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Carnet chilien (juillet 1998) – 2/4

12 juillet

Calama. Altitude 2 200m.

Voyager, écrire dans le mouvement et de brefs arrêts, stimulant. Lorsqu’elle se prolonge, la sédentarité épuise l’écriture car l’écriture avance sur deux jambes : la sédentarité (avec le rituel rassurant des habitudes) et le voyage. Dans le voyage, ma mémoire se fait improbable, le présent me submerge, je prends des notes à la manière d’un naufrager qui s’accroche aux débris de son embarcation. Dans la sédentarité, ma mémoire se réaffermit après s’être enrichie par le voyage.

El Mercurio, le meilleur quotidien national, fondé le 12 septembre 1827 à Valparaíso et le 1er juin 1900 à Santiago ; l’excellent supplément du dimanche, Artes y Letras.

Arrivée à San Pedro de Atacama en début d’après-midi. Finale Brésil-France suivie dans un café du village. L’émotion collective peut être belle, je dois le reconnaître.

Carabineros de Chile su amigo siempre.

Visite du Pukara de Quitor. Pris par des visions de Mycènes, heureusement fugitives ; les interférences finissent par lasser.

 

13 juillet

Visite du musée archéologique Reverendo Padre Gustavo Le Page. San Pedro de Atacama fut inclus dans l’empire inca. Admiré les os pyrogravés de l’art Tiwanaku et pensé à leur interprétation en linogravure. L’État Tiwanaku fut l’un des plus grands États andins pré-incas. Dans la céramique rouge (ou noire) gravée de San Pedro de Atacama, un motif ne cesse de revenir, une crosse ornée de pointillés bien affirmés. La cerámica negra pulida et la cerámica roja pulida. Les calabazas grabadas. Une pointe de flèche plantée dans un maxillaire inférieur. Beauté des objets destinés aux inhalations d’hallucinogènes (tabletas, tubos, espátulas). Des crânes d’enfants volontairement déformés, étirés ou aplatis, à l’aide d’almohadillas. Las placas grabadas de los campamentos de Tulán. La connaissance de la culture atacameña (11 000 ans d’histoire) est due au père Gustave Le Paige, un jésuite belge décédé en 1980. Il commença ses recherches en 1955, année où il fut chargé de la paroisse de San Pedro de Atacama.

Le Sandillón, une variété de cactus, est aussi appelé Asiento de la suegra.

La serveuse : “Aqui tiene mas pancito.” Le chilien, adorable avec ses diminutifs et ses chuintements.

Sur la place, une maison en torchis avec une plaque : “Casa de Pedro de Valdivia – Francisco de Aguirre construyó esta casa por orden de Pedro de Valdivia antes de su llegada en San Pedro de Atacama en junio de 1540.”

Projet d’un voyage en Patagonie. On me dit : “Tiene que tomar un abrigito supercalentito”.

Pukara de Quitor, ville forteresse du XIIe siècle, capturée par Francisco de Aguirre en 1540 ; pukara, dans la langue cunza des Atacaméniens, signifie ville forteresse.  Devil’s Gorge. Longues et vaines recherches dans les canyons de la cité inca de Catarpe. Mon exaltation à pédaler dans l’ocre rouge de tortueux défilés. Il m’a semblé qu’à un détour la cité nabatéenne de Pétra allait m’apparaître – encore une interférence.

Retour à San Pedro de Atacama. Des piles d’adobes dans un corral. Le faîte des murs s’orne d’une ligne brisée d’adobes.

Valle de la Luna. Le minéral absolu. Tristesse en constatant que le corps humain s’apparente plus au végétal qu’au minéral.

 

14 juillet

Village de Toconao. Altitude 2 475 mètres. Environ cinq cents habitants. C’est une oasis comme San Pedro de Atacama. On y fabrique des objets en pierre volcanique grise, notamment des reproductions miniatures d’églises et de campaniles dont celui du village, édifié vers 1750 et symbole des lieux. L’église est édifiée derrière son campanile. Une partie de sa toiture est constituée de caña, une autre de cardon, un cactus dont la hauteur peut dépasser six mètres et le diamètre cinquante centimètres. Cette église San Lucas renferme un très curieux tableau : un Christ sanglant est assis à côté de la croix ; un pied de vigne pousse d’une de ses plaies (le coup de lance probablement), il grimpe, passe sur les bras de la croix avant de se laisser tomber entre les mains du Christ qui presse l’une de ses lourdes grappes au-dessus d’un calice. Dans un coin, un coq observe la scène.

Aldea de Talabre. Marche en direction du volcan de Láscar, toujours en activité. Je longe une acequia où une eau glacée file entre des dalles de pierre volcanique. Par endroits, son tracé bien rectiligne décrit de légers méandres dans lesquels prospère une mousse compacte d’un vert admirable.

Toconao est à quelques kilomètres au nord du Tropique du Capricorne. A l’est, l’immensité est bordée par la Cordillera de Domeyko et la Cordillera de la Sal. Derrière le volcan de Láscar, la pampa de Guayaques où se rencontrent les trois frontières, Chili-Argentine-Bolivie. Retour à San Pedro de Atacama. Juste derrière le volcan Licancábur, la Bolivie.

