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Carnet indien (janvier-février 2003) – 8/8

 

Un vendeur de jus de canne à sucre dans Bombay

 

24 février. Dans la nuit indienne, la plus belle des nuits, féminine, enveloppante. Des feux de camps autour desquels on devine des abris en fibre végétale et une population variée ; des familles, des clans probablement. Ce sont des scènes des débuts de l’humanité, des scènes qui baignent dans une lumière où les plus disgracieux sont magnifiés – et une fois encore je pense à Rembrandt. La nuit indienne, on s’y allonge, on s’y étire, mains sous la nuque et poitrine ouverte à l’espace sidéral. Dans la gare centrale de Bombay, une multitude d’endormis. Ils se sont installés de manière à ménager des passages.

Kolaba. Un rat sort de l’hôtel, et il n’a pas emprunté l’escalier de service. Loin de me dégoûter, il me paraît sympathique ; et je me vois travailler à une historiette avec ce rat pour protagoniste. Kolaba, un quartier chargé de nostalgie impériale, britannique. Chambre 403, Hotel Cowie’s.

Je trouve un peu de fraîcheur dans le Horniman Circle (anciennement Elphinstone Circle). Ce nom a été donné à ce jardin après l’Indépendance en honneur à Benjamin Guy Horniman (1873-1948), journaliste à The Bombay Chronicle et fervent supporter de la cause indienne. La fontaine centrale (dédiée à ce journaliste) est d’une laideur parfaite. Dans son axe, les huit puissantes colonnes doriques auxquelles conduit une ample volée de marches avec, au fronton, cette inscription :  The Asiatic Society, Mumbai 1804. State Central Library. Town Hall. Sur le trottoir, à l’ombre d’un grand palétuvier, trois coiffeurs et leurs clients. A l’aide d’une pince, ils leur épilent les oreilles puis les nettoient avec des cotons-tiges. Le croassement des corbeaux partout, dans les campagnes et dans les villes. Une âcre odeur de pollution ; elle m’a pris hier, alors que le train s’approchait d’une ville pourtant endormie. Autour de ce jardin, rangés en épis, des camions Tata aux museaux orange avec, au-dessus des cabines, des porte-bagages joliment décorés ; ce sont des Goods carrier.

Halte en la cathédrale St. Thomas (début XVIIIe siècle). L’intérieur est riche en plaques commémoratives dont certaines s’ornent de scènes en bas-relief ou en haut-relief d’une agréable facture. Ainsi ce monument à Jonathan Duncan, gouverneur de Bombay de 1795 à 1811. He was born at Wardhouse, in the country of Forfar, in Scotland, on the 15th may 1756; came to India at the age of 16; and after 39 years of uninterrupted service, died at this place on the 11th august 1811. Sous cette notice biographique, deux enfants présentent un document sur lequel on peut lire : Infanticide abolished in Benares and Kattywar. Des ingénieurs, des officiers (parmi lesquels de nombreux marins), des administrateurs de l’East India Company ; bref, c’est toute l’ossature d’un immense empire dont on peut faire l’éloge. Aristocratie bourgeoise et bourgeoisie impériale, l’Angleterre c’est aussi cela. Un monument dédié au lieutenant-colonel John Campbell who in the crisis of the General War in India, 1784, defended Mangalore during a siege of eight months, against the united arms of Mysore and France, and after extorting from the inexorable sultan an involuntary eulogy, with honourable terms for his small but brave garrison, sunk, at the age of thirty three, under the hardships experienced, in the discharge of his duty to His King and Country.

 

Horniman Circle, Bombay

 

Par ses plaidoiries, Edmund Burke moralisera l’East India Company de Robert Clive et ses successeurs. L’action initiée par Warren Hasting doit beaucoup à l’auteur de “Reflections on the Revolution in France”, un auteur qu’il serait bon de faire connaître dans les écoles de la R.F. où l’on idolâtre Rousseau Jean-Jacques et consorts.

