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Carnet indien (janvier-février 2003) – 3/8

 

19 janvier. Petit-déjeuner à l’Indian Coffee House (à quelques pas de l’embarcadère) pour un thé – le thé indien ! – et un jus d’ananas naturel.

Il n’y a pas de vitre aux fenêtres de certains vieux autocars Tata ; il n’y a que des rideaux pour se protéger du soleil ; et comment se débrouille-t-on lorsque viennent les pluies de la mousson ?

La différenciation intérieur / extérieur n’est pas si marquée ; elle se fait même volontiers improbable.

Nuit à Cochin. On brûle les ordures par petits tas le long de la rue principale. Ainsi est-elle éclairée de façon à affoler l’œil du graveur qui, insidieusement, en vient à douter des possibilités de ces techniques qui célèbrent le clair-obscur.

Des femmes belles à ravir, mais si petites. Leur teint et leur chevelure suggèrent l’indestructible.

En gare d’Ernakulam. Le buffet de la gare. Des vapeurs d’encens couvrent avec peine des relents d’urine. Sur le quai, des femmes en saris ; l’un d’eux est rouge antique ourlé de doré. Le ciel est de plomb, le corps est en sueur. Les femmes semblent sans âge. Assis devant moi, un sari vert foncé met en valeur l’or d’une croix latine portée en sautoir.

 

Une vue du Old Cochin

 

Partout, l’homme et son ordure. Des sacs en plastique que retient la végétation. Plus loin des buffles broutent, de l’eau jusqu’au garrot. Sur leur échine, des pique-bœufs d’une grande élégance et d’un blanc virginal. En gare. Vegetarian light refreshment room et Non vegetarian light refreshment room. Vont et viennent les vendeurs de café ou de thé avec leurs bidons métalliques. Des rizières entourées de cocotiers et de bananiers. Une petite maison en construction ; combien sont-ils à y travailler ? Leurs gestes sont lents, très lents ; mais l’Inde a le temps. Contrôle des billets. Le train est shoddy mais les contrôleurs ne dépareraient pas dans un train de la Deutsch Bahn. Sur leurs cravates, l’emblème de la compagnie. Trichur. Sur le quai, un Vegetarian auxiliary stall et un Non vegetarian auxiliary stall. Une odeur d’épices vient du catering service où des cuistots torse nu préparent dans des bassines en fer blanc le déjeuner qui va être distribué dans les wagons. En observant cette cuisine roulante, je pense à une forge, à Héphaïstos, à Vulcain. Shoranur. Des femmes en sari nettoient le quai et les voies, des vendeurs de thé et de café ont accroché leurs bidons aux barreaux des fenêtres. Tranches de bananes séchées, noix de cajou au kilogramme, beignets, boissons fraîches. Et de nouveau le vert des rizières. La lumière sur le plumage d’une roselière et en filigrane sur les palmes des cocotiers. D’immenses méandres sablonneux avec des rubans d’eau où des familles se lavent et font leur lessive. Aux abords des villages, des enfants jouent au cricket. Des femmes en sari coulent du ciment et le versent dans le coffrage d’un pilier de pont. Hommes et femmes s’activent sur une aire de battage.

Sous l’Empire des Maurya, les relations commerciales se limitent aux ports du Kalinga et à des échanges avec l’Est. L’acquisition par les Gupta de la province de Surashtra sur la mer d’Oman va initier une ère de prospérité sans précédent grâce aux échanges avec le Moyen-Orient qui, depuis plusieurs siècles, jouit de la pax romana et est devenu le centre mondial du commerce. Étudier la réforme monétaire de Chandra Gupta II.

 

20 janvier. La façade de l’hôtel donne sur une rue bruyante et commerçante, l’arrière sur une rizière.

Kottakkal est un vaste marché et chaque boutique vomit de la marchandise ; on en a même accrochée à des fils comme s’il fallait qu’elle sèche. Je pense à des baraques de fête foraine.

On nous regarde, on suspend même son geste pour nous regarder passer, on se retourne. Les jeunes filles et les femmes esquissent des sourires.

Les commerces ouvrent, le mouvement se multiplie et s’accélère par simple effet de frottement tandis que les animaux semblent se faire toujours plus lents, loin des hommes qui ne peuvent décidément s’arrêter de produire et de vendre ; ils passent, souverains.

