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Carnet indien (janvier-février 2003) – 2/8

 

En Header, l’intérieur de la Paradesi Synagogue, Cochin.

 

16 janvier. Et toujours cette main-d’œuvre pléthorique sitôt que l’on ouvre la porte de sa chambre d’hôtel.

A la question : “A quelle époque et où aurais-tu aimé vivre ?”, je répondrai à présent : “En Inde, sous les Maurya, à Pataliputra, la capitale de l’Empire située sur une boucle du Gange et surnommée la cité des fleurs”. Être l’un de ces “nagaïka” (citadins) que présente Vatsyayana ou bien un artisan (voir le statut des artisans dans l’État des Maurya – les guildes et les corporations).

Que les chevelures sont belles, profondes, sombres, lustrées ! Baudelaire en Inde ! Les teints ne sont pas moins beaux. Les traits sont généralement fins et pourtant aucun visage ne m’a encore sidéré. Je cherche la beauté parfaite, celle qui coupe le souffle et influe sur le rythme cardiaque.

Critiquez les religions autant que vous le voulez mais sachez leur reconnaître ce mérite qui n’est pas des moindres : rassurer l’homme et peupler sa mort. La pratique des rites et le respect des règles tendent principalement vers ce but. Et, de ce point de vue, quelle religion se montre la plus efficace, la polythéiste ou la monothéiste ? Le panthéon du polythéisme hindou, la grande famille intronisée dans la toute-puissance des images.

Les barques noires et effilées à la proue et à la poupe relevées. On pense d’abord aux gondoles de Venise, puis la comparaison s’estompe jusqu’à disparaître.

Passent Ashok Leyland, Mahindra, Tata et les belles Ambassador.

 

Une Hindustan Ambassador

 

L’écriture tout en boucles du Kerala, si séduisante : le malayalam.

Sous le bras, un bouquet de plumes de paons et, à la main, des éventails (circulaires) de ces mêmes plumes ; et tant de crasse pour rehausser cette féerie.

Saris et parapluies-parasols.

L’absence de poubelle continue à me contrarier. Mais je dois me résoudre à tout jeter par terre, honteux malgré tout. Aussi, lorsque personne ne me regarde…

Bel oiseau, tu n’hésiterais pas à me dépecer si je venais à mourir. Tu commencerais probablement par les yeux, ces morceaux de choix.

Sur le hayon d’un camion bigarré (comme un petit temple sur roues), cette sentence : Love your enemy. On y charge des sacs. Les bureaux des merchants & commission agents. Sur les bureaux, de la poussière, un ou quelques registres toilés ainsi que des coupelles avec échantillons de la marchandise en stock, épices et riz principalement. Mais j’allais oublier le téléphone – certains en bakélite, les téléphones de mon enfance ! Dans un magasin, des piles et des piles de sacs. Sur un autre camion en cours de chargement, au-dessus du pare-brise : Praise the Lord.

La belle façade bleu pâle d’une église. Les images entourées de guirlandes de fleurs, le chemin de croix avec légendes en anglais. Le baptistère, un grand lotus rose.

Mattancherry Palace Museum. Une galerie de portraits, les maharajas de Cochin (de 1790 à 1964). A côté de ces portraits en pied, un panneau vante leurs mérites. Des fresques ; je n’essayerai pas de démêler leur imbroglio et me contenterai d’en goûter le somptueux camaïeu. Sur l’une d’elles un dieu pince entre le pouce et l’index la pointe du sein d’une déesse. Des fac-similés de cartes dressées par les Hollandais. Les potagers de la Deutsch East India Company devant les fortifications à redans. Des palanquins et encore des palanquins.

La synagogue Paradesi remonte au XVIe siècle ; la Clock Tower au XVIIIe siècle. Dans la synagogue, au sol, des carreaux de faïence au nombre de mille cent avec paysages chinois, présent d’un riche marchand, Ezekiel Rahabi, en 1762. Les lustres sont en si grand nombre qu’on se croirait dans un magasin de luminaires. Contre les murs d’enceinte, un dépôt de pierres tombales. La communauté juive de Cochin compte aujourd’hui à peine plus d’une dizaine d’âmes. Je prends place devant la maison de l’un d’eux car son avancée de toit m’offre une bonne portion d’ombre. Il en sort une vieille femme au chemisier sale, une croix latine en pendentif. Au-dessus de la porte, une date : 1761. Cette construction ne manque pas d’allure ; elle a dû connaître la prospérité. A côté, une maison dont les quatre fenêtres s’ornent chacune de quatre svastikas. L’Européen ne peut qu’avoir un sourire triste.

