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Carnet d’Extrême-Orient (février-mars 2009) – 8/13

 

En Header, la très élégante tenue traditionnelle vietnamienne, le áo dà

 

2 mars. 8 h 30. La patronne de notre hôtel avise une marchande de fruits. Elle lui achète sept pommes qu’elle place devant un petit autel installé dans un coin du hall d’entrée ; puis elle allume des baguettes d’encens et se recueille quelques secondes. Je pense à Albert qui, à Cochin, ne commençait jamais sa journée sans prier devant une image du Sacré-Cœur de Jésus placée en haut de l’étroit escalier qui menait à son bureau.

Vịnh Hạ Long (baie d’Along). L’eau d’un vert argenté avec les silhouettes bien soulignées des embarcations. Je pense au cher Albert Marquet. La brume est pluie tiède distillée qui met admirablement en valeur les plans et donne à la perspective un aspect franchement décoratif. Je retrouve les formes géologiques observées à Vang Vieng, au Laos. La légende qui décrit la formation de ce paysage, une légende qui, une fois encore, met en scène un dragon. Notre bateau avance lentement. J’écris dans un fauteuil dont le cadre est constitué de deux dragons en symétrie. Je suis dans une peinture chinoise, je suis chez moi, chez moi comme nulle part ailleurs.

Visite de grottes dans l’une des milliers d’îles de cette baie du golfe du Tonkin. A l’intérieur de l’une d’elles, tout en observant la structure d’ensemble, j’arrive au constat suivant : cette structure s’est formée autant par retraits que par ajouts, avec pour ces derniers ces énormes stalactites qui par endroits évoquent des cascades pétrifiées. Des effondrements du plancher montrent en certains points d’autres espaces sous l’espace visité ; on en suppose jusqu’à des profondeurs vraiment inquiétantes. Des phénomènes de clivage se laissent observer sous la voûte, avec des strates d’une épaisseur considérable qui constituent ainsi d’énormes gradins inversés. Je parcours ces immenses grottes et des œuvres de Gaudí me viennent, très précises, à commencer par certains éléments du Parque Güell et de la Sagrada Familia. Gaudí est probablement l’un des architectes les plus en prise avec les forces de la nature et leurs créations. Par exemple, lorsqu’on est à l’intérieur de la Sagrada Familia, on se dit que ses colonnes pourraient s’être formées par le haut, à la manière de stalactites.

A la nuit tombante. J’observe la baie d’Along, ces découpes dans cette lumière humide et nacrée. Une fois encore je me dis que les artistes devraient se détourner de l’idole Concept pour célébrer les espaces naturels, comme celui-ci. L’art est devenu morbide.

 

3 mars. Petit-matin pluvieux dans la baie d’Along, une pluie si douce, nacrée, une pluie qui semble n’être que pour célébrer cette baie. Je pourrais passer ma vie ici, pointe-sèche, crayon ou pinceau en main, à célébrer cette ambiance. Que vaut une époque qui a tout sacrifié au dieu Concept ? Poser la question ne revient-il pas à y répondre ? Les peintres chinois, flamands ou de Barbizon, autant d’amis. Et tant de petits-maîtres qui furent des grands maîtres. Toute marque humaine est ponctuation, signe sur la page du paysage : les bateaux, les flotteurs qui retiennent les filets, les ponts, les embarcadères… Mes rêveries entre baie d’Along et golfe du Morbihan. En rehaut dans cette composition, des bouées de sauvetage et des drapeaux vietnamiens.

Traversée de Haiphong, le plus grand port du Vietnam et la troisième ville du pays. Haiphong est une ville d’estuaire, le large ne s’y découvre pas. Centre-ville riche en constructions coloniales, dont le théâtre municipal. 1872, la région est donnée en concession aux Français. 1883, Jules Ferry fait d’Haiphong le premier port d’Indochine. Le 23 novembre 1946, l’amiral Thierry d’Argenlieu ordonne le bombardement de la ville par la marine. Des milliers de civils sont tués, six mille dit-on.

Au bord de la route, des femmes sont positionnées à intervalles réguliers. Elles semblent porter des jupes claires faites de lamelles rigides. Étrange. Nous nous approchons. Elles vendent du pain (des baguettes) dans des sacs en plastique qu’elles tiennent devant elles, des sacs accrochés le long de leurs avant-bras.

L’énergie qui parcourt Hanoï est énorme. Des décennies de guerre et de communisme ont agi par compression. Il en était ainsi dans l’Espagne des années 1980, après des décennies de franquisme. Certes, la comparaison paraîtra forcée : au Vietnam un parti unique est toujours au pouvoir, mais les années de communisme pur et dur sont révolues.

Départ en autobus à 19 h pour Hué où nous arriverons demain à 8 h 30.