Les ceintures finement annelées portées par certaines femmes de Kottakkal.

Des parfums d’épices me replacent à Athènes, du côté du marché central, à quelques pas de l’appartement que j’occupais.

Thrayambaka Tourist Home, chambre 106. Les toilettes sont une synthèse du Western style et de l’Indian style : on peut faire ses besoins accroupi sur le rebord de la cuvette (élargi à cet effet) après avoir relevé la lunette. Je pense à un ready-made. Le Westerner que je suis sourit.

Des magnifiques colliers en or, du vingt-trois carats. Ils s’achètent quasiment au poids, la main-d’œuvre ne comptant guère.

Et toujours ces véhicules, autobus, autocars, camions, camionnettes et triporteurs, comme autant de jouets d’enfants.

Les boucheries sur le marché, puantes, répugnantes. Mais je suis végétarien.

Trouvé le dieu Fraîcheur dans un restaurant musulman. Ventilateurs, lavabos (avec du savon !) et une certaine propreté. Et tout en buvant un grand verre d’eau fraîche, j’ai pensé avec délice au kalpa, la vie qui finira submergée par les eaux. C’est mieux que le feu. Et ne serais-je pas à ma façon un sakta, un adorateur de Durga, symbole et personnification féminine de l’énergie divine ?

Polémique à propos de l’influence grecque dans la culture du Nord de l’Inde. Des historiens indiens s’emploient à en souligner les limites, à la réduire à (presque) rien. Les influences grecques mais aussi kouchans et parthes. Voir l’art de Gandhara. La réécriture durant la période Gupta du “Mahabharata” (une grande encyclopédie des éthiques, des religions, des devoirs politiques et moraux du pays) eut pour but d’éliminer les influences étrangères qui avaient gagné jusqu’à la vie quotidienne. Cette réécriture de la littérature populaire hindoue en sanscrit n’est pas une manœuvre des Brahmanes destinée à extirper l’influence du bouddhisme. “C’est vraisemblablement grâce à ces retouches que le Mahabharata a été préservé du fâcheux destin qu’ont subi d’autres poèmes épiques, comme le Gilgamesh, lesquels sont complètement tombés dans l’oubli” ai-je lu. Le “Gilgamesh” n’est pas tombé dans l’oubli ; mais il est vrai qu’il n’agit plus sur la vie des peuples concernés.

La transformation des dieux hindous sous les Gupta. Vishnu, jusqu’alors plongé dans le sommeil du yogi, devient par la théorie des avatars un sauveur de l’humanité. L’avatar le plus vénéré, Krishna. L’identité reconnue Krishna-Vishnu représente une étape capitale de la religion hindoue. Et l’historien insiste : les trois systèmes n’ont pas constitué trois religions distinctes. Les trois divinités (Brahma, Vishnu et Çiva) n’ont jamais été que les aspects divers du même et suprême Dieu, ce qui n’apparut pas toujours clairement aux simples fidèles considérant la diversité des symboles attribués à chacune de ces divinités.

Nuit tombante. Ils se dirigent vers le temple. Elles portent leurs offrandes dans une sorte de petit panier métallique où jamais ne manque une banane. Devant l’enceinte sacrée un homme qui s’apprête à prier m’offre une banane à peine plus grosse qu’un doigt et si savoureuse. On se lave dans les grands réservoirs placés en symétrie dans l’axe du temple. Des femmes seins nus, des hindoues bien sûr, les musulmanes se cachent. La mendiante endormie sur le trottoir et son petit singe qui, calé dans le creux de son épaule, se nettoie la plante des pieds. Le soin qu’il apporte à sa toilette m’émeut comme m’émeut cette vieille mendiante. Un forgeron fabrique machettes et faucilles, accroupi dans un recoin sombre. Sa forge : un petit creux dans le sol où il chauffe des ressorts à lames récupérés dans une casse. Nuit. Des devantures avec ultraviolets, The flying insect control system. Coupure d’électricité. Le ronron des générateurs et quelques néons ici et là. Dîner à la cantine du Arya Vaidya Sala et visite du centre. Je me vois dans “Le Pavillon des cancéreux” de Soljenitsyne. Peu de livres m’auront à ce point pris dans le filet de leur ambiance. Ce flash-back n’est suscité que par un carrelage blanc posé à mi-hauteur et son rapport avec une peinture jaunâtre, au-dessus.