A signaler, la petite librairie d’un excellent niveau contiguë à la synagogue. La plupart des livres sont édités chez Penguin Books. Un titre retient mon attention, “Jesus lived in India. His unknown life before and after the Crucifixion” de Holger Kersten. Nombreuses œuvres de V. S. Naipaul, prix Nobel de Littérature. A lire “Coolie” et “Untouchable” de Mulk Raj Anand. Octavio Paz, ambassadeur du Mexique en Inde. Me procurer “Vislumbre de la India”.

Ce qui semble n’être que ruines est habité ; partout sèche du linge.

Des trieurs d’ordures, accroupis. Les chèvres, les corbeaux et les rats (très discrets) trient aussi. Et les insectes doivent grouiller.

Le cimetière juif de Cochin n’est pas moins chargé de nostalgie que le vieux cimetière juif de Prague. Quelles ont été toutes ces vies qui reposent ici ? Pris par le souvenir d’une visite à Peyrehorade, dans le Béarn, Peyrehorade et ses cimetières juifs.

Il est amusant de noter l’influence qu’a la religion dominante sur les autres religions. La synagogue de Cochin ou l’église de Our Lady of Life se sont en quelque sorte hindouisées. Et je pense à l’influence indienne sur les églises du Nord du Chili, dans la Cordillère des Andes.

La population des coolies doit largement dépasser celle de la France.

Tout en marchant je pense à Georges Perec. S’il avait voyagé en Inde, il nous aurait offert, n’en doutons pas, de très riches tentatives d’épuisement de lieux : Bombay ? Calcutta ? New Delhi ? Cochin ?

Les navettes qui assurent la liaison avec Ernakulam et les îles ressemblent à des varangues flottantes avec, surélevée, la cabine du pilote.

 

17 janvier. Dans la nuit, une voix éraillée venue des haut-parleurs de la mosquée voisine.

Les Indiens sont petits, aussi les lits sont-ils souvent trop courts. Dans les autocars mes genoux aimeraient enfoncer le dossier qui se dresse devant eux. Et il arrive que des ventilateurs m’obligent à rentrer la tête dans les épaules. Mais dépasser la foule d’au moins une tête procure bien de l’agrément.

Reçu dans une famille chrétienne. Aux murs, toute une imagerie religieuse, des chromolithographies ; sur une image, le visage de l’Enfant Jésus s’est hindouisé. Jesus shall be great, and shall be called the Son of the Highest. Le Sacré-Cœur de Jésus et Jésus auréolé de roses rouges et jaunes. Études supérieures, lui et sa femme. Veulent quitter l’Inde, “un pays sans avenir”. La faute en serait aux politiciens. Les politiciens ! Cette désignation est bien commode.

Je me sens bien dans la foule indienne. Et lorsqu’on m’importune (ce qui est rare), je réponds par le sourire, toujours, un sourire un peu absent – le sourire aux anges – qui dit tout le plaisir du voyage avec, en toile de fond, cette fatigue, cette belle fatigue qu’il suscite. Il s’agit de provoquer un peu de compassion : voyager n’est pas si facile, je dis voyager et non pas simplement se déplacer.

L’expansion aryenne et la civilisation du Gange sont postérieures à cette autre civilisation (la plus grande du chalcolithique), l’Indus (2 500 avant J.-C.). Une écriture qui attend d’être déchiffrée (sans doute apparentée au dravidien). Les causes de sa disparition seraient écologiques (et non dues à l’avancée aryenne).

Entre golfe du Bengale et mer d’Oman vont deux immenses fleuves de plus de 3 000 kilomètres, riches en affluents aux tracés nerveux ; ils sont nés de l’Himalaya. Leurs immenses deltas. L’Himalaya, matrice de trois grands systèmes fluviaux. L’Inde, fille du Gange, de l’Indus et de la Brahmapoutre. L’Égypte, fille du Nil.

Inde, pays que j’ai longtemps redouté pour le grouillement humain – Calcutta ! – mais aussi pour ses images prises dans le carcan des symboles, pour ses temples colossaux ou l’individualité est ignorée par l’Océan inlassable. Je ne savais que trouver refuge chez Cyrus et Darius 1er, en Bactriane.

Polémique à propos de l’origine aryenne de la civilisation hindoue. Les érudits “indo-germaniques” sont vertement critiqués. L’hindouisme ou la rencontre de la population sédentaire de la vallée de l’Indus et des nomades aryens – la grande synthèse aryo-dravidienne – venus d’Iran, une migration pacifique et progressive.

Dieu est dans le jus des fruits, dans l’eau des sources. Et Sa présence est proportionnée à notre soif.