Sur son étalage, des petites architectures en pastèques ornées de morceaux de tranches d’ananas et de bananes. Des petits jets d’eau contrôlés par une minuterie en maintiennent la fraîcheur.

Arrêt dans une cafétéria pour le déjeuner : sweet lassi, fresh lime juice et rien de plus.

Une fois encore, on me regarde écrire. On fait parfois cercle, discrètement, très discrètement.

Revient-on vraiment de tout vrai voyage ? Le vrai voyage n’est-il pas précisément le voyage dont on ne revient pas vraiment ?

Pas de rickshaw à Bombay ; il est vrai que la pollution rendrait ce mode de transport particulièrement désagréable.

Et à nouveau ce don de Dieu, le jus de canne à sucre pressé devant vous. Un grand verre ne vous coûtera que trois ou quatre roupies.

Les double-deckers rouges, le néogothique, la tenue blanche des joueurs de cricket, les innombrables taxis noirs à toits jaunes avec compteurs à l’extérieur.

Promenade sur The Oval (le nom est tiré de la forme ; et je pense à L’Œuf, soit la place de la Comédie à Montpellier), un espace vert et vide (les arbres sont plantés en bordure) où, pour l’heure, des joueurs dûment équipés, des universitaires, s’entraînent au cricket. Le clocher de l’Université est mal proportionné : il semble avoir oublié l’ensemble auquel il se rattache et, de ce fait, il manque d’assurance.

Ceux qui luttèrent pour l’indépendance de l’Inde avaient étudié l’histoire du peuple irlandais, son combat pour la liberté ; c’est ce à quoi je pense en contemplant le drapeau indien qui flotte dans le ciel de Bombay. Ce sont les couleurs irlandaises mais disposées horizontalement.

Promenade sur Back Bay. Les façades les plus remarquables datent de l’entre-deux-guerres. Ce sont des immeubles généralement de cinq à six étages où la courbe vient agrémenter la droite, qu’elles soient horizontales ou verticales. Je pense à Nice, à la Promenade des Anglais. Chaque immeuble porte un nom : Keval Mahal, Zaver Mahal, Matru Chhaya, Kapur Mahal, Ganga Vihar, Jyoti Sadan. L’un des plus remarquables : Soona Mahal.

Bordant un côté de The Oval, des immeubles de même style (Art déco) que ceux du front de mer.

Retour en la cathédrale St Thomas et ses nombreux ventilateurs. Chaque pilier en supporte quatre, accrochés à de belles potences en fer forgé ; quatre fois dix, soit quarante ventilateurs.

Promenade à la nuit tombante sur le front de mer, à Kolaba. Des familles indiennes se font photographier devant cet arc de triomphe erected to commemorate the landing in India of Their Imperial Majesties King George V et Queen Mary on the second of december MCMXI. C’est un imposant monument de style anglo-indien. Passent de belles musulmanes dont les voiles noirs mettent en valeur les visages. Des Sikhs, barbes et turbans. J’éloigne les charlatans d’un froncement de sourcils ou d’un petit geste de la main, si cela ne suffit pas, ce que font tous les Indiens.

 

25 février. Bombay. Il n’y a aucune poubelle dans ce pays, aucune. Et comme je ne peux tout garder sur moi, je me mets à jeter, honteux au point que je ne jette qu’après m’être assuré que je ne suis pas regardé – difficile. Mais qu’importe puisque des millions d’Indiens balayent les détritus de millions d’Indiens !

Les échafaudages que j’ai pu observer ne sont qu’à deux dimensions, un quadrillage fait de bambou. A Kolaba, des ouvriers ravalent un bel ensemble de six étages édifié par les Anglais, un pied sur le rebord d’une fenêtre, un pied sur une traverse de bambou. Et ils s’arrangent pour passer d’un étage à l’autre, agiles comme les singes.

