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Carnet d’Extrême-Orient (février-mars 2009) – 10/13

 

11 mars. Nha Trang. Des rizières et encore des rizières. Les figures de l’eau qui luisent comme les morceaux épars d’un miroir. 6 h 30, un petit-matin métallique. Ils sont déjà nombreux à se baigner. On me signale, non sans fierté, que Nha Trang est la station balnéaire la plus fréquentée de tout le pays. Je m’inquiète. Nha Trang fut surnommé “la Nice de l’Indochine française”. Sur le front de mer, de colossaux hôtels en construction promettent le luxe… A quoi ressemblera dans quelques années cette baie dont Alexandre Yersin tomba amoureux ? Le bétonnage des côtes semble être un processus irréversible, de la Méditerranée à la mer de Chine ; et ce processus est bien un signe de mort. Mais qui sait si tout ce béton ne finira pas sous les eaux ? Ainsi se couvrira-t-il d’algues et de coraux ; et autour des constructions nageront des squales tandis qu’à intérieur se tapiront des poulpes et des murènes.

Tout ce qu’une bicyclette peut transporter, au Vietnam ! Il faudrait qu’un photographe travaille exclusivement sur ce thème qui réserve tant de surprises.

Les tombes sont très dispersées, rien à voir avec l’Europe. Au Vietnam elles sont soit isolées soit regroupées mais en petit nombre, sans le moindre alignement et orientées dans des directions très variables. Par ailleurs ces tombes ne sont pas séparées des vivants et de leurs activités par une enceinte, ce qui a pour effet de rendre la mort moins désolante. J’en ai vues au bord des rizières, à flanc de colline, dans des replis de terrain, entre des maisons, partout, vraiment partout.

Visite du Musée Alexandre Yersin (rattaché à l’Institut Pasteur), sur le front de mer. Reconstitution de sa bibliothèque. Présentation de ses nombreux instruments de travail, dont le microscope avec lequel il identifia le bacille de la peste. Cartes de ses expéditions. La rencontre déterminante avec Émile Roux qui le fait entrer dans le laboratoire de Louis Pasteur, à l’École normale supérieure, avant qu’il ne se décide à partir pour les lointains, probablement stimulé par ses lectures de jeunesse – voir sa bibliothèque. En 1890 il se rend en Indochine française où il devient médecin des Messageries maritimes qui l’autorisent à explorer la région. S’en suivent trois expéditions (entre 1892 et 1894) qui lui permettent d’établir des cartes d’une grande précision et de consigner de nombreuses observations de type anthropologique. Il fonde la ville de Đà Lạt, avec l’appui du gouverneur général de l’Indochine, Paul Doumer. Il isole le bacille de la peste bubonique à Hong Kong où il est mandaté par le Gouvernement français et l’Institut Pasteur – voir le “bacille de Yersin” (Yersinia pestis) qu’il isole mais sans parvenir à déterminer la transmission de la maladie du rat à l’homme, une question qui sera résolue en 1898 par Paul-Louis Simond. L’installation à Nha Trang, son lieu de prédilection, où il fonde en 1895 un Institut Pasteur. Il introduit en Indochine l’Hevea brasiliensis dont les récoltes seront achetées dès 1904 par Michelin. L’Hevea brasiliensis reste l’une des principales ressources du Vietnam. Il y introduit également l’arbre à quinine. Les Vietnamiens n’ont cessé de vénérer cet homme qu’ils avaient surnommé de son vivant “Monsieur Nam”, ils le vénèrent comme ils vénèrent Louis Pasteur et Albert Calmette qui dirigea l’Institut Pasteur de Saigon. Des rues du Vietnam réunifié et communiste portent toujours le nom de ces trois hommes.

 

12 mars. Le hall de l’hôtel au lever du jour. La fraîcheur qui entre par la baie vitrée grande ouverte. A la radio des variétés vietnamiennes, invitation à la bonne humeur. Une fille passe le plumeau sur le comptoir et une autre passe la serpillère sur le carrelage tandis que la mère supervise. Hier, j’ai vu cette dernière astiquer énergiquement la main-courante de l’escalier. J’observe le plafond et remarque une fois encore le goût des Vietnamiens pour les moulures.

En compagnie de Rachel Bespaloff, de cet élégant petit livre trouvé à Luang Prabang et qui m’aura accompagné au cours de ce voyage indochinois. Je le bois à très petites gorgées, autant pour l’assimiler que pour faire durer le plaisir. De fait, je ne cesse de revenir sur ces pages, creusant et multipliant ainsi les perspectives. Rachel Bespaloff, une intelligence parfaitement belle.

