Skip to content

Carnet canadien, du 21 septembre au 20 octobre 2009 – 3/3

 

Ci-dessous, le fondateur de Beauty’s Luncheonette, Hymie Sckolnick (1921-2017) : 

 

9 octobre. Je détaille l’un de ces gros autobus jaunes, un autobus scolaire aux rivets bien visibles, l’un des emblèmes du paysage canadien. L’emblème accompagne le voyageur et, par répétition, il le rassure comme rassurent des jalons. Tandis que j’écris, j’entends à l’autre bout du restaurant : “Ça n’a pas d’bon sens !” ; puis : “C’est du niaisage !” ainsi repris : “C’est tout niaiseux !” A la radio, des chansons françaises. Vers Trois-Rivières (au bord du Saint-Laurent) avec arrêt à La Tuque, terre natale de Félix Leclerc ainsi qu’il est précisé à l’entrée de l’agglomération. Jour gris, pluie fine.

“Dispatches” de Michael Herr, traduit en français sous le titre “Putain de mort”, un livre sur la guerre du Vietnam d’une puissance picturale supérieure à “Full Metal Jacket” et “Apocalypse Now”, deux films auxquels Michael Herr a travaillé en tant que scénariste. Dans ce livre il décrit notamment l’ambiance à Khe Shan, Hué, Saigon et dans la DMZ, une ambiance qui ruisselle sur le lecteur. Les qualités humaines que véhicule ce livre sont immenses : pas de propagande, pas de morale, pas de cynisme, rien que la nudité de l’observation. S’il fallait accompagner ce livre de photographies, on choisirait sans hésiter celles de Don McCullin prises au cours de l’offensive du Têt, en 1968. Je n’ai jamais rencontré une réflexion plus intelligente, plus déterminée – véritable feu croisé de points de vue – sur le travail de journaliste.

 

10 octobre. Amusantes ces intrusions de l’anglais chez les Québécois. Mon voisin ponctue sa conversation de whatever et son amie de cute. “C’est so cute !” ne cesse-t-elle de s’exclamer avec un charmant sourire. Par ailleurs, des mots et des expressions que nous déclinons volontiers en anglais restent ici résolument en français. Sur les panneaux de signalisation on ne lit pas STOP mais ARRÊT. On ne dit pas thanksgiving mais Action de Grâce. On dit volontiers piastre au lieu de dollar, ce qui donne une agréable patine à la langue.

Soleil automnal, le plus beau des soleils. Cette tiédeur sous la fraîcheur. Les feuillages jaunissants jouent avec les tonalités de la brique – une savoureuse palette. Nuages larges et légers, grumeleux par endroits.

L’antisionisme est rarement pur, quelque chose si mêle, des eaux usées venues de loin…

 

11 octobre. Lecture des entretiens Élise et Marcel Jouhandeau avec Jacques Danon. Marcel Jouhandeau à une question de Jacques Danon : “Je suis un peu, à ce point de vue, le disciple de Gide qui discernait l’originalité du christianisme dans le “ne jugez-pas !” et non dans le “aimez-vous les uns les autres”. Marcel Jouhandeau : “L’imagination, à mon sens, n’est qu’un instrument, un accessoire qui nous permet, comme la loupe ou la longue-vue, de voir au-delà de ce qui se passe”. Et plus loin : “L’imagination et la mémoire font partie de l’homme, servent l’homme, mais, pour moi, la servante, c’est surtout la mémoire”. A la lecture de ces interviews, je me découvre plusieurs points communs avec Marcel Jouhandeau dont celui-ci, essentiel : le rôle de la mémoire (plutôt que l’imagination) dans l’écriture. Et il pratique une forme d’écrit que j’aime entre toutes : l’essai. Marcel Jouhandeau : “Je crois qu’en se référant à certains de mes ouvrages, on pourra savoir quel était le mode de vie en France au début de ce siècle. Les silhouettes que j’ai dessinées me semblent un document provincial assez suggestif. Ce fut une chance pour moi de naître dans une petite ville de province où il y avait encore des monstres (ce mot n’est pas du tout péjoratif), je veux dire des êtres ne ressemblant qu’à eux-mêmes, ne copiant personne, n’ayant pas conscience même de leur originalité”. Des êtres ne ressemblant qu’à eux-mêmes… Ils devaient être autrement plus nombreux hier qu’aujourdhui.

 

12 octobre. Dans les Laurentides. Marche puis canotage sur une petite embarcation très agréable à manœuvrer, une chaloupe Verchères.

 

Aerial View of Laurentian’s Landscape in Autumn at Sunset. Village of St-Adolphe d’Howard and Lac Saint-Joseph, Quebec, Canada

 

Revu avec plaisir le film “La grande séduction” de Jean-François Pouliot avec scénario de Ken Scott.