 

4 mars. J’observe le jour qui se lève. La route (1A) mouillée. Le va-et-vient des essuie-glaces chasse les coulures qui se risquent dans les arcs de cercles. L’insomnie donne à ce mouvement mécanique une intensité particulière. J’ai toujours éprouvé un bien-être particulier à rouler sous la pluie. Pourquoi ? Campagne d’un vert infiniment et uniformément tendre. Ce vert si tendre – ce vert de rizière – se dissémine dans les arbres. Le jour se lève sur la 1A et la circulation ne cesse d’augmenter, les deux roues surtout. Être chauffeur d’autocar requière ici une attention particulière. Une pluie distillée et argentée estompe des plans jusqu’alors comme découpés aux ciseaux. Est-il possible que l’on se soit tant battu dans de tels espaces ? Je m’efforce de déceler des cratères de bombes ou d’obus ; mais je ne vois rien que le travail si patient des paysans.

Traversée de la DMZ et de la rivière Ben Hai qui de 1954 à 1975 servit de ligne de démarcation entre les deux Vietnam. La DMZ se visite mais il est conseillé de ne pas quitter les sentiers battus tant est grande la quantité de munitions abandonnées sur le terrain. Au Vietnam, entre 1975 et 2000, 38 849 personnes ont été tuées et 65 852 blessées par les Unexploded Ordnance (UXO). Khe Sanh ou le spectre de Diên Biên Phu, Khe Sanh qui ne fut en réalité qu’une attaque de diversion, une attaque destinée à cacher la préparation de l’offensive du Tết (1968).

Arrivée à Huế, un nom qui m’évoque d’abord les combats de 1968, ce que j’en vis dans “Paris Match”. Huế, ville impériale implantée le long d’une rivière venue de la cordillère Annamitique. Quel calme après Hanoï ! Les gigantesques travaux entrepris par Gia Long qui, après avoir fait de Huế la capitale du Vietnam, mobilisa dès 1805 de la main-d’œuvre et fit venir des matériaux de toutes les régions du pays. Ainsi de nombreux palais d’Hanoï furent-ils démantelés pour approvisionner l’immense chantier qui s’acheva en 1833. Les rigoureux principes de la géomancie furent appliqués à la construction de cette ville dont nombre d’édifices ont été détruits, principalement lors de l’offensive du Tết, en janvier et février 1968.

Trouvé un logement dans le centre-ville, sur la rive qui regarde la cité impériale, rue Nguyễn Tri Phương, à quelques pas de la rivière des Parfums. L’ensemble a été édifié par les N’Guyen, soit un carré d’un périmètre de dix kilomètres. Le côté de ce carré qui longe la rivière est très légèrement convexe car il suit son tracé. Un canal en protège les trois autres côtés. On y accède par dix entrées. La cité impériale, une citadelle dans ce vaste ensemble. Ses murailles hautes de six mètres ont une longueur de deux mille cinq cents mètres. Huế est une ville plutôt soignée et calme, une impression d’autant plus marquée lorsqu’on vient de la capitale. Ici on se repose de Hanoï tout en regrettant sa formidable énergie. Mais le voyageur ne doit rien regretter ; il doit simplement s’offrir à l’instant.

En compagnie de Rachel Bespaloff, chapitre V : “De Troie à Moscou”. Réflexion magistrale : “A la guerre on ne peut opposer le pacifisme, mais le silence, ou plutôt l’impossibilité des paroles. La guerre non plus que le destin on ne la juge. Le pacifisme est bavard, au moins aussi discoureur que le bellicisme”. Des passages de ce chapitre m’évoquent Ernst Jünger. Et plus j’avance dans cet essai, plus je le vois comme une tentative parfaitement courageuse d’affronter l’histoire sans faux-fuyant, sans recourir à une quelconque morale préétablie, toujours occupée à cataloguer et à colmater les brèches plutôt que les explorer. Rachel Bespaloff affronte Homère et Tolstoï pour mieux affronter l’histoire avec leur aide. Il me semble, une fois encore, qu’il convient de lire ces pages sans jamais perdre de vue qu’elles ont été écrites au cours de la Deuxième Guerre mondiale, qu’elles ont été écrites pour affronter ce qui n’avait pas de visage. Dans un immense mouvement intuitif cette femme admirable s’efforça de regarder l’histoire de son temps les yeux dans les yeux. Et elle comprit probablement qu’il ne servait plus à rien de convoquer le passé “avec ses destructions et ses œuvres, son histoire affreuse et magnifique”. L’impuissance du passé convoqué contre ce présent eut peut-être quelque chose à voir avec son suicide, en 1949.

