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Carnet d’Extrême-Orient (février-mars 2009) – 12/13

20 mars. Dans le hall de l’hôtel à la nuit tombée : lumière rouge d’un autel votif et, au-dessus, lumière bleutée d’un aquarium.

Le yin, chiffres pairs ; le yang, chiffres impairs.

Marche dans Saigon. Sur l’avenue Nguyễn Huệ (les Champs Élysées de cette ville : longueur 750 mètres, largeur 70 mètres) qui va de l’hôtel de ville à la rivière. Cette avenue suit le tracé d’un canal comblé au début du XIXème siècle. Au temps des Français elle s’appelait “boulevard Charner”. L’hôtel de ville (1900-1908), aujourd’hui siège du Comité populaire, ne mérite pas tant de moqueries bien qu’il ne mérite aucun éloge. Son clocheton central est tout de même un peu grêle.

Promenade dans ce qui fut la rue Catinat. Cette rue fut la rue chic de Saigon. Somerset Maugham l’évoque. Le théâtre municipal (inauguré en 1900) fut un temps converti en Assemblée nationale avant de retrouver sa fonction première. Il est joliment entretenu, agréablement bourgeois. Des souffles frais, d’énormes accumulations nuageuses. La mémoire des grands hôtels, le Caravelle et le Continental qui se souviennent, entre autres célébrités, d’André Malraux et de Lucien Bodard. Au bar sur la terrasse du Rex, ce grand hôtel où étaient logés les officiers américains, un établissement alors gardé par des soldats armés jusqu’aux dents, derrière des parapets de sacs de sable.

Les cireurs de chaussures considèrent mes sandales en cuir d’un air navré ; puis ils me regardent d’un air encore plus navré. Elles ne sont pourtant pas si sales ; elles ont même perdu leur poussière du Laos. Je bois un milkshake devant une reproduction de “La Naissance de Vénus” de Botticelli. A ce propos, j’allais oublier de signaler qu’il y a au Vietnam, tant à Hanoï qu’à Saïgon, de nombreuses galeries de peintures qui vendent des reproductions faites main d’œuvres célèbres, généralement choisies dans le répertoire de l’art occidental. Les artistes travaillent à la vue de tous, et certaines reproductions méritent que l’on s’y arrête. Il est vrai qu’il est autrement plus facile d’imiter Roy Lichtenstein ou Andy Warhol (très reproduits ici), et plus généralement tout artiste du Pop art, que Chardin ou Vermeer, assez prisés par ces forçats de la reproduction. Magritte s’imite plutôt bien. Ainsi, entre autres artistes reproduits, ai-je vu : Picasso, Botero, Dalí, Van Gogh, Monet (“Les Nymphéas”), Klimt, Renoir, Arcimboldo, Franz Marc, Tamara de Lempicka, Modigliani, Frida Kahlo et j’en passe. Un format 64 cm × 90 cm se négocie entre 35 et 45 dollars. Déjeuné rue Calmette. Moiteur. Touffeur. On ne cesse de se désaltérer sans presque jamais uriner. La sueur sur la page. Bientôt deux mois que j’écris debout, accroupi, rarement assis ailleurs que dans des autocars qui vous secouent assez comiquement.

 

21 mars. En autocar vers Cải Bè. Les quartiers populaires de Saïgon. L’encombrement qui augmente, une immense circulation. Les cours d’eau sont sales. Je me sens comme une goutte d’eau dans une canalisation à fort débit. Je suis assis au fond de l’autocar et j’observe les chevelures qui reposent sur les appuie-têtes blancs, des chevelures vietnamiennes intensément noires et une chevelure allemande intensément blonde, un contraste fascinant, rien moins que fascinant.

Sur le Mékong. Les arbres d’hélice très longs avec crosses qui protègent les hélices par en-dessous. Le peu de profondeur des eaux rend nécessaire cette précaution. Visite d’un atelier familial de traitement de noix de coco. Grand nombre de produits dérivés. Tout en déambulant dans cet atelier, j’en viens à penser que chaque civilisation peut aussi se définir à partir du produit qui constitue sa base alimentaire – le produit vital. Ainsi du maïs avec les civilisations précolombiennes et du riz avec les civilisations extrême-orientales.

De nombreuses proues sont peintes en rouge dans leur partie supérieure. Un renfort dessine une sorte de nasale à la manière d’un casque corinthien, un renfort qui dans sa partie supérieure s’orne volontiers d’une ancre. De part et d’autre de ce renfort, des yeux fortement soulignés. Selon l’angle sous lequel on considère une proue, on lui trouve un air tantôt furieux tantôt amusé.