En bateau dans la baie de Nha Trang, un bateau bleu à proue arrondie. Les îles, leurs flancs entaillés par des routes, avec coulées de pierraille et de terre. L’enfant David et moi observons le sillage de notre embarcation que nous trouvons très beau. Les passagers au nombre d’une vingtaine sont tous des Asiatiques. Les femmes portent la queue de cheval, une coiffure nationale me semble-t-il.

Nous accostons. Une île. Des cabanes flottent sur de gros bidons bleus. Première baignade dans la mer de Chine. Tout en nageant je pense à la mer Égée, avec ses lointains montagneux, éparpillés et bleutés, avec cette complexité souvent impossible à débrouiller. Dans le paysage grec, le continental et l’insulaire ne cessent de s’interpénétrer.

Voyager, soit multiplier les douces et néanmoins frénétiques étreintes entre le passé et le présent.

Le bateau accoste sur une autre île de la baie de Nha Trang qu’Alexandre Yersin aima tant. Des paillottes. Une belle végétation. On joue aux cartes tandis qu’une radio diffuse : “I love you more than I can say” de Leo Sayer et “Hotel California” des Eagles.

Retour à l’hôtel. Je consulte le blog “Causeur”. J’aurais aimé écrire un courrier suite à l’article de Luc Rosenzweig : “Feldmarschall le voilà !”, un article qui rend compte de la parution d’une autobiographie jugée “décapante” de Benoît Lemay. Dans le fil de discussion, une longue intervention évoque le Grand-Amiral Erich Raeder dont “Ma vie” est un document essentiel sur la Deuxième Guerre mondiale car il rend compte d’occasions perdues côté allemand. Je me revois lire ce livre avec passion, un livre qui avait appartenu à mon père et qu’il avait dû lire dans sa jeunesse, un livre publié aux Éditions France-Empire.

 

13 mars. Dans le hall de l’hôtel en compagnie de Rachel Bespaloff qui écrit : “La félicité du sentir s’approfondit en prenant conscience d’elle-même”. Et cette mise au point : “Ce n’est pas la foi seule qui dépossède la magie pour installer l’éthique au cœur de l’existence, la poésie, elle aussi, lui ravira ses pouvoirs : la geste des guerriers supplante celle des héros mythiques”. Superbe analyse de la fonction du mythe chez Platon aux pages 73-74 des Éditions Allia. Pensée magique / Pensée éthique (la Bible et l’“Iliade”) / Pensée dialectique. De la poésie prophétique au messianisme mystique, par dégénérescence. De l’éthos tragique (l’interrogation d’Homère et d’Eschyle) au stoïcisme (des réponses), par dégénérescence une fois encore.

Toujours dans le hall de l’hôtel. D’un côté, des poissons dans un aquarium ; de l’autre, une tortue dans un bocal. Les aquariums sont très présents dans le Sud-Est asiatique. Ils invitent au calme, aux gestes et aux paroles mesurés. Ils apaisent ainsi que j’ai pu le vérifier à Bangkok et Hanoï, villes par ailleurs trépidantes.

Visite de la cathédrale construite par les Français dans les années 1930. Elle est constituée de blocs de ciment. Les guides la jugent sans grand intérêt. Pourtant, avec un peu d’attention, on peut y trouver des éléments intéressants, comme ces chapiteaux constitués de redans (le redan est emblématique des années 1930) verticaux et horizontaux qui suggèrent le végétal. De remarquables claustras donnent l’illusion de vitraux. Je m’approche et, après y avoir porté une main, je me rends compte qu’il s’agit de tôle ajourée ; ainsi l’air circule-t-il en permanence dans tout l’édifice. C’est simple, économique et d’un bel effet décoratif. Dans la montée vers la cathédrale, sur un côté de la rampe d’accès, une multitude de petites plaques en marbre derrière lesquelles sont encastrées des urnes funéraires.

A bicyclette dans Nha Trang. D’intéressantes architectures ultramodernes et coloniales. Le large et ses îles qui, une fois encore, me disent la Grèce.

Je suis accroupi au bord d’une avenue, en slip, sous le parasol d’un couturier auquel j’ai confié la réparation de la braguette de mon short. Soudain, des mobylettes se télescopent. Quatre mobylettes et leurs conducteurs se retrouvent sur le bitume. Personne ne se précipite, personne ne fait un geste en direction de l’accident. Le couturier n’a même pas levé la tête de sa petite machine à coudre. Je me serais précipité si je n’avais pas été en tenue si légère. Tout de même, me retrouver en slip sur une avenue vietnamienne, au milieu d’un peuple par ailleurs très pudique ! Mais les quatre accidentés se sont relevés et s’époussètent. Pas un geste, pas un mot, chacun vérifie sa mobylette. J’essaye d’imaginer la scène en France. Gesticulations, braillements, constats d’assurances avec étalage de documents, la police éventuellement, avec sirène et gyrophare, sans oublier l’attroupement des badauds.