 

5 mars. Visite d’une école secondaire parmi les plus réputées du pays. Elle fut fondée en 1896 et dirigée par le père du futur président du Sud-Vietnam, Ngô Đình Diệm. Nombre de ses élèves devinrent des personnages importants, et dans les deux Vietnam. Parmi eux, le général Võ Nguyên Giáp et Hồ Chí Minh. L’école a été rénovée en 1996, à l’occasion du centième anniversaire de sa fondation, avec érection d’une statue à Hồ Chí Minh.

En traversant le pont qui mène à la cité impériale, je me suis tout à coup vu à Toulouse, traversant la Garonne par le Pont Neuf et regardant la Prairie des Filtres. Au bord de la rivière des Parfums, un vendeur de trophées de guerre, certains d’imitation ainsi qu’il me le signale. La plupart des briquets Zippo des Marines sont faux, Made in China, contrairement aux dog tags (plaques d’identification) vendus 2 dollars pièce, 15 dollars avec la chaînette. Des pièces d’équipement américain (et sud-vietnamien), comme ces gourdes et ces casques. Un émouvant bric-à-brac.

A l’intérieur de la cité impériale. Les quatre canons (les quatre saisons) et les cinq canons (les cinq éléments : métal, bois, eau, feu, terre), soit neuf canons qui protègent (symboliquement) le royaume. C’est une sorte de mastaba (hauteur 37 mètres) à trois niveaux en haut duquel a été érigée une puissante hampe faite de béton armé maintenue par de très nombreux câbles. Ici et là, des cages à oiseaux en bois d’une parfaite élégance et des oiseaux non moins élégants, très graphiques – l’envie de les traduire en linogravure.

De très élégantes jeunes femmes dans cette tenue que j’affectionne particulièrement, le áo dà : la chemise légère à petit col montant, à manches longues et à très longs pans fendus sur les côtés et jusqu’à la taille, sans oublier le pantalon léger et assez ample. J’observe l’une de ces élégantes, sur un pont qui enjambe la rivière des Parfums. Le vent joue avec sa chevelure et les pans de sa chemise rose pâle, une image du Vietnam parmi tant d’autres, probablement la plus belle.

L’église Saint-François-Xavier, sobre et fraîchement repeinte. Discussion avec le gardien. Il parle assez bien le français. Lui et sa femme portent des prénoms chrétiens : Joseph et Marie. Les fenêtres de notre chambre donnent sur cette église et, hier, en entendant les cloches sonner, je me suis vu loin du Vietnam, en Espagne, en France aussi, chez mes grands-parents.

Tandis que je marche dans Huế s’impose (à l’improviste me semble-t-il) un souvenir d’enfance, une image de “Paris-Match” qui m’avait horrifié : celle d’un moine bouddhiste s’immolant par le feu et en public en signe de protestation contre le régime de Ngô Đình Diệm (1955-1963).

Allongé avec, devant moi, la fenêtre et les voilages où joue le vent. Je lis le chapitre VI de “De l’Iliade” : “Le repas de Priam et d’Achille”. Priam le suppliant, Priam qui s’inflige une “épreuve inouïe”, épreuve “à la mesure de l’amour qui le soutient”, l’amour pour son fils dont il réclame le corps. Et cette supplication, cas exceptionnel dans tout le livre, “dégrise le supplié (Achille) au lieu de l’exaspérer”. Le passage qui suit ne rendrait-il pas compte du monde dans lequel cet essai fut écrit : “Priam, aujourd’hui, s’il croit implorer Achille, ne trouve plus Achille ? L’outrage n’atteint pas seulement le corps et l’âme pour les détruire. Il s’insinue dans la conscience même que le vaincu prend de soi. Il rend la victime laide à ses propres yeux. Il souille jusqu’à la pitié qu’on peut avoir pour elle” ? C’est précisément ce que vécurent les millions de déportés du système concentrationnaire nazi, les Juifs en particulier. Et ce fut l’une des victoires du Mal, et pas la moindre. Rachel Bespaloff : “La cruauté, chez Achille, n’est pas une technique, moins encore une méthode, mais une sorte de paroxysme d’irritation dans la poursuite et la riposte”. De fait, je ne suis plus vraiment certain qu’elle se soit efforcée de faire coïncider son époque avec Homère, provoquant ainsi une tension fatale. Le chapitre IV est le plus extraordinaire chapitre de ce livre extraordinaire. La richesse de ses propositions donne le vertige. Celle qui suit pourrait susciter de longs développements : “Le christianisme s’est nourri de la plainte de Job. Peut-être doit-il plus qu’on ne croit au silence de Priam”. Et pourquoi ne pas voir en Achille l’élément dionysiaque, “la passion de détruire par haine de la destructibilité de tout” ? Et pourquoi ne pas voir en Hector l’élément apollonien, “la volonté de préserver l’ordre humain par amour de l’être en sa vulnérabilité même” ? Mais l’auteur me souffle que la complexité des personnages d’Homère rend hasardeuse une telle classification.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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