Les animaux ici, leurs rythmes lents, si lents : les hommes ne leur font aucun mal, et chacun vaque à ses occupations ou dort.

Sur le billet de 100 roupies ; recto : un portrait de Gandhi ; verso : un échantillon des quinze langues officielles et les cimes de l’Himalaya.

Une légende dit que le Kerala a été sculpté dans l’océan par Parashuram, sixième incarnation de Vishnu. Il aurait lancé sa hache de Gokarna, près de ce qui est aujourd’hui Mangalore.

L’Inde et l’énoncé de la Théorie du Zéro qui ouvre la voie au système décimal.

Étudier l’œuvre de ces scientifiques de la période Gupta : les astronomes Aryabhata et Varahamihira.

Les onze avatars de Vishnu, le dernier étant le Bouddha qui descend de temps en temps sur la Terre pour la sauver.

 

18 janvier. Environs de Cochin. Le Kerala, un paradis terrestre que l’homme transforme peu à peu en une poubelle. L’homme est bien moins utile que le bousier dont l’utilité tombe sous le sens.

La violence en Inde est rarement le fait de l’individu mais des groupes. Les émeutes intercommunautaires.

Quelle république peut se targuer d’avoir duré plus de mille ans ? Celle des Lichchavi dont le prestige fut tel que Samoudra Gupta (le fils de Chandra Gupta 1er) se fit appeler “fils d’une fille des Lichchavi”. Et l’historien insiste, l’Inde ne s’est pas contentée d’absorber l’envahisseur (voir les Kouchans conduits par Kanishka), elle a su le repousser. Les Huns ne purent avoir raison de l’Inde des Gupta. Durant plus d’un siècle ils s’énervèrent au Nord-Ouest, devant les plaines fertiles de l’Hindoustan. Et la victoire de Skanda Gupta contraignit les Huns, au faîte de leur puissance, à se tourner vers l’Ouest. Cet échec s’ajouta à celui qu’ils avaient subi devant l’Empire de Chine. Et l’Empire romain succomba…

En 1341, une inondation majeure met fin à l’importance de Cranganore. Plus au sud, Cochin, dont la morphologie côtière se trouve modifiée, prend le relais. Cochin la Portugaise, Cochin la Hollandaise, Cochin la Britannique, Cochin hindoue, musulmane, chrétienne et juive. Les marchands venus d’Arabie et de Chine. L’œuvre de Sir Robert Bristow dont une rue de l’île de Willingdon porte le nom. La furia hollandaise. Après avoir vaincu les Portugais ils s’acharneront sur les symboles de leur puissance, préservant toutefois l’église Saint François dont ils feront leur église.

Dans le ferry, un mendiant à quatre pattes, la polio. Il avance les mains passées dans des galoches. Il s’arrête devant chaque passager, agite une main dans laquelle tintent quelques roupies, le regard implorant.

Dans l’arrière-boutique d’un antiquaire on passe le dos du Crucifié au papier de verre. Jésus ne cesse de montrer son Sacré-Cœur. Saint Sébastien est ligoté à un arbre, bras gauche le long du corps, bras droit levé. La Cène. Saint Georges tuant le Dragon. George V et Queen Mary entourés de leurs enfants. Une belle européenne rêvasse dans un sofa, un livre ouvert devant elle ; elle est entourée de neuf angelots, gardiens de ses tendres pensées. Saint Vincent de Paul et saint Roch en bois polychrome. Le chrétien et le bouddhique font bon ménage chez ces antiquaires. Des Vénus italianisantes. Des beautés Côte d’Azur. Un portrait de William E. Gladstone, Four times Prime minister of England. “L’Angélus” de Millet bizarrement revu et corrigé. Un Christ tout gauche au Jardin des Oliviers. Une illustration naïve de la femme adultère. God is Love. Thy Kingdom come.

Des cris viennent d’une maison, Oil Exchange. Hier des cris venaient d’à côté, Pepper Exchange. Sur le pas de sa porte se tient l’un des derniers Juifs de Cochin, probablement octogénaire ; son teint clair.

Les portes chrétiennes du Kerala, leur belle ferronnerie. Le trident de Shiva et le croissant de Lune dans lequel s’inscrit la croix latine. Le croissant de Lune, la Vierge Marie (il est à ses pieds) et Shiva (il le porte dans sa coiffe).

A côté de l’embarcadère pour Ernakulam, un tronc destiné au Mattancherry Muslim Orphanage. Sur les murs de l’embarcadère, des sentences en anglais tirées de la Bible, du Coran et de penseurs hindous dont Gandhi. Pleine lune et nuit maternelle.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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