Les neuf bras du Mékong : neuf bras, neuf dragons. Eaux limoneuses. Grenier à riz du pays. Le Mékong, un fleuve d’une longueur de 4 500 kilomètres. Né dans les hauteurs du Tibet oriental, il irrigue six pays. L’inversion du courant, chaque année, en septembre, au plus fort de la crue. Population du delta à majorité vietnamienne, avec minorités chinoises, khmères et chams. La collectivisation imposée en 1975, son échec total ; la réforme de 1986 qui s’en suivit, réforme qui explique que d’importateur de riz le pays se soit fait exportateur de riz et dès 1989.

Imagerie. Les hindous et les bouddhistes font mieux que les catholiques, ce qui n’est pas peu dire.

 

22 mars. Delta du Mékong. Petit-déjeuner au bord du Mékong. L’air brumeux, argenté. Un relatif silence puis, d’un coup (mais probablement progressivement), le bruit des moteurs : va-et-vient d’embarcations diverses. Des rameurs aussi. Des pêcheurs armés de leurs filets en Y qu’ils placent à l’avant de leurs embarcations. Les rames se terminent en T pour une meilleure prise. Elles sont fixées par des cordes aux dames-de-nages – de simples piquets. Le rameur se tient debout et pousse de tout son corps vers l’avant, doucement, une technique qui permet d’économiser ses efforts. Des paquets de végétation flottante laissent penser qu’il pourrait s’agir d’îlots. Les berges si encombrées, un immense désordre bien humain où domine la tôle ondulée. 6 h 30, le bruit est à présent continu et les yeux ne tiennent déjà plus devant le soleil. J’admire la silhouette de certaines rameuses. Hanches fines et fesses galbées. Visite d’un village cham. Des sentences coraniques au-dessus des portes. La mosquée. Les femmes voilées mais discrètement, élégamment même. On sent un islam des confins, léger. Les Vietnamiens, les Chams et les Khmers, trois peuples qui se sont repoussés vers le sud, attirés par le si riche delta du Mékong. Les revendications khmères, les massacres de villageois vietnamiens et l’intervention vietnamienne qui s’en suivit, début 1979.

Visite d’un temple. Ici, on n’hésite pas à s’adresser à la divinité afin qu’elle vous aide à vous enrichir – et pourquoi pas en gagnant à la loterie ? De ce point de vue, on peut évoquer une religion décomplexée. L’auréole scintille comme dans une discothèque. Je m’adresse tout de go à cette représentation colorée et souriante afin qu’elle m’accorde de substantielles plus-values.

En autocar. Rizières d’un vert anisé. Nuit à Cần Thơ, la plus importante agglomération du delta, avec ses quelque 330 000 habitants et qui a dépassé le million d’habitants si l’on tient compte des arrondissements. Chambre sobre et propre, murs blanc cassé, sans une salissure, carrelage lui aussi blanc cassé et dépourvu de tout motif, ce qui repose l’œil. Matelas dur comme je les aime – ils fortifient le dos.

Fatigue. Le va-et-vient dans la rue. Le flot des motocyclettes, comme si on avait ouvert des vannes… Des commerces et encore des commerces ; je ne vois rien qui ne soit commerce. Dans un supermarché, la tour Eiffel déclinée en bouteilles cette fois, du brandy et du cognac “vieillis en petits fûts de chêne issu des forêts de Tronçais et du Limousin”.

L’office du dimanche dans une église de Cần Thơ. Multitude très ordonnée de motocyclettes sur le parvis, assistance elle aussi très ordonnée. Coups de gong à l’élévation. On ne se serre pas la main pour le “geste de paix”, on s’incline vers ses voisins. Des néons rehaussent les saintes statues dès que la nuit commence à venir. Ainsi la silhouette de la Vierge Marie est-elle entourée de rose et son auréole de bleu.

Cần Thơ dans la nuit tiède, des néons partout, un paysage urbain digne par endroits des États-Unis. Le kitsch asiatique est si sucré, si douceâtre, le thaïlandais plus particulièrement, avec notamment ses peintures sur autocars.

 

23 mars. Cần Thơ au bord d’un des neuf bras principaux du Mékong. 5 h 30, le jour se lève. Le flot des motocyclettes encore et encore. Petit-déjeuner pris à la hâte, comme à l’habitude ici. L’impression une fois encore d’être poussé dans un entonnoir, dans une canalisation. Le marché flottant. Relents de gasoil. Eaux jaunâtres, grisâtres. Je me sens devenir malthusien – mais ne l’ai-je pas toujours été, plus ou moins ?

 

24 mars. En feuilletant la presse. L’inventeur du buste de Néfertiti (aujourd’hui à Berlin), Ludwig Borchardt, se l’était approprié. Il en était tombé amoureux et l’avait caché sous une fausse description. C’est ce que révèle son journal retrouvé dans les archives de l’Institut oriental allemand. Fortes de ce document, les autorités égyptiennes ont l’intention de réclamer le retour de ce buste au pays. A la lecture de cet article, j’ai une pensée pour Melina Mercouri et les marbres du Parthénon.