 

21 janvier. Prier sans l’aide du symbole, telle fut la voie choisie par des réformistes hindous au début de la domination britannique. Des piétistes à leur manière.

De l’importance du quatre (les quatre “Asramas” ou étapes de la vie des hindous) et du huit (Bouddha et sa doctrine de la “Voie aux huit sentiers”). Les six systèmes de la philosophie hindoue.

L’agriculture et le commerce, la troisième caste.

Les soutras ou aphorismes. Ma prédilection pour cette forme d’écriture que le XVIIIe siècle français a tant célébrée et si brillamment.

La noix de coco décapitée et la paille introduite dans l’orifice ainsi ménagé ; puis la pulpe enlevée avec un éclat de sa coque.

Le Linga et Çiva. Çiva, le Dieu Ascète auquel on rend un culte sans l’aimer pour autant. Le culte rendu à Devi, la déesse mère des dieux, tant par les adorateurs de Çiva que par ceux de Vishnu.

Quand la jalousie se drape dans la religion pour mieux s’imposer, pour mieux imposer cette folie sociale dont les femmes ont encore tant à souffrir.

Les relations commerciales entre les ports de la côte occidentale de l’Inde et le Moyen-Orient sont notamment attestées par l’emploi de mots indiens par les Hébreux.

Étudier la dynastie des Satavahana dont le rôle fut prépondérant dans l’interpénétration du Sud et du Nord.

Les belles motos Enfield et les charmes du rétro (pour nous).

Un verre de pur jus de canne à sucre. Je n’en ai pas bu depuis Bombay, devant la gare.

Leur anglais est souvent approximatif, ce qui donne lieu à des quiproquos et à des sourires.

Étudier l’histoire de l’université de Nalanda. Lire les récits de voyage du pèlerin chinois Yuan-Chwang qui, avec le “Harsha Charita” de Bana, constituent la meilleure source d’informations sur l’Inde du VIIe siècle après J.-C. L’université de Kanchi et la capitale des Pallava, Mavalipouram, que visita Yuan-Chwang.

Retour au restaurant musulman, sous un ventilateur, pour un thé et quelques douceurs. En face, de l’autre côté de la rue, une construction d’un étage avec balcons. De là-haut des femmes m’observent et lorsqu’elles comprennent que je les ai vues, elles se tournent les unes vers les autres en s’efforçant de dissimuler leurs sourires avec la main.

Le probable voyage de saint Thomas en Inde. Le voyage en Inde de Pantenus (fondateur et premier recteur de l’École chrétienne d’Alexandrie) rapporté par Eusèbe. Les écrits de saint Mathieu conservés par la communauté chrétienne. La fondation au Ve siècle d’une communauté chrétienne sur la côte de Malabar par un marchand syrien, Thomas de Kana.

Promenade dans la campagne environnante. Une fois encore je pense pays de cocagne, paradis terrestre. Mais les hommes ont partout déversé leurs ordures, et leur habitat est médiocre. Je me console en m’en tenant aux rizières que délimitent de hauts cocotiers sous le couvert desquels poussent des bananiers. Mais j’allais oublier la beauté de quelques femmes. Nuit tombante. De chaque côté d’une petite route asphaltée aux bords imprécis, la terre rouge et des commerces, baraques sommaires en bois sombre devant lesquelles se tiennent des hommes à la peau aussi sombre que le bois de leurs baraques. Des bougies et des lampes à pétrole éclairent ces tableaux et leur confèrent de la magnificence.

La dynamisation de l’hindouisme sous les Gupta par la doctrine toujours amplifiée des avatars – Bouddha avatar de Vishnu. L’hindouisme, religion ou philosophie ? Polythéisme ou monothéisme ? Lire l’exposé de la doctrine des avatars dans le “Gita”. Le “Gita”, son importance dans la réorganisation doctrinale de l’hindouisme. Les commentaires qu’il a suscités et suscite encore dans toute l’Inde. A cette restructuration sur une base populaire s’oppose la pensée brahmanique qui élabore les grandes doctrines du “Mimamsa”.

