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Carnet indien (janvier-février 2003) – 7/8

 

En Header, un exemple d’écriture en hindi

 

20 février. Le bruit aigrelet des rickshaws.

Je me suis reposé de ces nourritures épicées et me suis offert des douceurs pour le dîner, ice cream et milk shake dans une salle immaculée avec air conditionné. Des souvenirs m’ont pris, un désordre de souvenirs.

Acheté quelques monnaies dont un étonnant profil post-Gupta (730-835) ; on pourrait croire à une pièce gauloise.

Le soir, toutes lumières éteintes, j’ai pensé au texte sur Benjamin R. qu’il me faudra écrire pour Georges Bensoussan. Des souvenirs de ce vieil ami, rescapé des camps nazis. J’aurais aimé faire ce voyage en compagnie de cet observateur infatigable.

 

21 février. L’Indian Coffee House, le jus de raisin pur fruit, le thé si doux et les scrambled eggs. L’embarcadère, la navette à l’intérieur rose bonbon. Des emblèmes portuaires me redisent mes années d’études dans l’atelier de gravure, aux Beaux-Arts, quai Malaquais, avec cette pointe sèche qui griffait l’acier pour y traduire des impressions hanséatiques, silésiennes, danubiennes, brandebourgeoises, bretonnes, entre autres. Là-bas des navires de guerre et leurs hérissements délicats, si délicats. Des bulbes d’étraves. Des remorqueurs et leurs silhouettes que je ne puis voir sans penser à Emil Nolde et ses vues du Hamburger Hafen devant lesquelles j’éprouve toujours un plaisir aussi vif. Sur un mur du débarcadère, peintes en bleu, des inscriptions en malayalam, des inscriptions qui ne cessent de s’atténuer : on s’y appuie en attendant la navette.

Une femme creuse une tranchée de canalisation dans la rue principale de Jew Town. Elle manie la pioche à gestes lents et assurés. Elle est pieds nus. Elle porte un corsage rose moulant qui découvre des bras et une taille d’une grande finesse, un sari à dominante rose avec petits motifs géométriques qui soulignent des fleurs aux pétales jaune orangé. Une étoffe rose mauve lui ceint la tête. Ses boucles d’oreilles, des fleurs à pétales oblongs, sont en or. Une gemme brille sur une aile de son nez.

Le rituel de la toilette en Inde. On ne se contente pas de nettoyer la surface, l’épiderme, on s’emploie par diverses techniques à nettoyer les profondeurs, à commencer par les muqueuses. Le souffle en Inde, essentiel. Les techniques destinées à le perfectionner.

Chez Albert. Le thé, les ventilateurs, le tic-tac de la pendule Ansonia, made in USA, octogonale, à gros chiffres romains. Chez ce chrétien toutes les figures religieuses exposées, chrétiennes et hindoues, sont à vendre à l’exception du Sacré-Cœur de Jésus devant lequel il se recueille chaque matin avant de commencer sa journée.

La très belle postière. On ne sait ce qui lui importe. Elle ne cesse de sourire – mais à qui donc sourit-elle ? – et ses dents sont aussi blanches que le blanc de ses yeux. Aujourd’hui, elle porte un sari doré pâle. Son parapluie-parasol rose vif n’est guère en harmonie avec son vêtement mais il ne dépare pas avec le reste du tableau.

 

Un exemple d’écriture en malayalam

 

 Chez les parents d’Albert, fermiers dans les environs de Kottayam, une région chrétienne. La maison de plain-pied suit un plan traditionnel, une symétrie avec renfoncement au milieu sous lequel se protéger du soleil et des pluies. Le long de la galerie, des portraits de leurs enfants (dont Albert) à différents âges, ainsi que leurs maris et leurs femmes. De part et d’autre de la porte d’entrée, une photographie du père et une de la mère. Dans le vestibule, un crucifix à côté duquel brille une petite lampe rouge et un portrait de Jésus désignant son Sacré-Cœur. Le père nous salue et s’efface, la mère apporte du thé, des bananes et s’efface. Les bananes ont la peau verte mais elles sont douces à souhait. Retour à Cochin, chez Albert, pour le dîner. Dans la salle à manger, devant une image du Sacré-Cœur de Jésus et, sur un lutrin, une Bible en malayalam.

Je pense à elle, des parties de son corps, précises jusqu’au grain de sa peau.

 

22 février. Commencé la journée avec un sweet lassi  (un yaourt liquide légèrement fermenté).

Dans la pénombre de la chambre voisine, par la porte entrouverte, la belle femme de ménage en sari bleu-gris – ou gris-bleu. Je lui dis au revoir. Elle m’adresse un sourire triste et se détourne.