Je l’ai déjà écrit : un jour, nous serons privés du silence des églises et nous le pleurerons. Et je pense au dernier passage de “Jours maudits” d’Ivan Bounine.

Suspendus dans les kiosques, des colliers de fleurs où l’orange (l’une des couleurs nationales) manque rarement, des colliers de fleurs odorantes (du jasmin entre dans leur composition) à offrir aux divinités – et peut-être à sa bien-aimée ou son bien-aimé.

Les degrés de lecture des grands livres saints sont multiples ; ajoutez-y les incidences de l’histoire, les déviations qu’elle inspire et vous comprendrez l’inextricable fouillis dans lequel l’homme se voit empêtré. Les religions ont bien véhiculé le meilleur et le pire.

Le port de pêche de Bombay. Derrière le quai, les gonfanons multicolores me font croire un instant à une horde de cavaliers. La glace arrive en gros blocs qui sont réduits en morceaux dans une machine de la taille d’une bétonnière ; ensuite, elle est jetée à la pelle dans les hand carts chargés à ras bord et tirés par un homme courbé sur les brancards. Dans cette agitation on devine une rigoureuse organisation, comme partout en Inde. Les bateaux de pêche sont trapus et néanmoins élégants. Les réserves d’eau et de gasoil sont amenées dans des barils couchés par trois sur des chariots plats. Sur un bras de la jetée on travaille à l’entretien des filets, bleus et en nylon. Sur l’autre bras, des femmes et des enfants décortiquent des crevettes, accroupis en cercles. Tous sont d’une grande propreté et portent des couleurs qui auraient réjoui Gauguin. Les croassements des corbeaux, les beaux corbeaux indiens. La classification du poisson se fait selon quatre critères (meat firmness, gill colour, eyes, odour) et quatre degrés (A, B, C, D). Pour eyes on peut lire : en A, convex and clear ; en B, slightly whitish ; en C, sunken and opaque ; en D, sunken.

Aux abords du port, des femmes encore, toutes accroupies. Elles lavent les seiches de leur encre dans des bassines en plastique aux couleurs vives. Et d’autres arrivent en procession, larges paniers sur la tête, de la vannerie doublée de caoutchouc. Des colonnes de camions orange vif, orange vif comme les cornes de certains buffles. Le bois entre pour une large part dans la fabrication de ces camions. Une élégante construction en mauvais état avec tour à horloge centrale (on peut lire sur son cadran, John Bennett-London) marque l’entrée de ce monde.

L’écriture hindi me change des rondeurs du malayalam. Elle m’évoque l’hébraïque (qui elle-même m’évoque le cunéiforme) mais en plus ornée.

Dans un petit jardin soigneusement entretenu (rare), un monument à la marine indienne et sa contribution à l’Indépendance (Naval uprising of february 1946). A côté, un beau gratte-ciel en ciment clair, Buckley Court, m’évoque Gaudí. Avec ses encorbellements curvilignes, il est bien le plus bel immeuble de la ville. Dans une rue, le crépitement de machines à écrire, oublié chez nous.

Halte dans un restaurant tout de bric et de broc ; je finis pourtant par lui trouver une indiscutable unité. Aux murs, le panthéon hindou dans des cadres auxquels sont accrochés des colliers de fleurs fraîches dignes de cous princiers. J’y consomme un banana lassi et un fresh pine apple juice.

Sous les arcades de Dr. Dadabhai Naoroji Road. Une fantaisie néo-assyrienne. Ces arcades mènent à la gare centrale, probablement le plus imposant monument de cette énorme ville.

13h30. Des cols blancs prennent le frais dans Horniman Square.

A l’Olympia Coffee House, un restaurant musulman que je recommande : nourriture savoureuse, service rapide, personnel aimable, bon marché. Boiseries et glaces en couvrent les murs. Il y flotte un peu de nostalgie coloniale. A côté, une autre nostalgie, une église méthodiste (Wesley Church) qui assure deux services dominicaux, ainsi qu’il est précisé.