 

22 janvier. Départ de Kottakkal pour Cochin. En gare de Tirur.

A nouveau ces immenses boucles sablonneuses et des familles à leur toilette. L’immensité asiatique. Jusqu’où irai-je ? Une jeune fille demande la pièce ; elle a de très beaux yeux mais elle chante si mal ! Exhibition de quelques malformations et mains tendues. Sixième et dernière mendiante du voyage, une petite vieille à la peau très foncée et ridée avec lunettes rondes à verres très épais. Alors qu’elle tend la main avec l’air de circonstance, je ne peux retenir un fou rire que je lui communique aussitôt, à mon grand étonnement. Nous sommes donc deux à rire, bientôt entourés de sourires. Je lui donne quelques roupies en lui demandant de prier pour moi ce qui accentue les sourires.

 

23 janvier. L’Allemagne et la France se sont réunies à Versailles ; elles refusent d’envisager la guerre contre l’Irak comme inévitable. Il ne faut pas oublier que la dette irakienne à l’égard de la France se compte en milliers de millions de dollars et qu’une guerre pourrait bien effacer l’ardoise. Je ne suis pas atteint d’anti-américanisme aigu et, contrairement à très nombreux Français, j’ai plaisir à étudier l’histoire de ce pays, la riche histoire de ce jeune pays. L’Europe a la mémoire sinon courte du moins étrangement sélective. Les Français notamment, sous prétexte d’exercer leur (fameux) esprit critique, s’en prennent à tout va à ce pays, ce qui leur évite bien souvent d’avoir à affronter leurs insuffisances et leurs défauts.

Des mendiants. Les Indiens m’observent plus attentivement encore lorsque l’un d’eux me demande l’aumône. Comment va-t-il réagir ?

A la télévision, un reportage sur Buenos Aires et le tango. Le tango ! Le tango, danse des bas-fonds, des maisons closes, de l’homme qui impose sa loi à la femme. Mais en détaillant ces couples, il m’a semblé que c’est plutôt la femme qui mène la danse.

Le malayalam, une langue peu accentuée ; elle roule comme des galets dans le ressac. Aussi ai-je certaines difficultés à comprendre les Kéralais lorsqu’ils s’expriment en anglais, cette langue si riche en accentuations qui alors les perd toutes. Je ne sais bientôt plus à quoi me raccrocher et je me laisse emporter. L’alphabet malayalam n’offre par ailleurs que de très rares angles.

Au premier étage d’un vieil immeuble d’Ernakulam, dans un bureau vieillot avec machines à écrire années 1950-1960. Je suis chez des chrétiens : aux murs, toute une imagerie dont Jésus-Christ montrant son Sacré-Cœur. Une femme et un homme, la cinquantaine ; derrière eux, assise devant un ordinateur flambant neuf, une jeune fille – leur fille ? – d’une grande beauté. Elle prend place à côté de moi pour m’aider à envoyer un e-mail et cette proximité me place dans un état proche de la catalepsie ; il me semble que mes gestes sont commandés par des mécanismes placés aux quatre coins de la pièce. Tomber. Être recueilli.

It is written, you cannot live by bread only; there is life for him in all the words which proceed from the mouth of God. Et le Christ désigne le ciel tandis que le Diable lui tend une pierre – qu’il l’invite à changer en pain puisqu’il en a le pouvoir. A vendre : tabernacles, chasubles, chandeliers, ostensoirs, etc., toute une brocante religieuse tant hindoue que chrétienne.

A la une des journaux, la photographie d’un éléphant rendu furieux par le comportement de son maître, un homme brutal dit-on. Il l’a attrapé par un pied, avec sa trompe, et l’a lancé contre un mur jusqu’à ce que mort s’en suive. Puis l’animal a passé sa colère contre un transformateur électrique. On a alors coupé le courant dans la crainte que l’animal ne s’électrocute ; enfin, on l’a arrosé d’eau fraîche et on lui a offert des nourritures agréables dans l’espoir de le calmer. Chers hindous.

(àsuivre)

Olivier Ypsilantis

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