Gare d’Ernakulam. Les porteurs rouges, les ballots enveloppés de toile de jute, les balayeuses en corsages orange et saris bleu de Prusse, les stalls. Le buffet de la gare ; j’y suis seul. Au plafond, six ventilateurs tournent. Le voyage, les attentes, moments féconds entre tous. Aéroports, gares ferroviaires, routières et maritimes, lieux élus. Le train pour Bombay (Mumbai) est attendu à 12h25. Il est 10h50 à l’horloge de la gare. Des enfants dans les bras de leurs mères. Ils sont pieds nus et portent des chaînettes aux chevilles ; et ces petits pieds ne cessent de remuer comme s’ils étaient indépendants, comme si un esprit particulier les animait. Nos regards se croisent et, soudain effrayée – comme si je l’avais surprise nue –, elle replace sur sa tête l’étoffe qui a glissé sur ses épaules – c’est une jeune musulmane.

Kanyakumari Express, Coach S-7, Seat-Berth 54. Les chevelures sont admirables, épaisses, légèrement ondulées et d’un noir d’obsidienne. Elles disent l’hygiène et la santé. Les femmes ont les cheveux longs, très longs – je n’en ai pas vu une seule avec les cheveux courts. Ils sont ramenés en une queue de cheval tenue au plus près de la tête mais aussi à l’extrémité de la chevelure. Le chignon est rare. Les hommes, rarement atteints de calvitie, ont les cheveux courts et bien coupés. Le moindre coiffeur indien sait en quelques coups de ciseaux faire un dégradé parfait. Je n’ai vu nulle part ailleurs qu’au Kerala des hommes (peu nombreux il est vrai) avec des touffes de poils sur le pourtour des oreilles, de très longs poils. Mais pourquoi ne les épilent-ils donc pas ? Les dentitions sont bien rangées et les teints en rehaussent la blancheur.

Des cocotiers et des bananiers, des bananiers et des cocotiers.

Ils s’endorment à volonté, ce dont je reste incapable. Je les envie.

Des briqueteries dans les rizières. L’activité lente et ordonnée des ouvrières en saris multicolores ; c’est comme une boîte de couleurs dispersées dans l’ocre soutenu de la brique.

Les palmes dans lesquelles joue lumière réjouissent mon œil de graveur qui voit les griffures de la pointe sèche et les morsures de l’acide dans leurs entrecroisements.

Au bord des routes, les tours chrétiennes à trois étages d’un goût le plus souvent kitsch.

Les feuilles de bananiers effrangées par le vent.

Le va et vient des vendeurs de thé et des vendeurs de café, “Tchaya-tchaya-tchaya !”, “Kaufi-kaufi-kaufi !” Comment traduire ces voix monotones, comme prêtes à s’endormir ?

A un passage à niveau, des autobus scolaires et leurs petits passagers en chemises bleu ciel.

Et à nouveau ces vallonnements et ces larges méandres sablonneux qui retiennent de longues flaques où l’on se lave, où l’on fait sa lessive.

Les va-et-vient de toute une petite économie qui vit du train : dans le train, dans les gares et le long de la voie ferrée (avec ramassage, tri et vente pour recyclage de tout ce qui se jette par les fenêtres du train).

Elle garde six petites chèvres qu’elle suit lentement, protégée du soleil par un large parapluie noir. Son sari est saumon ourlé de safran. Aucun peuple n’a dans sa mise un tel sens de la couleur. Les intérieurs où j’ai pu me rendre sont quant à eux plutôt médiocres et les murs appellent le pinceau.

L’une des plus belles images de l’Inde, le vert tendre des rizières et des bananeraies que rehaussent le vert des cocotiers et les vêtements des paysannes aux tonalités de miniatures persanes.

Ma voisine de compartiment s’est endormie en chien de fusil, la tête sur les cuisses de son mari. Il en va souvent ainsi lorsqu’un couple voyage.

Des palmiers hauts et droits avec un drôle de feuillage ; on ne peut que penser à des écouvillons.

Un petit village aux maisonnettes bleu pâle entourées de labours aux sillons aussi soignés que ceux d’un jardin zen – ceux que laisse le râteau dans le gravier.

Des villages dans la nuit. La lumière dorée des bougies et des lampes à pétrole ; celle des néons, désagréable ; celle des téléviseurs, bleutée ; les rougeoiements des petits feux domestiques devant lesquels on cuisine.

Ce train est un tortillard, mais qu’importe ! Pour l’heure nous devrions rouler dans le Karnataka.

 

23 février. Au petit jour. Deux policiers en uniforme kaki vont et viennent sur le quai d’une gare, un stick en bambou sous le bras ; le stick, encore une marque de l’Angleterre.

