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Carnet indien (janvier-février 2003) – 4/8

 

24 janvier. Sur la route. Don’t mix drinking & driving.

Chez un antiquaire. Les lits à baldaquin en bois précieux (précieux pour nous car pour eux ils sont les plus communs des bois) avec petits miroirs incorporés dans les montants. Ainsi, la femme et l’homme pouvaient-ils s’exciter à la vue de leurs unions. En symétrie, des petites peintures sur verre enchâssées, des paons et des perroquets le plus souvent.

On circule derrière des camions-citernes avec, peint en grosses lettres, Highly inflammable. Et on slalome sur des routes encombrées et sans aucun marquage.

Des petites villes enfouies sous les panneaux publicitaires, lettres et images. Saris et parapluies au bord des routes. Des briqueteries avec, tout autour, des briques rangées comme des lingots d’or dans une banque centrale. Cocotiers et bananiers, bananiers et cocotiers.

Pallakkal. Un lycée imposant, sobre, symétrique, en briques d’un ocre très soutenu, avec des élèves en uniformes vaporeux et d’un rose délicat. Le rapport entre ces peaux et ces étoffes ! Partout, des groupes de filles et de garçons en uniformes, propres, repassés, bien coupés et aux couleurs franches, comme ces jupes amples d’un vert qui tend vers l’émeraude. Des écolières en uniforme rose framboise passent devant une mosquée vert pistache. Que ce pays est appétissant !

Les petits tracteurs Mahindra rouges à nez jaunes, des jouets d’enfants. Des triporteurs Piaggio pareillement rouges et jaunes.

23 heures, Cochin. Je savoure une omelette chez un marchand ambulant, puis un thé chez un autre, près de l’embarcadère pour Ernakulam. La nuit si tiède et le ciel pour toit.

 

25 janvier. Un lit à baldaquin avec, de chaque côté, au-dessus des montants, un miroir amovible de la largeur du lit ! Pour des nuits tropicales et équatoriales…

La Lune et les religions.

 

Une vue de la baie de Cochin

 

26 janvier. Promenade dominicale à Vypeen, une île chrétienne dans la baie de Cochin. On y fête saint Sébastien. Défilé dans les ruelles, avec oriflammes, tambours, musiciens torse nu, vapeurs d’encens et banderoles bariolées. Dans des petites chapelles sur palanquins, Marie, puis saint Georges, puis saint Sébastien, tous en bois polychrome. Les flèches qui transpercent saint Sébastien sont en cuivre. Des pétards disposés dans les jardins explosent au passage de la procession et des tambours leur répondent. Je pense au Chili, à La Tirana, aux Indiens de la Cordillère des Andes. La belle église de style indo-portugais consacrée en 1605. Au-dessus du portail, un grand tableau kitsch, saint Sébastien entouré de lampions. Célébration à la nuit tombée. Dans l’église, un dais de papier argenté effrangé frémit sous les ventilateurs. A l’entrée, l’orchestre torse nu. Autour du tabernacle, un éventail de tulle rose et des rayons d’ampoules qui clignotent. Je ne cesse de penser à la Cordillère des Andes. Des mains jointes devant des saris. Le portail et ses six arcs convexes, presque du polylobé. Feu d’artifice douloureux aux oreilles sur fond de rythmes effrénés. Les gerbes sombres des palmiers.

 

27 janvier. Je les amuse sans même le savoir ; on me l’a dit. Et que j’écrive y est pour beaucoup. Aujourd’hui, l’un d’eux m’a regardé en souriant et en m’imitant noircissant du papier d’un air préoccupé.

Quelles sont toutes les raisons qui expliquent cette guerre annoncée ? On n’en appréhende le plus souvent que quelques-unes ou une seule, ce qui semble satisfaire (presque) tout le monde. On a par ailleurs peu de chance d’être écouté lorsqu’on refuse la simplification.

Où vivre ? Ici ? A Fort Cochin ?

Dans le bateau, un Indien nous aborde. Il conseille à J. d’arrêter de fumer (car mauvais pour les poumons) et d’arrêter de boire du Coca-Cola (car mauvais pour la dentition). J. qui sniffé de la coke ne cesse de parler, de remuer sa vaste mémoire de grand voyageur.

 

28 janvier. Postulat : mépriser toutes les causes ; ne sont-elles pas la cause de tous nos maux ? A développer.

Je passe beaucoup de temps à caresser des bois précieux, des ivoires indo-portugais et à suivre du regard (et parfois de la pointe des doigts) les courbes de divinités hindoues en bronze ou en pierre.

Ils ne sont pas nombreux à fumer et, une fois encore, on conseille à J. d’arrêter la cigarette.