 

15 juillet

Sur la route d’Iquique. Transit à Calama, une annexe du complexe minier de Chuquicamata. Ville de prostitution. Le salaire tiré des entrailles de la terre revient en partie à la femme. Calama, une ville précaire, comme de l’ordure répandue. Mais le voyageur doit éviter ce ton.

Des interdits explicites. Des interdits implicites (à développer).

Le principe féminin et le principe masculin trouvent la plus parfaite expression de leur union dans l’étoile de David. L’homme et la femme sont indifféremment l’un des deux triangles.

17h20. Franchi la frontière de la 1ère Région (Tarapacá).

Satisfaire vos besoins vous coûtera cent pesos. L’employée vous remettra un peu de papier hygiénique, ce qui ne manquera pas de provoquer en vous un peu de gêne.

Une route rectiligne à perte de vue ; on espère un tournant, un embranchement, un carrefour…

Présence de l’homme, des traces de pneumatiques.

Des agglomérations minables, un bric-à-brac répandu autour d’énormes complexes (comme Tocopilla et sa centrale thermoélectrique). C’est boulot-dodo. L’alcool et le sexe doivent y être pareillement tristes.

Peuple à réactions lentes. De ce point de vue, il diffère grandement du peuple espagnol.

La route de Calama à Iquique, ennuyeuse. Le regard suit la ligne centrale, presque toujours discontinue. Et lorsqu’il la quitte, c’est pour y revenir ; il ne trouve aucun appui ailleurs.

Arrivée à Iquique vers 21 heures. La température avoisine les 20° C. Ville commerçante et animée. Surpris quelques parfums d’épices, timides il est vrai ; mais ils ont suffi à me restituer tout Athènes.

Nuit tiède ; je m’y abandonne et flâne dans la ville.

Nuit dans un hôtel minable. De l’autre côté de la cloison, les ébats d’un couple. Fous rires, toute une gymnastique – des bruits très divers. La femme proteste doucement : “No somos bestias” puis : “Tu eres una bestia”. Fous rires encore. Odile réclama un peu de silence. Réponse immédiate de l’homme : “¿Te falta algo?” Nous nous sommes mordus les lèvres pour ne pas rire.

La piètre réputation des chauffeurs de taxis, et quel que soit le pays.

 

16 juillet

Réveillé par un haut-parleur caché quelque part dans le marché (calle Thomson) : le monde moderne est plein de tours de Babel. Elles n’ont pas la forme de cette tour babylonienne, précise la voix qui nous invite implicitement à apprécier la pertinence du symbole ; aussi le chrétien doit-il apprendre à les reconnaître et à les dénoncer. Et moi qui pensais que les haut-parleurs religieux étaient une spécificité de l’islam !

Fête de La Tirana (voir l’origine de ce nom, différentes versions). Un vaste campement. Rien de très remarquable hormis la poussière et ces masques métalliques aux excroissances acérées et aux couleurs criardes qui m’évoquent l’Indonésie. Il y a quelque chose de diabolique dans les rythmes des instruments à percussion. Ces rythmes sont-ils destinés à éloigner ou bien à attirer (célébrer) les esprits diaboliques ? Les fêtes religieuses, comme toutes les fêtes, sont autant d’opportunités pour le commerce. La fête de La Tirana, c’est d’abord un énorme marché installé dans ce pueblo fantasma qui, entre le 12 et le 18 juillet, se peuple de centaines de milliers de pèlerins – des clients potentiels.

Sur la tombe du padre José Javier García Arribas (1949-1994), un Espagnol, mort du cancer. Missionnaire à La Tirana, il demanda à y être enterré. Il était fumeur et celles et ceux qui l’ont connu et aimé déposent sur sa tombe une cigarette allumée, une pratique indienne me dit-on. J’en dénombre onze.

Les variétés chiliennes sont prenantes comme le sont les variétés marocaines et d’autres variétés. Elles se coulent dans la fatigue du voyageur et le portent.

Guagua, enfant ; diminutif, guaguita.

L’extérieur de l’église Santa María del Carmen, cœur de la fête, est entièrement recouvert de tôles ondulées couleur sable qui s’efforcent de respecter ses volumes.

L’édifice du Chili qui m’est le plus cher, je l’ai découvert il y a bien des années dans une encyclopédie et, depuis, il n’a cessé de symboliser pour moi ce pays : il s’agit de l’église d’Isluga (arquitectura mestiza ou barroco andino) dans l’Altiplano chilien.

Les chauffeurs d’autobus racolent pour le retour à Iquique : “Iquique-Iquique- Iquique” répètent-ils, ce qui finit par faire comme un caquètement. Iquique, nom aymara ; ique, ique : duerme, duerme.

Iquique. La rue Vivar, plus illuminée que Broadway me semble-t-il.

A ne pas manquer, le Casino español, un palais néo-mauresque.

La grande gentillesse des Chiliens à l’égard de leurs enfants et des enfants en général. Ils les serrent contre eux, cherchent par tous les moyens à provoquer leurs rires. Ils le font sans retenue, ce qui surprend et ravit l’étranger que je suis. Ils sont habituellement si réservés.

(à suivre) 

Olivier Ypsilantis

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