Les ablutions devant les petits lavabos. Des femmes en cheveux se recoiffent. Un musulman est à sa prière ; il porte une calotte blanche aux trou-trous disposés géométriquement. On se rend aux champs, revêtu de couleurs splendides. Ils se réveillent les uns après les autres. Ils m’observent parce que j’ai la peau et les yeux clairs mais aussi parce que j’écris, me semble-t-il. Le va-et-vient des marchands ambulants a repris, accompagné des litanies respectives. Ils chient accroupis tout en regardant passer le train ; l’un d’eux, un enfant, me sourit. On se rend au puits ; on revient du puits ; on : des femmes et des enfants. Les beaux mouvements de hanches destinés à stabiliser la charge. Yerraguntla, des plaques d’ardoise (mais est-ce de l’ardoise ?) rangées verticalement. Ce gros village en est tout encombré, tout empoussiéré. Des carrières, certaines abandonnées, crèvent ses abords. Des mendiants montent dans le train, leurs simagrées m’amusent. Kondapuram. Un marchand ambulant sur le quai : “Cool water ! Cool water !” ne cesse-t-il de crier avec des intonations qui me font sourire. Quelques maisons blanches et cubiques à flanc de colline ravinée et aride me disent la province d’Almería, Cabo de Gata, Níjar. Des familles se lavent à grande eau sous des installations conçues pour alimenter les trains. Ma voisine de compartiment a rejeté sa couverture. A présent, elle se tient assise en tailleur sur la banquette, maquillée, les plis de son sari vert anis bien en place. Petites boucles d’oreilles, chaînettes au cou, aux poignets, aux chevilles, bagues aux orteils. Et des mendiants encore, des enfants qui chantent – de fait, ils braillent – et demandent la pièce. Quel sera le prochain numéro ? Une mendiante à lunettes épaisses ; elle a le regard de Jean-Paul Sartre et je réprime une envie de rire. On pourrait écrire un livre immense en restant dans les trains indiens. Il y de plus en plus de mendiants et ils agitent leurs pièces dans le creux de la main pour appeler votre attention. Un groupe de trois travestis s’annonce ; ils tapent dans leurs mains devant chaque compartiment ; l’un d’eux me lance des œillades, je lui donne trois roupies, il en voudrait dix. Des camions aux couleurs vives dans l’ocre empoussiéré d’une briqueterie, et les saris des ouvrières ! Des bœufs au regard si doux, au pelage si doux, des bœufs si lents. Peu après Gooty, des champs rouges que délimitent des agaves ; je pense à l’Espagne, à l’Andalousie. Et sur cette terre rouge va un sari bruyère. L’œil jubile. Puis vient le vert si tendre de la rizière. A l’entrée de Timmanacherla, du linge est étendu tout autour d’un lavoir ; tant de couleurs dont je ne relèverai que le jaune safran et le rouge carmin. Que n’aurait écrit Eugène Fromentin s’il avait voyagé en Inde ! Ô ce jus d’ananas bu en gare de Guntakal ! L’Inde, plus d’un demi-million de villages où vivent les quatre cinquièmes d’une population qui a dépassé le milliard. Nancharla. Celui qui tient le drapeau vert et le drapeau rouge sur le quai de cette petite gare est un musulman, calotte blanche et longue barbe. Mon voisin de compartiment probablement fier de ses oreilles on ne peut plus décollées y laisse prospérer des touffes de poils qui partent en bouclettes. Dans des trous d’eau, des buffles immobiles se distinguent à peine des rochers. A côté, dans un trou d’eau plus réduit, des femmes lavent du linge. Il y a un embouteillage de mendiants dans le couloir du train, des mendiants de diverses générations, au moins trois. Les vieux ont tous le même geste, ils tendent leur main droite puis désignent leur bouche et le geste se répète comme si leur bras était manipulé par des fils. Dans ces quatre États visités (Kerala, Tamil Nadu, Karnataka et Maharashtra), l’agriculture est à peine mécanisée et les gestes qui s’y accomplissent quotidiennement sont en Europe oubliés depuis bien des décennies. Un soldat prend place dans le compartiment, il s’allonge et s’endort après avoir placé son fusil et son chapeau de brousse derrière lui. Vraiment, je ne cesserai de leur envier cette capacité à s’endormir à volonté. Il n’y a probablement pas un seul insomniaque dans toute l’Inde. Arrêt à Wadi. J’achète quelques gâteaux, des galettes de céréales. Sur le quai, barbus à calottes, femmes voilées et chèvres. Biquettes, gentilles biquettes, allez chez l’hindou car le musulman va vous égorger… Tandis que le train passe sur un pont, des enfants qui s’ébattent en contrebas dans des piscines naturelles nous adressent de grands gestes. Non loin somnolent des buffles, de l’eau jusqu’au garrot. Ils sont d’un noir intense et leurs cornes ont été peintes en orange. Passage de monstres (dignes des fêtes foraines d’antan) ; leurs accompagnateurs demandent la pièce. Solapur, 18h30, nuit tombante. Je bois un lassi.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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