Partout disséminés, des éléments du paradis terrestre. Et, tout au long de l’année, le ciel pour toit.

 

29 janvier. Retour chez la belle chrétienne, sous le regard de Jésus-Christ. Son visage gréco-bouddhique, caractérisé notamment par la finesse du nez et son rapport au front, sans oublier ses yeux en amande. Nous évitons de nous regarder, mais nos regards finissent par se rencontrer ; nous ne pouvons alors nous empêcher de sourire puis de rire. Les parents nous observent et semblent amusés.

Les navettes et leur gros moteur qui ronronne et rugit au milieu de l’embarcation, dans la cale, ouverte à cet endroit.

Les Américains se sont déclarés insatisfaits. L’Irak traîne des pieds d’où bruits de bottes. S’il y a intervention militaire tout laisse présager qu’elle se fera dans la deuxième quinzaine de février ou la première quinzaine de mars. Mais que veut-on ? L’embargo n’a fait que fortifier le régime tout en réduisant le peuple à la misère.

De l’influence de l’économie sur la religion et vice-versa. Il est difficile d’avancer dans cet imbroglio autrement qu’à grands coups de préjugés.

A vendre. Un ostensoir : des épis de blé et des grappes de raisin s’accrochent aux rayons, le pain et le vin. Des images pédagogiques parmi lesquelles la multiplication des pains (multiplication of loaves). Des calices. Des stations d’un Chemin de Croix avec légendes bilingues, français et espagnol.

En train pour le Tamil Nadu, vers l’est donc. Des projets en lutte les uns contre les autres et qui tous finissent épuisés. Devant la gare d’Ernakulam, la sensation soudaine d’être devant la gare de Toulouse-Matabiau – un certain éclairage, le rythme de la circulation. Le voyage multiplie cet effet : le flash-back.

 

30 janvier. Pour vous manifester leur accord, ils dodelinent de la tête, comme un tic. On craint qu’il ne soit contagieux.

L’Inde, ne vous y fiez pas : sous l’apparente désorganisation se tient une organisation millénaire.

En train. Les lumières si douces dans la nuit indienne, à commencer par celles des bougies. Multiplicité des voies du souvenir. Les inscriptions au pochoir me remettent en mémoire l’U.R.S.S. Ceux qui ont voyagé dans ce pays me comprendront.

Leur capacité à s’endormir aussitôt et n’importe où ne cesse de m’étonner. Je les envie et j’en suis même agacé. Comment est-ce possible ?

Les villages ressemblent à des campements de bohémiens. Seraient-ils sur le point d’être abandonnés ? Des petites maisons vert pâle et bleu pâle. Des bananeraies et encore des bananeraies. Ablutions devant le lavabo de notre wagon ; elles sont franches, bruyantes et je les imite, m’efforçant de faire encore plus de bruit qu’eux. Des rizières dans lesquelles joue l’aube. Des cours d’eau ; on s’y lave, on y lave son linge ; leurs larges berges sablonneuses attendent les pluies de la mousson. Des étendues de canne à sucre que délimitent de hauts cocotiers. Des mosquées vert pastel aux minarets grêles. Des temples hindous, petites pièces montées chargées de crème ou installations foraines qui attendent d’être mises en mouvement ? Ils regardent passer le train en se brossant les dents – l’hygiène buccale et dentaire en Inde ! Des attelages de bœufs aux cornes peintes.

Arrivée à Tiruchirappalli. Sur les quais de la gare, des écolières, pantalons mauves, longues chemises d’un mauve plus clair et écharpes du même mauve que les pantalons, des écharpes qui tombent dans leurs dos en symétrie. Leurs coiffures : raies au milieu et couettes légèrement tressées que retiennent des rubans noirs. Suspendus aux échoppes, des colliers de fleurs ; le parfum du jasmin.

Au sortir de cette petite ville, des écolières dans la tenue ci-dessus décrite mais verte. Beaucoup de camions et de camionnettes au nez jaune. Une gare routière. Des échoppes devant les bus garés en épis, avec monticules dorés de graines, d’épices et de petits gâteaux dans lesquels sont plantés des bâtonnets d’encens. Il y a beaucoup d’ordre dans ce désordre. Les bouteilles sont alignées par catégories, les revues sont accrochées à intervalles réguliers à des fils. L’œil ne cesse de penser : densité, une densité qui est d’abord le fait d’une continuité entre l’intérieur et l’extérieur. Tous vaquent lentement à leurs occupations sous le grand ciel. Des colliers de fleurs odorantes à passer aux cous des divinités, en vente partout.