L’excellente nourriture vietnamienne. Il me semble que la moitié de la population cuisine pour toute la population. Ici, pas d’obésité, l’obésité qui est l’un des signes de la mort, un signe toujours plus présent chez nous.

Je constate seulement maintenant que ce sont surtout les femmes qui portent des masques, ce qui me laisse penser qu’ils ne sont pas seulement destinés à protéger de la pollution mais aussi du soleil. En effet, ici comme dans toute l’Asie, la peau claire est un signe de distinction. On propose même des laits corporels (Nivea) destinés à blanchir la peau…

Visite de la galerie du photographe Long Thanh (né en 1951). Des séries avec de très jeunes enfants dans les bras de vieillards très ridés, très fripés. L’effet est assuré et un peu facile. Le meilleur de cette œuvre en noir et blanc (de l’argentique) montre l’intégration de l’homme et ses travaux aux paysages du Vietnam, comme ces marais-salants.

Sur “Causeur”, Elizabeth Lévy s’entretient avec Maurice G. Dantec, un écrivain que je n’ai pas lu, provocateur à souhait (de fait, il semble s’enivrer de ses propres provocations) et qui dans un fatras lance des prédictions qui méritent tout de même que l’on s’y arrête. Il évoque par exemple une possible catastrophe au sein même du monde arabe, avec guerres interconfessionnelles d’une ampleur inégalée, et d’abord entre chiites et sunnites. Il imagine des guerres entre pays doublées de guerres civiles dans ces pays en guerre. Il y a tout de même dans ces exercices de prédiction un manque de modestie qui me dérange. La réalité est énorme (souvenir d’un graffiti sur un mur de Paris) et il me semble que ces exercices ne s’embarrassent pas de cette donnée.

Début janvier 1941. Profitant de la défaite française, la Thaïlande se livre à une série d’attaques dans le but de reconquérir ses anciennes provinces cambodgiennes. Les Français contre-attaquent. La situation piétine. L’amiral Jean Decoux, gouverneur général de l’Indochine, décide une attaque (navale) de diversion contre la Thaïlande. Au cours de la bataille de Koh Chang (17 janvier 1941), le quart de la flotte thaïlandaise est coulé sans que les Français n’aient à déplorer la moindre perte, tant humaine que matérielle. Étudier l’histoire de l’Indochine française sous le gouvernement de l’amiral Jean Decoux.

 

14 mars. Il a plu cette nuit, une pluie de mousson, tiède, chaude même. Je me suis mis au balcon pour goûter la première vraie pluie depuis le début de ce voyage. J’écris à présent à la réception de l’hôtel. Il pleut encore, autant que cette nuit. Devant moi, sur la table basse, un crabe en plastique imitation albâtre. La partie supérieure de sa carapace se soulève et découvre un cendrier.

 

15 mars. A la réception de l’hôtel, dans l’attente de l’autobus pour Dalat. En compagnie une fois encore de Rachel Bespaloff. Le Dieu de la Bible, le Fatum des Grecs ; dans un cas, ressusciter (“le fait du Dieu créateur”) ; dans l’autre cas, immortaliser (“le fait de l’homme, et la plus haute raison de son activité”). Éloge de Solon, peut-être “l’héritier légitime de la sagesse d’Homère et le successeur d’Hector”. Solon, celui qui “accomplit et magnifie en sa personne cette intime union de l’exigence esthétique et de l’impulsion éthique qui est à l’origine du besoin de justice chez les Grecs”. Plus loin : “Le souci de justice reste la secrète fierté de l’homme devant l’anarchie des dieux, le désordre cosmique, l’instabilité des sociétés humaines”. Et cette pensée qui ne devrait jamais nous quitter : qui que nous soyons nous ne sommes jamais que des usufruitiers, en aucun cas des propriétaires, une pensée qui enseigne l’humilité, l’humilité volontaire, entreprenante, créatrice. Où législateurs juifs et athéniens se rejoignent : “Ainsi, pour Athènes comme pour Jérusalem, il n’existe pas d’antagonisme irréductible entre la justice humaine, fondée en droiture et en vérité, sur la foi ou sur la raison, et la justice de la vie ne relevant que des nécessités physiques et physiologiques qui déterminent les conditions dans lesquelles un individu ou un groupe peut croître et prospérer”. Athènes et Jérusalem, je pense bien sûr à Emmanuel Levinas. Je pense aussi à Simone Weil qui oppose ses sympathies et ses antipathies dans un combat qui fait trembler ciel et terre. Rachel Bespaloff quant à elle relie plutôt qu’elle ne sépare et n’oppose : le pathos du prophète juif et l’éthos du législateur grec, l’eudémonisme grec et l’eudémonisme biblique se confondent dans le sens du vrai et le goût du juste. Certes, l’écart entre le judaïsme et l’hellénisme s’est creusé jusqu’à devenir considérable, vertigineux ; mais si l’on remonte “jusqu’aux grands lyriques de Judée, jusqu’aux Tragiques et à Homère”, on découvre le socle duquel s’élèvent la pensée grecque et la pensée juive, “une certaine façon de dire le vrai, de proclamer le juste, de chercher Dieu, d’honorer l’homme…”

