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Carnet d’Extrême-Orient (février-mars 2009) – 6/13

 

Le village de Muang Khua, Laos

 

22 février. Notre hôtel, une bâtisse grosse et laide, le Viphaphone Hotel, deux étages qui alignent chacun cinq arcs surbaissés. Il jouxte la poste, seul témoignage de la présence française à Phongsaly à en croire le guide que je consulte. Le vent tiède et l’horizon rose poussiéreux, hier soir, à la nuit tombante, alors que j’étendais le linge sur la terrasse.

“Hélène sur les remparts de Troie, comme Job sur son grabat, arrête au seuil même de l’éthique les justifications et les reproches qui soulagent notre impuissance. En elle, pureté et culpabilité se confondent comme au cœur immense de la foule guerrière répandue dans la plaine à ses pieds”. Rachel Bespaloff, lectrice émerveillée de l’“Iliade”, un émerveillement dans lequel entre de l’effroi, un effroi qui purifie après avoir chassé toute consolation – autant de faux-fuyants. Je ne suis pas étonné d’apprendre que Simone Weil a elle aussi publié une étude sur l’“Iliade” intitulée “L’Iliade ou le poème de la force” qu’il me faudra lire. Il y a un air de famille entre ces deux femmes, mais je préfère la compagnie de Rachel Bespaloff. Simone Weil n’est pas exempte de partis pris et il arrive que ses emportements m’exaspèrent. Je me vois assez souvent l’asperger d’eau très froide dans l’espoir de la calmer.

Des souffles frais sur la ville poussiéreuse. Je pense au plaisir que pourrait éprouver ici un artiste comme Antoni Tàpies ou Alberto Burri, avec notamment ces rapports tôle rouillée / bois patiné. Ces souffles frais, les souvenirs qu’ils semblent favoriser et qui me viennent dans cette ville si reculée, souvenirs qu’il me faudrait consigner mais que je laisserai passer.

Poursuivi la lecture de l’“Iliade” dans un commerce tenu par des Chinois. Comme souvent chez eux, le commerce occupe l’essentiel de l’espace. La partie privée est exiguë et plutôt malpropre. Derrière des étagères où s’entasse de la marchandise, un recoin avec téléviseur, table basse et fauteuils, petit autel bouddhique rouge et or avec offrandes placées en symétrie ; aujourd’hui, cinq mandarines et cinq pommes. A mon dos, l’un de ces moines rieurs et ventrus. Mais j’allais oublier, sur le téléviseur, des photographies de la famille que flanquent des images protectrices. La famille chinoise, une force qui s’affirme dans le monde entier. Je lis Rachel Bespaloff avec lenteur, autant parce que je n’ai aucun autre livre dans mon sac que parce que la densité – la merveilleuse densité – de cet essai m’y oblige. Bel axe de réflexion : “Nietzsche, en proclamant l’innocence du devenir, s’éloigne de l’antique autant que du christianisme”, une remarque qu’accompagne une note en bas de page : “Si paradoxale que puisse paraître une telle filiation, c’est à Rousseau et à certains romantiques que se rattache la mystique nietzschéenne de l’innocence du devenir”.

Nous descendrons vers le sud par la rivière pour une dernière étape avant le Vietnam.

 

23 février. Une époque se caractérise aussi, et peut-être même d’abord, par ses peurs. Écrire un article à ce sujet – une époque mais aussi une société.

Ce restaurant chinois, comme un vaste garage, très propre, avec murs fraîchement repeints de blanc. Ces idéogrammes que j’aimerais savoir lire. Le voyage nous fait éprouver notre limitation, et sans ménagement. Aux murs des posters kitsch, avec chutes d’eau et floraisons printanières. Comment le souvenir me fera-t-il revenir à Phongsaly ?

“Mais plutôt qu’Aphrodite, n’est-ce pas l’Astarté d’Asie qui l’attire dans le piège ? En ce sens, le destin d’Hélène préfigure celui de la Grèce qui, de la guerre de Troie aux conquêtes d’Alexandre, tantôt repousse, tantôt subit l’immense attrait de l’Orient”. Ce petit livre ne cesse décidemment de proposer des perspectives qui se ramifient, comme dans un parc royal. Et cette étrange fin de chapitre (“Hélène”) : “Car, enfin – et contrairement à ce qu’affirment nos économistes – les peuples qui s’affrontent pour les débouchés, les matières premières, les terres fertiles et leurs trésors, se battent tout d’abord et toujours pour Hélène”. Est-elle toujours aussi vraie cette remarque ? Je crois entrevoir des fissures par lesquelles le suicide s’est imposé. Avec ce livre véritablement inspiré, Rachel Bespaloff n’aurait-elle pas tenté d’affronter une époque qui rompait radicalement avec tout ce qui l’avait précédée, en particulier avec les grandes œuvres fondatrices dont l’“Iliade” ? Ce n’était plus Achille qui interdisait la paix lorsqu’elle entreprit de travailler à cet essai… Congédié Achille ! L’histoire telle que l’avait enseignée Homère se voyait pulvérisée – l’histoire, c’est-à-dire la poésie.