Nuit à Karaikudi, en pays tamoul. Des chromolithographies hindoues années 1920 signées Raja Ravi Varma, un artiste du Kerala, des œuvres d’une douceur un peu sucrée à laquelle on finit par succomber. Krishna, Parvati et Ganesh devant les sommets enneigés de l’Himalaya. Parvati, la divinité aux multiples aspects. His Majesty King Edward VII. Her Majesty Queen Alexandra. Merciful Jesus, we believe in thee and we trust in thee.

Les femmes sont nombreuses à travailler dans la maçonnerie. Certaines sont d’une grande élégance comme celle que j’observe et qui porte sur la tête des briques qu’elle maintient en équilibre par des petits mouvements de hanches et du cou aussi discrets que déterminés.

Des divinités à croquer et à sucer, sucrées à souhait.

J’imagine Albert Dubout en Inde. Quels dessins aurait-il retirés de ce voyage ?

A la nuit tombée, chaque échoppe propose un tableau digne de Rembrandt ou de Georges de La Tour.

Chez un artiste. Lui et son équipe reproduisent des peintures de Tanjore, ancienne capitale de l’Empire de la dynastie des Chola de 907 à 1310. Quelques-unes de ces peintures, en certaines de leurs parties, évoquent discrètement la fresque romaine et la mosaïque byzantine. L’or (marouflé) entre pour une large part dans ces compositions. L’artiste m’invite à manger un morceau de feuille d’or pur, très bon pour la santé m’assure-t-il. Je la laisse fondre dans ma bouche.

Des étangs bien ronds dans le centre de cette petite ville. On pense à des trous d’obus que la pluie aurait remplis.

Il me semble que les regards des hindous et des musulmans diffèrent. Cela ne tiendrait-il pas au fait que l’islam est conquérant et cherche à faire toujours plus d’adeptes, contrairement à l’hindouisme ? Par ailleurs, l’hindou est végétarien tandis que le musulman est carnivore, ce qui doit donner aux énergies des expressions différentes.

 

31 janvier. Chez un antiquaire. Ce n’est pas de la sculpture, c’est du Marsh Mallows ! Le cercle dans lequel s’inscrivent six pétales concentriques, soit six arcs de cercles. De nombreuses œuvres de Raja Ravi Varma et des portraits de souverains britanniques dont King George V & Queen Mary (with their children in the State Room at Buckingham Palace) et Victoria (Her Majesty the Queen, Empress of India). Un portrait de Staline. Une estampe, “Molière and his Troupe”. Des scènes européennes à l’eau de rose. Du chromo hindou et du chromo chrétien. On nous propose thé et noix de coco.

Toute une religion conçue pour subjuguer le peuple et le maintenir dans la passivité – mais ai-je raison ? Les subtilités dialectiques des brahmanes ne sont-elles pas préférables aux dénonciations meurtrières de nos modernes idéologues ?

J’observe des femmes qui travaillent à la construction d’une maison. Elles sont gracieuses dans tous leurs gestes, qu’elles aient le poids sur la tête, sur l’épaule ou à la main.

Discussion avec un hindou qui s’inquiète de la natalité chez les musulmans : “Les hindous ont de moins en moins d’enfants tandis que les musulmans en ont six, sept, huit, neuf, dix et plus. A ce rythme, mes petits-enfants grandiront dans un pays à majorité musulmane”.

Les paysages du Tamil Nadu sont le contraire de ceux du Kerala. Les environs de Karaikudi m’évoquent la brousse. Par endroits, des rizières dont le vert paraît miraculeusement tendre dans ces ocres brûlés. Et, partout, des écolières aux uniformes élégants, à la chevelure sage, avec la raie au milieu et des couettes que terminent de petits nœuds. Elles resplendissent dans le contre-jour, sur le chemin poussiéreux et rectiligne qui fuit vers l’horizon.

Arrêt à Tiruchchirappalli. Tiruchchirappalli, comme un nom précolombien !

Ce climat est nourricier et, depuis plusieurs jours, je ne fais que boire sans jamais éprouver la moindre faim.

Les musulmans et leurs calottes blanches. Les porteurs rouges. Dans le compartiment, une femme en sari pose ses pieds nus sur la banquette. A ses chevilles des chaînettes d’où pendent des ovoïdes et à ses orteils des anneaux. Sur le quai d’une gare passe un groupe de militants du C.I.T.U. avec banderoles et drapeaux rouges. Ils sourient entre deux slogans.

 

1er février. Avant de commencer sa journée, Albert allume des bâtonnets d’encens devant le Sacré-Cœur de Jésus placé en haut de l’escalier qui mène à son bureau. Et il se recueille devant Lui quelques instants. Le Christ dans les vapeurs de l’encens et son collier de jasmins. Ces parfums et le thé poivré qu’il m’offre me mettent aux portes du vertige.

Où vivre ? Ici ou là-bas ? Et où trouver l’ici qui fasse taire tous les là-bas ? Cochin peut-être ?

