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Carnet chilien (juillet 1998) – 1/4

Des notes prises sur le vif, dans des salles d’attente de gares routières, maritimes et ferroviaires, en transit dans des aéroports. Autocars, bateaux, trains, avions, l’écriture peut s’exercer partout. Des notes prises debout, assis ou couché. Des carnets griffonnés sur le trottoir, dans des musées, des églises, des cafés, des restaurants, des chambres d’hôtels, etc. Observer, observer encore et toujours. Celui qui observe aime déjà, et celui qui aime observe nécessairement.

Le voyage, ce désir qui me tenaille lorsque je reviens chez moi et le chez-moi auquel je pense volontiers lorsque je suis en voyage. Ces villes qui font la ronde jusqu’à m’empêcher de dormir, ces espaces que mon corps réclame, espaces où l’homme et ses œuvres ne sont que ponctuations légères : taïga, toundra, pampa, puszta, plateau iranien, Grand bassin artésien, désert de Gobi, Grandes Plaines nord-américaines, etc.

Dans le voyage on ne s’échappe pas, bien sûr, mais on se découvre toujours différent – les perpétuels changements d’éclairage. Et perdus – dépaysés –, nous nous émerveillons et en venons à nous demander qui nous sommes. Nous avons si peu conscience de vivre lorsque la sédentarité se prolonge. Dans le voyage, nous accédons à nous-mêmes, nous nous éprouvons enfin ! Et le voyage magnifie le souvenir, pendant et après, surtout si l’écriture s’en mêle, l’écriture qui n’est qu’une manière de voyager, de revoyager, le voyage qui nourrit l’écriture, l’écriture qui nourrit le voyage.

 

4 juillet

La souffrance physique est tellement bête et, au-delà d’un certain degré, tellement imbécile que les hommes se sont efforcés en tout temps et en tout lieu de lui trouver un sens : rachat des péchés, sacrifice (il plaît nécessairement aux dieux, à Dieu), etc. Et c’est toute une entreprise qui sous prétexte de réduire la masse de l’absurde ne fait probablement que l’augmenter. Mais peut-on en vouloir aux religions ? Elles aident malgré tout l’homme à mourir, ce qui n’est pas un moindre mérite.

Veille de départ. Difficile d’écrire ou de lire. On ne cesse de vérifier ses bagages, on s’inquiète, la montre est sans cesse consultée, on récapitule, on vérifie, on se perd en va-et-vient. Demain tout ira mieux.

Consulté, peu avant le départ (pour Alicante), un numéro des Monuments historiques, “Le patrimoine juif français”, dans lequel figure l’inventaire des synagogues françaises du Moyen Âge à 1939. J’y apprends que des objets provenant de la synagogue de Peyrehorade, désaffectée en 1898, furent réutilisés dans celle de Biarritz.

Au courrier, une missive ; elle se termine par : “Je reste à votre disposition”. Une femme m’écrit, ce n’est qu’une employée de l’administration mais la formule se détache de son contexte et je me perds en rêveries – scènes tendres.

 

5 juillet

Départ de Madrid pour Santiago de Chile à bord d’un Boeing 767/300 de la compagnie Lan-Chile. La trajectoire de l’avion est tangente à la côte mauritanienne puis à la côte brésilienne. A São Paulo, escale. Puis l’avion s’enfonce dans le continent sud-américain, passe entre le Paraguay et l’Uruguay, survole la Pampa. Sur un écran s’affichent régulièrement diverses informations, parmi lesquelles l’altitude et la température extérieure (à l’instant, 10 700 m et – 46° C). L’avion va franchir la Cordillère des Andes et tu te doutes bien, cher lecteur, que j’ai une pensée pour Henri Guillaumet.

J’admire l’ergonomie de cet espace où je passerai plus de seize heures. Lorsqu’il est pensé exhaustivement, le fonctionnel est nécessairement beau. Tout est digne d’admiration dans les grands aéroports et dans les avions de ligne, tout jusqu’au gobelet que me tend l’hôtesse.

Inscriptions et pictogrammes ouvrent le voyage : Fasten seat belt while seated / Abroché el cinturón al estar sentado. Life vest under your seat / Chaleco salvavidas bajo su asiento.

Personne n’écoute vraiment les consignes de sécurité que donnent les hôtesses, et certains passagers sont déjà derrière leur journal – pour l’heure le Mundial occupe grandement une bonne partie de l’humanité. Tout de même, ils ont une confiance arrogante en la technique. Ils auraient bonne mine si l’avion devait amerrir. Ah ! Si j’avais écouté l’hôtesse ! Mais où est mon gilet de sauvetage ? Et comment se le passe-t-on ? Et comment le gonfle-t-on ? A l’aide !

Cet espagnol tout en chuintements est délicieux et rend les hôtesses plus belles encore.

Observé les degrés de métissage en pensant à Salvador de Madariaga dont j’ai lu il y a peu “L’essor de l’Empire espagnol d’Amérique” et “Le déclin de l’Empire espagnol d’Amérique”.