En autobus Nha Trang – Đà Lạt, de 8 heures à 13 heures. Nombreux eucalyptus, cet arbre qui me dit l’océan Atlantique, le Portugal. Au bord de la route, nombreuses tombes surmontées de la croix latine. Elles sont peintes de couleurs douces qui leur donnent un aspect pâtisserie-confiserie. Côte-à-côte, des champs de maïs et de canne à sucre. Des attelages de buffles hersent les rizières. La voie ferrée (à voie unique) et la route ne cessent de jouer ensemble. Une particularité de la route vietnamienne : le numéro d’immatriculation des véhicules figure non seulement sur les plaques, il est également peint sur la carrosserie et en gros. Dans le vert de la rizière, une maison vert pistache ; je ne sais si je dois savourer ce rapport ou en être écœuré. Arrêt à Po Klon Garai. Les cyclistes, les chapeaux à larges bords d’où partent de longues queues de cheval. Les Vietnamiens sourient beaucoup mais jamais je n’ai entendu un éclat de rire. L’éclat de rire signale le touriste. Des croix latines un peu partout. Comme l’écriture élaborée par Alexandre de Rhodes, elles limitent le dépaysement. Alexandre de Rhodes, jésuite d’origine juive et auteur de la première transcription phonétique et romanisée de la langue vietnamienne, le ch quc ng. La montée vers Đà Lạt. La palette des verts se diversifie. Des cultures maraichères partout. Le vert intense des salades. Habitat plutôt soigné recouvert d’un crépi aux tons pastel. Nombreux moulages en plâtre peint du panthéon chrétien. La Vierge Marie est la plus représentée, dans des cimetières mais aussi dans des jardins et même sur des balcons de pavillons. Le paysage se couvre de jardins potagers, tous très soignés. J’imagine un peuple heureux. Dans un canal d’irrigation s’ébattent de nombreux enfants. Une fraîcheur toujours plus affirmée. Nombreuses swastikas, à l’entrée de temples et sur des tombes. La swastika, encore un symbole sacré que l’Europe a souillé. Des structures délicates (des tuteurs) signalent les champs de tomates.

Logé dans un petit hôtel du centre-ville. Les draps de notre lit méritent quelques mots : des pékinois face à face et en symétrie occupent toute la largeur des draps et se répètent sur toute leur longueur, des pékinois beiges sur fond mauve vif parsemé de grosses marguerites soit blanches soit d’un mauve moins soutenu. Par la fenêtre, je découvre un imposant institut d’enseignement salésien.

Le marché de Đà Lạt, une féérie. D’énormes paniers remplis de fraises et de mûres. Des monticules d’artichauts, de choux-fleurs, d’avocats d’une taille que je ne leur connaissais pas. On pense pays de cocagne. Des carottes (je n’en ai jamais vues de plus belles), des bottes de céleris, des salades en tous genres, une grande variété de pommes de terre (leur gamme en camaïeu) ; bref, il faudrait des pages et des pages pour énumérer tant de richesses. Dans de grosses bassines, des poissons, des crabes, des grenouilles. Le client choisit, le vendeur attrape, assomme et découpe. Des amoncellements de poissons et de crevettes séchés. Je note une bonne douzaine de variétés d’œufs. On pensera que je force la note si j’écris que le marché de Đà Lạt suffit à justifier le voyage au Vietnam. Et j’allais oublier quantité de fruits séchés, de confitures (de fraises en particulier), d’infusions, du raisin noir aux grains si gros que j’ai bien cru être victime d’une hallucination. On produit à Đà Lạt le vin le plus réputé du pays que je n’ai pas encore goûté. Une fois encore, et face à tant de richesses, je prends conscience de ma croyance en Dieu : je me redis qu’il y a un tel accord entre le monde et l’homme que Quelqu’un a voulu qu’il en soit ainsi, que Quelqu’un a pensé cet accord.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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