Commencé la lecture de “La philosophie de la Renaissance” (“Vorlesungen zur Philosophie der Renaissance”) d’Ernst Bloch. Naissance du capitalisme (au sens moderne du mot) en Italie. La Renaissance n’est pas résurgence de l’Antiquité. Faust et Prométhée comme figures de proue de la Renaissance. L’Italie comme berceau de la Renaissance, avec l’Antiquité païenne encore vivace favorisée par la fuite en Italie des savants byzantins suite à la prise de Constantinople. Voir l’Académie platonicienne (de tendance néoplatonicienne) à la cour de Cosme de Médicis.

Emerson ne pourrait-il pas être regardé comme un représentant de la Renaissance et de ses valeurs, valeurs réactivées par l’espace américain et ses immensités ? N’y a-t-il pas du Marsile Ficin, cet homme du XVème siècle, chez cet homme du XIXème siècle ? Du Marsile Ficin mais aussi du Jean Pic de la Mirandole et du Francesco Patrizi ? Bref, je me plais à imaginer Emerson en grande conversation avec ces penseurs.

Giordano Bruno ignore le christianisme au point qu’il ne songe même pas à polémiquer avec lui. Giordano Bruno est frère de ces philosophes ioniens et siciliens présocratiques. La séduction exercée sur Goethe qui interprète Spinoza à travers Giordano Bruno. Selon Schopenhauer, le panthéisme est la manière la plus courtoise de congédier Dieu. Natura naturans. Giordano Bruno sauve la matière en l’envisageant dans une perspective présocratique, qualifiée de néo-païenne. Natura naturans et Natura naturata. Le piétisme de Giordano Bruno. Créer un lien nouveau, non statique, transcender le panthéisme : l’homme comme interrogation, le cosmos comme réponse mais aussi l’inverse, une oscillation entre le sujet et l’objet. L’homme et le monde ne sont pas achevés, ils agissent l’un sur l’autre par interactions – l’alliance à venir. Eroico furore, l’enthousiasme héroïque est enthousiasme cosmique et jubilation esthétique – le monde comme une immense œuvre d’art.

Tommaso Campanella. Point de départ de la connaissance : la certitude du Moi, une certitude qui ne s’apparente pas vraiment au “Dubito, cogito ergo sum”, un procédé strictement intellectuel alors qu’il est strictement psychologique pour Tommaso Campanella qui s’appuie (comme saint Augustin, inventeur de l’intériorité) sur une expérience psychique et personnelle. De l’influence du manichéisme sur le christianisme.

 

13 octobre. Dans un café, à l’intersection de l’avenue Papineau et de l’avenue du Mont-Royal. J’aime Montréal, l’ambiance particulière de cette grande ville qui dans nombre de ses quartiers propose un air de petite ville. Je travaillerais beaucoup si je vivais ici. La rigueur de l’hiver me ferait certes regretter le Sud de l’Espagne ; mais il me semble que ce contraste des saisons favoriserait l’écriture.

Je poursuis parallèlement la lecture d’Emerson et d’Ernst Bloch et, une fois encore, je suis émerveillé par ces similitudes de tempérament entre le philosophe américain et certains philosophes de la Renaissance. Cette énergie, cet optimisme et autres traits de caractère.

 

14 octobre. Au Montréal Café, à l’intersection de la rue Fabre et de l’avenue Laurier, en compagnie d’Emerson.

Beau soleil et air vif qui rend le pas allègre. L’église insérée dans l’UQÀM (Université du Québec à Montréal). Arrêt dans une chapelle voisine, Notre-Dame de Lourdes, sur la rue Sainte-Catherine Est. Une construction ramassée couverte de fresques d’une belle fraîcheur qui m’évoquent ces images pieuses d’antan aux tons sourds et délicats rehaussés de doré. Assistance assez nombreuse et recueillie dans laquelle d’assez nombreuses Noires, probablement des Haïtiennes.

Sur le Champs-de-Mars, entre l’Hôtel de Ville et le Palais de Justice. Étudier l’œuvre de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry, disciple de Vauban.

Une belle sculpture (érigée en 1930 par souscription populaire) représente Jean Vauquelin, lieutenant de vaisseau (1728-1772). Au chevet du piédestal il est précisé que le Canada a fait l’hommage d’une réplique de ce monument à la Ville de Dieppe.

Sur la place Jacques Cartier. Une colonne supporte un Nelson mal proportionné par rapport à son support.

Sur la rue Saint-Denis, une brasserie artisanale a pour nom L’amère à boire. Chez un bouquiniste, deux grands portraits photographiques placés côte-à-côte : Arthur Rimbaud, Émile Nelligan.