Kolaba, un quartier dont on ne peut que s’éprendre, des présences venues de loin s’y disent encore. Il offre cependant un désagrément, on vous colle (pour reprendre une expression fort employée au Maroc), tandis que personne ne vous dérange dans les autres parties de la ville. Les dealers sont nombreux à vous proposer haschisch, brown sugar et chocolate. Et lorsque vous les éconduisez avec un geste d’impatience, ils vous répondent invariablement : “Take it easy !” Les petits mendiants sont très actifs, les touristes étant nombreux à séjourner dans les hôtels du quartier. La mendicité est en Inde un métier comme un autre.

La monarchie nationale fut édifiée par Akbar qui exerça le “métier de roi” comme tous les successeurs de Gengis Khan. Après son mariage avec une princesse hindoue, il décréta l’abolition de la taxe de pèlerinage sur tout le territoire de l’Empire, une taxe considérée par les hindous comme une forme de discrimination religieuse. Cette mesure fut suivie en 1563 par l’abolition de la capitation. Ainsi, cette dynastie étrangère sut-elle se gagner les hindous par une série de mesures fiscales, par la nomination d’hindous aux plus hautes fonctions et par le mariage du souverain avec une princesse rajput. Ces impôts constituaient pourtant la principale source de revenus de l’Empire ; et c’est à ce prix que se fit l’État national. Aurangzeb, l’un des successeurs d’Akbar, fut un remarquable militaire et administrateur.  Mais en s’évertuant à rendre à l’Empire son caractère islamique il ruinera l’État national, notamment après avoir rétabli la capitation en 1680.

 

26 février. Vol de retour, Bombay-Madrid via Frankfurt am Main, avec Lufthansa. En allant vers l’aéroport international de Bombay, je scrute les faubourgs par les vitres du taxi. Comme ce pays est à la fois divers et uniforme ! Je pourrais être à Ernakulam ou Trivandrum. Bien sûr, la pauvreté dans les campagnes se fait misère dans les villes. Et qu’il est difficile à cette heure de distinguer les endormis des détritus ! Les endormis ! Je ne cesse d’envier ce pouvoir : s’endormir à volonté et n’importe où. J’observe cette misère qui chez nous serait une abomination. Ils ne sont pas seuls, abandonnés, j’en vois qui mangent accroupis et en cercle ; et ceux qui mangent à côté d’eux, à la table d’un restaurant installée sur le trottoir, ne s’effrayent pas. Je ne vois qu’unité dans cette nuit indienne si clémente pour tous. L’Inde mêle tous les âges. Le XXIe siècle est bien là mais aussi le passé, des millénaires. Avoir ce courage, refuser l’explication et abandonner, s’abandonner, simplement ; que de promesses alors ! Je l’ai compris dès que je suis sorti de l’aéroport de Bombay. A côté des hommes dorment des chiens et des bœufs, des bœufs blancs, soyeux et lustrés, et dont les yeux disent des abîmes d’indifférence. Sur la rocade, dans la fumée des échappements et le concert des avertisseurs, un éléphant avance à contre-courant, énorme, lent, majestueux et quelque peu comique vu de derrière. (Les lignes de ce 26 février ont été écrites entre Frankfurt am Main et Madrid, dans un Airbus A-321 de la Lufthansa, à la place 27A).

Madrid-Córdoba par l’AVE. De beaux nuages de la même famille que ceux j’ai pu observer le 9 janvier, jour de mon départ d’Espagne pour l’Inde. Les faubourgs rouges de Madrid, la brique. Mais dans ce train si confortable et rapide (un Talgo), j’en viens à regretter les rustiques et lents trains indiens et leurs locomotives Diesel.

Espagne, es-tu bien ma patrie ? Je le crois lorsque je contemple cette terre rouge, les alignements d’oliviers et les amandiers qui seront bientôt en fleurs. Mais l’Inde est à présent en moi.

Olivier Ypsilantis

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