En bateau sur la rivière Nam Ou, entre Phongsaly et Muang Khoua, un voyage de six heures sur une étroite et longue embarcation de quelque quinze mètres. Le conducteur est installé à l’avant, assis devant un volant de voiture fixé à un socle qui commande le gouvernail. L’accélération se fait au pied, à l’aide d’un filin qui court le long de l’embarcation, comme les filins du gouvernail. Les passagers sont accroupis sur des planchettes amovibles placées sur la largeur de l’embarcation. Un dais rudimentaire les protège du soleil. A l’arrière, le moteur, très bruyant, et un espace pour la marchandise et nos bagages. L’hélice qui est placée au bout d’un long arbre affleure : les écueils sont partout et notre conducteur ne relâche pas un instant son attention. Il existe des embarcations beaucoup plus rapides que la nôtre, avec un arbre d’hélice encore plus long, gros moteur apparent, proue effilée, relevée et d’un rouge agressif. Des sections de la rivière sont lisses comme des miroirs, d’autres se rident ou bouillonnent. Partout des écueils mais aussi des ilots, certains avec arbustes dont les formes me replacent, une fois encore, dans ces heures émerveillées de l’enfance, entre estampe japonaise et peinture chinoise.

Arrivée à Muang Khoua, un gros village étagé sur une hauteur au confluent de la Nam Ou et de la Nam Pak. Électricité entre dix-huit et vingt-deux heures. J.-F., né en 1956, “trente ans de tunnel” ainsi qu’il le dit, trente ans de R.A.T.P. où il commença comme conducteur de rame. Retraite anticipée à cinquante-et-un ans. Depuis, il ne cesse de voyager, sac au dos. Observateur délicat. Nous parlons des trains en Inde, sujet pour un grand livre.

 

24 février. Muang Khoua. Dans une agréable pension, la “Chaleunsouk Guest House”. Le carrelage bleu de la chambre, avec étoiles à six branches dans lesquelles s’inscrit une sorte de rose des vents. La rue de pierre et de poussière qui mène au bac. Le chaos architectural, la tôle ondulée qui semble devoir s’envoler à la première rafale de vent, ce qui n’est guère rassurant. Les bruits d’abord distincts (un coq, de l’eau qui coule dans une bassine, une voix de femme, etc.) puis un continuum d’où ressort, à certains moments, le chant des oiseaux. Les brumes laissent peu à peu apparaître le relief, de hautes collines où les brûlis ont placé des manques. Le soleil commence à se dire en nappes d’un orange très pâle qui colore la page de mon carnet avant que la brume ne soit repoussée dans les replis du relief, une brume qui s’écoule en fumeroles pour se dissiper dans l’horizon. De ce voyage en Indochine ce sont probablement les petits-matins qui me reviendront avec le plus de précision.

Muang Khoua est un petit carrefour commercial, ce qu’explique sa situation au confluent de deux voies navigables. J’avais hâte de quitter Phongsaly tandis que j’aimerais séjourner ici. Et quel plaisir de quitter l’asphalte pour marcher dans des rues de pierraille et de poussière ! Les regards qui suivent l’enfant David, regards qui finissent par le déranger. Aussi dois-je lui expliquer qu’ici personne n’a les yeux bleus, les cheveux blonds et la peau aussi claire que lui et qu’en conséquence… Les commerces si joliment ordonnés, avec leurs petites doses de lessive, leurs tubes de pâte dentifrice, leurs savons, bref, toutes sortes d’articles qui donnent de la couleur à cette agglomération ocre de poussière. La passerelle suspendue au-dessus de la rivière Nam Pak. Parvenu de l’autre côté, la forme en étrave de Muang Khoua se découvre et je pense à Luang Prabang. Déjeuner dans un restaurant, une construction entièrement végétale, avec vue sur le bac qui assure la liaison entre les deux rives. Des voyageurs échangent leurs impressions et des informations ; je tends l’oreille, ce qui me permettra de mieux penser la suite de ce voyage.