 

6 juillet

Déambulé dans Santiago de Chile, une ville dont on cherche partout le centre. On finit par le trouver sans en être toutefois vraiment certain. Les établissements publics sont silencieux, pas de téléviseur, pas d’éclats de voix, pas de r qui roule (elle chuinte), pas de j gutturale. Vêtements sombres et coupe sévère. Les regards s’évitent, ce qui change de l’Espagne. Les petits enfants ne sont pas dans des landaus ou des poussettes mais emmitouflés dans des couvertures blanches que le père ou la mère serre dans ses bras. Les femmes sont élégantes mais elles manquent d’allure. Certains édifices ultramodernes sont fort beaux ; le ciel joue sur leurs parois immaculées.

Rencontré au Café Valle de Oro (Av. Portugal 2) un certain Hugo Petit-Bon Spalloni, un habitué. Il nous invite chez lui. Il habite dans cette même avenue, à quelque deux cents mètres. Grand appartement bourgeois aux parquets luisants. La cuisine est séparée de ce bel espace. C’est un réduit aux murs gras où la peinture s’écaille. Une domestique nous sourit, lentement. Don Hugo est muet, il ne peut émettre que des sifflements dans lesquels une syllabe se laisse parfois deviner. Sa femme entre : “Nuestra casa es vuestra casa”, déclaration qu’elle accompagne d’un geste ample. Elle est française par son père, un Toulousain envoyé au Chili sous contrat à durée déterminée et qui y fit souche.

 

7 juillet

Tur Bus. Départ 9h30 de Santiago de Chile. Destination La Serena. De grands bus verts Mercedes-Benz Marcopolo, Made in Brazil. Al Norte. Au bord de la route, des puestos – fruits, fleurs – et des épiceries. Carabineros de Chile. Des espaces qui pourraient être ceux de la province d’Almería.

Les Chiliens utilisent plus le usted que les Espagnols. Ils font aussi grand usage de Don et Doña. Ils sont attentifs et réservés. On aimerait parfois qu’ils sortent un peu de leur réserve. L’avenir les préoccupe et ils épargnent (l’éducation de leurs enfants, la santé, etc.). Ils sont timides. Si vous les interrogez, ils vous répondent avec grâce, avec cet accent si doux, tout en chuintements ; sinon, ils restent silencieux.

A la nuit tombée. Arrivée à La Serena. Mangé dans un petit snack-bar tenu par des Palestiniens de Bethléem. Aux murs, des vues panoramiques de Jérusalem et de Bethléem, le drapeau palestinien, des chromos, le Christ et la Vierge. Ce sont des Arabes chrétiens. La fille est d’une grande beauté, son regard a une intensité que j’aimerais rencontrer chez les Chiliennes. La belle Palestinienne me dit : “Nous sommes voisins.” Je m’étonne avant de comprendre que de cette ville au bord du Pacifique, Israël et l’Espagne semblent bien proches.

 

8 juillet

Musée minéralogique de la Escuela de Minas de La Serena. Collection Ignacio Domeyko. Ce vertige qui toujours me prend devant les minéraux. Les rapports de mon corps au monde minéral. Le vertige – le temps –, l’entrée en poésie, un état qui ne cherche pas nécessairement à se traduire.

Hier, dans le métro de Santiago de Chile, j’ai cru que j’étais à Paris ; le matériel est français, rames équipées de pneumatiques, comme sur la ligne Porte d’Orléans – Porte de Clignancourt.

Les Chiliens de la capitale sont élégants mais d’une élégance quelque peu conventionnelle ; elle n’a pas l’éclat de l’élégance espagnole. Comparé à l’Espagne, tout paraît ici bien provincial. Et les regards sont comme absents. Regretterais-je déjà la lointaine Espagne ? L’Espagne, seul pays d’Europe dont les espaces m’ouvrent à d’autres continents, à l’Amérique du Nord et du Sud et, en Andalousie, à l’Afrique du Nord.

 

9 juillet

Valle del Elqui. A l’entrée de Vicuña, il est écrit un peu partout : Papayas Olivier, otra joya del Valle del Elqui.

Un buste de Bernardo O’Higgins, un nom qui, au Chili, revient aussi souvent que le nom “Jean Jaurès” ou “Général de Gaulle” en France.

Vicuña a été fondée en 1821. Plan en damier comme à La Serena.

Poterie Diaguita, une tribu du Norte Chico. Des vases discrètement anthropomorphes.

Visite du Solar de los Madariaga, une casa museo. Notre guide est de la famille par alliance, époux de la petite-nièce du héros de la Guerre du Pacifique (1879), Fray José María Madariaga. Cette spacieuse demeure a été construite par le frère, Don José Gregorio, en 1875. Le salon n’a pas changé depuis que notre guide est entré dans la famille. Il nous désigne le fauteuil où il fit sa demande en mariage et celui où son futur beau-père le reçut, il y a plus de cinquante ans. Au mur, un portrait photographique de sa femme, morte l’année dernière ; elle n’a pas vingt ans et son sourire découvre des dents bien rangées.