Avec Emerson. “We detect the type of the human hand in the flipper of the fossil saurus, but also in objects wherein there is great superficial unlikeness”. L’architecture est “frozen music”. Pour Michel-Ange la connaissance de l’anatomie est essentielle à l’architecte. “Each creature is only a modification of the other, the likeness in them in more than the difference, and their radical law is one and the same”. La génétique et l’étude du génome ne font que confirmer, et radicalement, cette intuition millénaire si superbement exprimée par le philosophe américain.

 

15 octobre. La présence de la religion en Amérique du Nord ce ne sont pas seulement les églises (certaines de proportions considérables) et les institutions religieuses mais aussi ces vagabonds qui mendient chapelet au poing. Les églises ne sont pas vides et il n’y a pas que des vieilles femmes dans l’assistance.

Ces deux noms de femmes qui ne cessent de revenir au cours des promenades montréalaises : Marguerite Bourgeoys et Jeanne Mance.

Dans le parc La Fontaine, un beau monument de granit et de bronze à Adam Dollard des Ormeaux.

 

Le Parc La Fontaine, à Montréal

 

A la librairie anarchiste L’Insoumise, boulevard Saint-Laurent, 2033, où j’achète nombre de documents publiés par “Les Éditions Ruptures”, distribuées au Québec par l’Union Communiste Libertaire (UCL).

Lecture d’Emerson. Le mot marrow a une sonorité qui soudain m’inquiète. Pourquoi ?

Le soir, lecture d’un document acheté chez L’Insoumise, “Naturisme et Anarchisme”, avec trois articles. Le premier article est d’Ernest Armand : “Le nudisme révolutionnaire”. Le naturisme envisagé comme “une revendication d’ordre révolutionnaire”, comme l’une des manifestations les plus conscientes de la liberté individuelle, comme une protestation contre “tout dogme, loi ou coutume établissant une hiérarchie des parties corporelles”, comme une libération de l’accessoire – que la culture tient pour l’essentiel. Et la nudité aide la sociabilité. Le deuxième article est d’Élisée Reclus, “La question des vêtements et de la nudité”, extrait de “L’homme et la terre” (1905), son grand-œuvre avec “Géographie universelle”. Le troisième article est de Cathy Ytak, “Anarchisme et naturisme, aujourd’hui”. Ne pas confondre naturisme et nudisme (qui n’est que le simple fait de se dénuder). Le naturisme et l’anarchisme ont bien des points communs. Le naturisme redéfinit notre relation à l’autre, tant il est vrai que se mettre nu c’est aussi se mettre à nu.

 

17 octobre. Dans Le Devoir du 17/18 octobre. Une question en première page : “Le Québec résistera-t-il à l’e-book ?” Puis, quelques pages plus loin, ce titre : “Le Québec : le village gaulois qui résiste à la vague de l’e-book”.

Le Mouvement national des Québécoises et Québécois (MNQ) réfléchira aujourd’hui sur le besoin pour la province d’élaborer une politique de commémoration. Chantal Trottier, présidente du MNQ, déplore qu’un certain conformisme ne s’intéresse à l’histoire du Québec qu’à partir de la Révolution tranquille (1960-1966) et gomme les périodes difficiles comme la Rébellion des Patriotes (1837) ou la Grande noirceur, avec Maurice Duplessis à la tête du Gouvernement. Elle déplore par ailleurs que le rôle national de l’Église soit trop souvent poussé de côté. “On essaie de passer par-dessus des événements qui ont divisé” déclare la présidente du MNQ.

On invite les Montréalais (article en pleine page) à protester contre la présence de George W. Bush à Montréal : “George W. Bush à Montréal – persona non grata ! Rassemblement de protestation le jeudi 22 octobre de 11 h à 13 h, en face de l’Hôtel Reine-Elizabeth 900 ouest, boulevard René-Lévesque.”

Dans Le Journal de Montréal du 17 octobre, en pleine page : “Le test d’ADN en cinq minutes. Confirmer sa paternité”. Un test généralement fait à partir de la salive mais qui peut également s’effectuer à partir : de rognures d’ongles, de cheveux (avec bulbe), de taches de sang, de sperme ou de sueur, d’objets qui ont été en contact avec des lèvres (tasses, brosses à dents, mégots…), de mouchoirs, etc. On précise enfin que les tests ADN peuvent également être utilisés pour : démontrer qu’il y a eu infidélité, avoir droit à sa part d’héritage, prouver son identité, prouver son origine autochtone, avoir droit à une citoyenneté par lien de sang, réunir des frères et sœurs séparés à la naissance, sans oublier la simple curiosité.

Les feuillages automnaux dans les rues et les avenues du Plateau. Les délicates harmonies que l’automne met partout avec la brique : les rapports ocre rouge et ocre jaune.