En compagnie de Rachel Bespaloff. Chapitre IV : “La comédie des dieux”. L’absence de “sérieux” caractérise pour Homère comme pour Tolstoï le sous-humain, soit le monde des personnages qui sont la cause de tout et qui ne se sentent responsables de rien. Zeus diffère du dieu d’Israël, il ne châtie ni ne sauve, ne venge ni ne rachète. Il observe et “se borne à proposer à l’acteur le scénario du drame”. La force en Zeus n’est qu’apparence décorative, “le symbole d’une réalité qu’il représente mais n’incarne d’aucune façon”. Pourtant, le regard contemplateur de Zeus donne un sens à la guerre de Troie, il “la restitue à l’économie de l’univers et l’isole, la singularise, la soustrait au flux des événements”. L’éternité d’Homère qui célèbre la volonté de l’individu “nous oriente vers les caps aigus de l’Occident chrétien” ; l’éternité de Tolstoï quant à elle nous entraîne vers l’Inde “où s’abolit le schisme de l’individuation”. Les années au cours desquelles cet essai fut rédigé rendent atrocement anachronique ce qui suit : “Aussi Homère ne demande-t-il de réparation qu’à la poésie seule, qui ravit à la beauté reconquise le secret de justice interdit à l’histoire. Seule, elle rend au monde obscurci la fierté offusquée par l’orgueil des vainqueurs, le silence des vaincus”. Non, décidemment, la poésie ne pouvait plus rien réparer : l’histoire avait déchiqueté le secret de justice et le dévorait.

Cette petite ville où je ne pensais pas m’arrêter restera à coup sûr l’un de mes plus chers souvenirs du Laos. A vingt-deux heures le courant est coupé. Tout bruit cesse. Tout est alors parfaitement beau. Partout des petits feux. On fait cuire une pâte à beignets parfumée à la banane. On aimerait que le jour ne se lève jamais.

 

25 février. Départ de Muang Khoua. Le bac. Les fumeroles sur la rivière. La brume très basse. Il est 6 h 30. Le chargement de l’autocar. Une fois encore j’en viens à le plaindre. Assises sur le capot intérieur du moteur, des femmes en coiffe. J’aimerais deviner leurs ethnies à partir de leurs coiffes. L’une d’elles, fort belle, porte une sorte de petit calot genre armée de l’air ; mais à bien y regarder je comprends qu’il s’agit d’un chignon postiche. Des passages de gués. Je ne cesse de plaindre notre brave autocar. L’allée centrale s’encombre de sacs divers, parmi lesquels de nombreux sacs de riz. Des bois de teks, troncs bien droits, feuillages peu fournis et grandes feuilles oblongues. La brume rosit et la rivière Nam Ou avec elle. Ils sont plusieurs à porter des masques à poussière, dont mon voisin, un Suisse allemand peu loquace. Il est vrai qu’outre ce masque il s’est enfoncé des boules Quies dans les oreilles. Crevaison (la roue avant gauche) sur un chemin pulvérulent. On pourrait se croire dans un dessin d’Albert Dubout. De fait, je pense souvent à ce grand artiste qu’affectionnait mon grand-père maternel, j’y pense plus particulièrement lorsque je suis en voyage, dans les transports en commun, ce qui a généralement pour effet de me mettre de très bonne humeur. La brume persiste, humide. Délicatesse des plans. Je pense aux maîtres chinois, encore. Le vert des rizières, un vert d’une tendresse illimitée, un miracle dans l’ocre de la poussière. Des cahots et encore des cahots. La chaleur. La fatigue qui gagne toute la cargaison.

Arrivée à la frontière vietnamienne à 12 h 30, un poste perdu au bout d’une très longue route de poussière tortueuse à souhait. La salle des visas auréolée d’humidité, avec portrait de H Chí Minh mais plutôt discret, portrait dessiné à grands traits avec, à l’arrière-plan, une colonne de soldats, arme à l’épaule qui tortille sur une piste, la piste H Chí Minh bien sûr. Qu’il doit être agréable d’être douanier ici, avec des passages plutôt rares et ce silence ! Je quitte la pleine lune pour l’étoile jaune à cinq branches.

La légère anxiété qui me prend à chaque passage aux frontières, anxiété qu’explique en partie la relative irréalité de toute frontière. Mais à cette anxiété légère s’ajoute de l’enivrement, un enivrement que j’ai surtout connu lorsque je franchissais le “rideau de fer” et le mur de Berlin, d’Ouest en Est surtout.

Frontière Laos-Vietnam. Le rythme change. Route asphaltée, grosses installations industrielles (carrières et cimenteries), paysages plus travaillés par l’homme, avec rizières à perte de vue. La population du Vietnam ne va pas tarder à atteindre les quatre-vingt-dix millions d’habitants pour une superficie qui équivaut plus ou moins aux 3/5 de celle de la France ; tandis que le Laos dont la superficie n’est pas éloignée de la moitié de celle de la France n’a pas sept millions d’habitants.

Nuit à “Dien Bien Airport Hotel”, chambre 210, une chambre spacieuse avec belles moulures au plafond et murs fraîchement repeints d’un agréable jaune pâle.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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