Nous avons tenu la religion pour de la bagatelle, en France notamment. Et pourtant elle n’est pas une fioriture, elle est le socle sur lequel s’appuient les structures économiques et sociales. Lorsqu’elles sont menacées, le socle se découvre. Le religieux est le substrat, tout s’en élève et tout y revient, qu’on le déplore ou non. Il est préférable de ne pas faire fi de cette donnée si l’on veut s’éviter des erreurs de perspective et de bien désagréables surprises.

Explosion en vol du Space-shuttle Columbia avec sept astronautes à bord parmi lesquels une Indienne, Kalpana Chawla, la plus expérimentée de tous les membres de l’équipage, une héroïne pour son pays.

Vers 22 heures, une averse alors que je bois du thé sous de la tôle ondulée. La rue soudain bleutée et criblée, les autobus rouges tous rideaux baissés, le ciel comme éclairé par un duel d’artillerie. Ce bien-être dans la nuit tiède avec, devant, l’embarcadère pour Fort Cochin.

 

2 février. Les plus beaux présents de cette journée, ce grand verre de jus d’ananas pur et la beauté de cette femme qui passe tandis que je bois.

La ville et le village indiens se caractérisent d’abord par la quantité d’inscriptions. Elles sont si nombreuses que l’on ne voit d’abord qu’elles. Villes et villages d’Inde, grouillants et lents. Ô ces femmes sur les chantiers, lentes, majestueuses, majestueusement lentes ! Les animaux, à commencer par les bovins, confirment cette lenteur.

Quelle place occuperont tant de lieux dans ma mémoire ? Immense mémoire, sphérique et toujours augmentée, dont je ne vois jamais qu’une facette à la fois.

Le directeur de la banque, bedaine et bague à chaque doigt, me demande ma religion pour l’ouverture d’un compte. J’écris : Chrétien. Il me sourit : “Moi aussi je suis chrétien, et les chrétiens constituent l’élite du Kerala. Si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas à me le dire.”

Sur le pare-brise du triporteur, God is Love. Peints sur un mur, ces mots du Mahatma Gandhi : India is to me the dearest country in the world, not because it is my country but because I have discovered the greatest goodness in it…

Les Indiens ne cessent de se brosser les dents et, l’alimentation aidant, ils ont généralement une excellente dentition. Colgate partout. Son chiffre d’affaires pour l’Inde doit être considérable.

Ici, les enfants vous disent : “Hello !”. Au Maroc : “Ça va ?”

En première page, toujours Kalpana Chawla.

Une moiteur dans l’air due à l’averse d’hier. Je recherche la compagnie des ventilateurs. Ce climat est nourricier, aussi n’ai-je jamais vraiment faim. Certains jours, les jus de fruits naturels me suffisent.

 

3 février. Que j’écrive les amuse. Certains s’approchent à pas comptés, soucieux de ne pas me déranger. Et lorsque je leur adresse un signe, ils sont nombreux à me demander ce que j’écris.

A la télévision, célébration de l’anniversaire de la bataille de Stalingrad à Volgograd. Des vétérans, la poitrine caparaçonnée de médailles. Stalingrad, la somptueuse fresque d’Antony Beevor.

Ciel gris sans nuance et humidité qui monte du sol. Le soleil est de retour à Córdoba, m’apprend-on, un beau soleil d’hiver ! Mer d’huile ; les voiles faseyent. Les ponts roulants, les grues, les containers, les bulbes d’étraves, toute une emblématique que je détaille de la navette à l’intérieur rose bonbon qui me conduit d’Ernakulam à Fort Cochin.

La nuit indienne et ses tableaux si denses. Une fois encore, je pense à Rembrandt.

 

4 février. Rapprochement USA-Iran. Poignées de mains à Munich. Ainsi la minorité chiite, persécutée par le régime de Saddam Hussein, est-elle implicitement encouragée.

Les murs de cette cuisine sont bien plus sales que ceux de l’atelier de mécanique, de l’autre côté de la rue ; mais les tenues des serveurs sont bien plus propres que celles des mécaniciens.

Dans la campagne indienne. Des verts tendres, féconds. Les réseaux de l’eau. Des femmes se cachent sur notre passage pour mieux nous observer à la dérobée. Des chemins de poussière. Le teufteuf d’une Enfield. Et bientôt des lumières dorées, lampes à pétrole et bougies autour desquelles se composent des scènes propres à affoler le pinceau des plus grands artistes. Et ces dentitions dans la nuit !

Cochin. Les embarcations noires dont la proue et la poupe se répondent, les navettes qui ressemblent à des dancings où je me vois entre valses, tangos et alcools précieux.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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