Elle aussi aimerait mettre la clef sous la porte et marcher, marcher jusqu’aux côtes du Connemara.

Tandis que je marche dans Dublin, un souvenir me prend, un souvenir d’Israël. Dans les autocars, des jeunes femmes de Tsahal effondrées de fatigue dans leurs tenues de combat poussiéreuses Des regards d’une insoutenable intensité, un sourire parfois, un sourire né de la fatigue, le plus beau des sourires.

Chez les nomades l’étreinte est probablement plus belle que chez les sédentaires.

 

8 août

Au pub. La musique irlandaise passe directement dans le sang ; c’est la Musique des Épopées. C’est une musique à la fois lancinante et allègre ; oui, lancinante et allègre, je ne pourrais mieux dire. Nietzsche aurait pu également opposer la musique irlandaise à celle de Wagner.

Aux toilettes du pub. Que mes voisins d’urinoirs sont bavards ! Et ils chantent tout en pissant ! Les voix sont assurées, amples, pas un hoquet. Il me faut réviser mon jugement : la bière sait donner de l’esprit, aux Irlandais tout au moins.

(Extraits d’une lettre)

La veille de mon départ pour l’Irlande, je suis allé à l’Orangerie des Tuileries (Donation Walter Guillaume). Tu n’aimes pas Renoir, moi non plus. Mais si tu visites cette exposition, tu seras émerveillé par un certain “Paysage d’hiver”. Je ne comprends pas que tant d’espace soit réservé à Derain, un recoin suffirait. Ce peintre est représenté dans cette collection par le plus médiocre de son œuvre. La matière de “L’église Saint-Pierre de Montmartre” d’Utrillo est telle qu’on voudrait y passer la langue. Pourquoi ne vivons-nous la peinture que par l’œil ? Les blancs d’Utrillo sont une mixture dont j’aimerais connaître tous les ingrédients. Les deux toiles du Douanier Rousseau intitulées “La fabrique de chaises à Alfortville” me reportent dans ces heures de l’enfance où j’entrais dans des images avant de m’endormir.

Les cris des mouettes qui traversent la coupole de la salle de lecture de la National Library of Ireland m’ont d’abord distrait de l’étude ; mais à présent ils m’y incitent.

Chaque Irlandais s’attribue des origines mythiques. Interroge-les avec quelque insistance, ils te découvriront une généalogie fabuleuse et, sans peine, tu t’abandonneras à leurs légendes. Je bois de la Guinness en compagnie de sympathiques débraillés aux ancêtres royaux…

(à suivre) 

Olivier Ypsilantis

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