Le plaisir avec lequel les Chiliens font usage des diminutifs ; par exemple, arriba devient arribita.

Les commerçants : “¿De que parte del mundo viene? – De Francia – Francia esta en el final” (le prochain match France-Brésil).

Nuit du 9 au 10 à Pisco Elqui (le pisco, une eau-de-vie).

Les femmes sont boulottes, leurs regards sans vivacité.

Le tempérament chilien est, me semble-t-il, plus proche du tempérament portugais que de l’espagnol.

Les maisons sont faites d’adobe estucado con barro.

Marche dans les environs du village. Jamais il ne m’a été donné de voir un ciel aussi bleu. Cette pureté explique le nombre d’observatoires implantés dans la région. Ce matin, à Vicuña déjà, la sensation d’avoir accédé à un autre monde (à un autre degré) par la seule qualité de la lumière, une sensation qui m’avait pris en Dalécarlie – une lumière de soleil nocturne.

 

10 juillet

Monte Grande del Valle del Elqui. La casa escuela. C’est en cette école que Gabriela Mistral étudia sous la direction de sa sœur, également responsable du bureau de poste contigu à l’école. Sur la sépulture de la poétesse : “Lo que el alma / Hace por su cuerpo / Es lo que el artista / Hace por su pueblo”. Certains applaudiront, d’autres riront. Imprimés dans le ciment, des pas d’enfants. Gabriela Mistral, Lucila Godoy Alcayaga de son vrai nom, fière de ce sang basque et indien qui coulait dans ses veines. Admiratrice de la tradition hébraïque, elle laissait entendre qu’elle avait aussi des origines juives, ce qui n’a jamais été établi. “Gabriela”, hommage à Gabriel D’Annunzio qu’elle admirait ; “Mistral”, hommage au poète provençal et peut-être au vent du même nom.

Les prétentieux du Land Art devraient contempler les vignobles del Elqui et ceux qui, sur la route qui conduit à la frontière argentine (Paso del Agua Negra), bordent le lit caillouteux du Río Incaguas.

Ces minuscules chapelles au bord des routes ont pour nom animitas. Elles marquent le lieu précis d’un accident mortel, un lieu où nous dit-on il est possible d’entrer en contact avec le défunt.

Pour eux, comme pour les Marocains, nous sommes d’abord des Européens. Notre nationalité importe peu aux Chiliens. Ainsi, hors d’Europe, ai-je le plaisir de pouvoir me présenter comme Européen, sans plus de précision.

Retour à Vicuña. Le garçon qui nous sert s’appelle Siguismundo Rodriguez. J’imagine une parodie.

Vers La Serena. Des petites villes au plan colonial (en damier), des rues larges aux maisons basses ; et cette lumière andine plus pure que la lumière d’Ombrie ou de Toscane ; et ce bleu du ciel plus bleu du Quattrocento.

Al tiro (pour en seguida).

Le billet de 5 000 pesos, le Gabriela Mistral.

 

11 juillet

La Serena-Calama en autocar. Peu avant Domeyko, un doute : ai-je quitté l’Espagne, la province d’Almería ? Les mêmes espaces. Mais les passagers sont silencieux et l’ancêtre indien se devine ici et là. Les produits du métissage laissent à désirer : traits mal dessinés, regards ternes, statures médiocres. Plus nous allons vers le nord, moins on nous regarde. L’indifférence à l’égard de l’étranger, du voyageur, augmente à mesure que le métissage se précise et que les Indiens sont plus nombreux. Une fois encore, j’ai pensé à Salvador de Madariaga.

Dans la culture de l’altiplano, la relation torre campanario / iglesia symbolise la relation homme / femme.

Quelques mots suffisent généralement à restituer toute l’ambiance d’un voyage, à nous replacer en lui. Pour ce voyage, peut-être seront-ce les mots pukara, diaguita, candelabro, une expression comme al tiro, le verbe arrendar

Sur la route d’Antofagasta. Ces espaces qui nous ignorent et nous reposent (de nous-mêmes).

On commente le match de football que disputent la Croatie et la Hollande ; pelota se fait volontiers pelotita, des diminutifs à tout propos.

Le désert de Tabernas, la partie la plus désertique du désert d’Almería, est un jardin en comparaison du désert que nous traversons depuis que nous avons dépassé la petite ville côtière de Chañaral. L’heure aux ombres longues, peu avant Antofagasta. Des étendues pierreuses aux ombres aiguës. Au loin, des cerros, ombres souples et douces, les tendresses de l’érosion. Si l’autocar pouvait ne jamais arriver.

Nuit du 11 au 12 à Calama. Dormi dans un hôtel minable, l’Hotel Capri. Les hôtels les plus minables n’hésitent pas à se donner des noms de rêve comme pour compenser.

(à suivre) 

Olivier Ypsilantis

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