Les Troubles Obsessionnels Compulsifs (TOC) et les trois catégories de “tocqués” : les laveurs, les vérificateurs, les conjurateurs. Parmi les “tocqués” célèbres : Émile Zola (un conjurateur), Samuel Johnson (un vérificateur), Sören Kierkegaard (un laveur obsédé par la contamination). Faut-il vraiment prendre ces catégories au sérieux sans avoir préalablement esquissé un sourire amusé ?

Lire “Penser le Coran” de Mahmoud Hussein qui s’emploie à démontrer que la parole de Dieu est indissociable de l’époque où elle a été révélée et, qu’en conséquence, elle doit être replacée dans un contexte particulier sous peine d’être trahie. Les tenants d’un Coran “incréé” (Ahmad Ibn Hanbal) et les tenants d’un Coran “créé” (les Mu’tazilites, ces théologiens rationalistes qui inscrivent le Coran dans le temps).

Que vaut ce plan ébauché par l’Arabie saoudite et accepté par la Ligue arabe qui prévoit la paix entre Israël et ses vingt-deux voisins en échange d’un retour aux frontières de 1967, avec création d’un État palestinien ? Il me semble que ce plan ne changera rien, qu’Israël sera toujours la cible d’un monde qui ne cesse de réclamer toujours plus et qui réclamera toujours plus jusqu’à ce qu’Israël disparaisse de la carte.

Entrevue Jacques Attali / Shlomo Sand, dans “L’Express” du 29 janvier au 4 février 2009. Question : « Ben Gourion a dit : “Israël est l’interprétation moderne du judaïsme”. Êtes-vous, l’un et l’autre, d’accord avec cette formule ? » La réponse de Shlomo Sand ne surprend pas : “Le judaïsme n’est ni un peuple ni une nation : c’est le premier grand monothéisme, base de tous les autres. Nous avons conservé l’univers symbolique, la sensibilité et la cosmologie du judaïsme, mais Israël en est, en quelque sorte, la négation. C’est un État laïque qui profite de la religion et l’utilise pour se justifier”. Cette affirmation parmi tant d’autres permet de prendre la mesure du dynamisme du monde juif, de la diversité des voies qu’il propose et du questionnement déjà si vaste auquel invite le jeune État d’Israël – et je précise que Shlomo Sand n’entre pas dans mes sympathies. Une remarque de Jacques Attali (qui n’entre pas plus dans mes sympathies) rejoint ce que j’ai écrit quelque part : “A maints égards, l’existence de l’État palestinien est beaucoup plus importante pour la survie d’Israël qu’elle ne l’est pour les pays arabes”.

Musée des Beaux-Arts de Saïgon, un édifice de la période coloniale qui fut la demeure d’un marchand chinois. Très imposantes corniches en doucine. Vaste cour intérieure et passage intérieur avec colonnettes trapues recouvertes d’un émail bleu vert. Au rez-de-chaussée, de la céramique chinoise et japonaise avec cette oscillation remarquable entre minimalisme et maniérisme au cours des siècles. Nombreuses œuvres contemporaines qui traitent pour l’essentiel de la lutte contre les colonialistes et les impérialistes, avec l’Oncle Hô en figure de proue. Sur ce thème, de remarquables peintures et gravures sur laque (certaines évoquent les Nabis), des dessins à l’encre ou au crayon, des aquarelles et des gravures sur bois. Le musée n’est guère soigné, ce qui ne me déplaît pas : ainsi ne fait-il pas vraiment musée, ainsi sent-on encore la maison particulière. La gravure sur laque est très prisée des artistes vietnamiens. C’est une technique puissamment illustrative. Il est instructif en parcourant ces salles de s’exercer à lire les influences venues d’Europe, de France en particulier. A l’étage supérieur, de la céramique vietnamienne. Ma préférence une fois encore pour la céramique des Trần. Intéressante production en bronze XIXème siècle et début XXème siècle, les brûle-parfums plus particulièrement. De très rustiques statues funéraires en bois début XXème siècle, parmi lesquelles des soldats français reconnaissables à leurs képis. Petite salle de sculptures du Champa, le plus souvent des fragments en grès, bas-reliefs et hauts-reliefs. Une petite salle de sculptures du delta du Mékong (IVème siècle – XIIIème siècle), en bois ou en pierre. De remarquables fragments post-Óc Eo, corps masculins et féminins avec une fluidité des lignes et des volumes bien indienne. Touffeur et moiteur. Il arrive que je m’attarde sous des ventilateurs. Par les fenêtres, un ciel d’un bleu très pâle presque sale. Il n’y a pas de gardien dans ce musée, aussi mes mains s’attardent-elles sur des courbes féminines. Et je me revois, au Louvre, suivant de l’index l’arête du nez d’Aspasie (Aphrodite Sosandra).

(à suivre)

OlivierYpsilantis

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