Chez un bouquiniste du boulevard Mont-Royal, feuilleté avec plaisir “La création du monde” (de la poétique série : “Le Roman d’Adam et Ève”) de Jean Effel ainsi qu’un volume de “Hägar the Horrible” de Dik Browne : “On the Loose”. Puis retour chez L’Insoumise. Discussion avec la libraire. Nous en venons à la Guerre Civile d’Espagne, une appellation qui la surprend : “Pourquoi dites-vous Guerre Civile ?” A mon tour d’être surpris : “C’est une appellation courante et acceptée”. Elle m’explique la raison de sa surprise : “Je fréquente des anarchistes espagnols et j’ai pour eux le plus grand respect. Ils ne disent jamais Guerre Civile mais Guerre sociale”.

Lecture de “Au-delà des visions utopistes. Le rejet d’une société idéale”. L’utopie n’est pas un projet d’anarchisme puisqu’elle est élaborée voire imposée par ceux qui savent ce que doit être la société idéale. L’utopie voit le monde comme un chaos qu’il convient de structurer avec une parfaite rigueur. L’utopiste est en dévotion devant la fin (peu lui importent les moyens) et il a une vision manichéenne de la marche du monde : l’utopie est l’ordre face au désordre. Platon peut être envisagé comme le premier utopiste. Autres utopistes, Thomas More et Tommaso Campanella, les utopistes de la Renaissance et du siècle des Lumières, les socialistes du XIXème siècle, les sectes d’inspiration chrétienne, protestantes pour l’essentiel et très actives aux États-Unis. Opposer à l’éthique du travail l’esthétique du non-travail. Les utopistes sont dominés par leur croyance dans le pouvoir social de la démonstration scientifique. N’est-ce pas à partir de modèles astronomiques que nombre d’utopistes ont élaboré les lois de la société idéale ? Où il est question du Bauhaus et de De Stijl avec Theo Van Doesburg. L’utopisme et ses voies les plus cruelles : voir Fredy Perlman et les Egocrats avec notamment Hitler, Lénine, Staline ou Mao. Le national-utopisme. L’État-providence (social-démocratie), nouveau modèle utopiste en voie d’épuisement. Les anti-utopistes s’expriment volontiers par le biais de la science-fiction ; voir en particulier George Orwell, H.G. Wells et Aldous Huxley. L’anti-utopisme aussi avec Charlie Chaplin. De l’influence du nihilisme sur les premiers anarchistes, le nihilisme qui ne prône en rien une société utopique. Mise en garde anarchiste : gardons-nous de l’utopie, soyons humbles, soyons attentifs à notre expérience personnelle afin de ne pas favoriser de nouveaux modèles d’oppression.

 

18 octobre. Jardinets et façades décorés pour Halloween. Rue Fabre, trois fantômes font la ronde sur une citrouille, le tout gonflable et éclairé de l’intérieur. Une sorcière verdâtre qui chevauche un balai les observe d’un œil mauvais.

Je poursuis la lecture d’Emerson au Montréal Café. Il écrit : “And we learn to prefer imperfect theories, and sentences which contain glimpses of truth, to digested systems which have no one valuable suggestion”.

Brunch au Beauty’s (depuis 1942), 93 av. Mont-Royal Ouest, une institution à Montréal. J’y suis venu il y a vingt-quatre ans et rien n’a changé. Et, surprise, le patron est toujours là ! Teint mat et sourire très doux, Hymie Sckolnick. Je le salue, il me met une main sur l’épaule.

Marche sur le Mont-Royal et retour par le parc Jeanne-Mance. Le monument à Jacques Cartier.

Sur l’avenue du Mont-Royal, le panneau d’un marchand de gaufres, glaces et gourmandises attire mon attention. On peut lire Point G au-dessus d’une gourmandise, deux demi-sphères roses avec, entre elles, une crème épaisse et poisseuse pareillement rose… La suggestion est amusante mais trop marquée.

 

19 octobre. Dernier jour de ce séjour canadien. Les feuillages d’automne dans le soleil matinal. Les rapports infiniment délicats – que j’aimerais être peintre alors ! – entre ces feuillages qui semblent affluer par toutes les ouvertures de l’appartement et les murs de briques et les boiseries. La lecture d’Emerson me rend encore plus attentif à ces harmonies. Emerson… Je lui trouve décidément un air de famille avec Giordano Bruno. Un optimisme cosmique, optimisme que ce dernier appuie sur les spéculations géométriques de Nicolas de Cusa.

Départ Montréal à 21 h 30, à bord d’un Airbus A-330 de la compagnie Air Transat. Le vent souffle dans notre direction et nous porte ; nous n’aurons donc que six heures de vol. Je poursuis la lecture d’Ernst Bloch.

Notes de lecture prises au cours de ce vol. Pourquoi Tommaso Campanella a-t-il été emprisonné ? Une hypothèse parmi d’autres, nombreuses : cet adversaire déclaré de l’aristotélisme (et, de ce fait, de Thomas d’Aquin) défendait la formule du liber naturae qui suggère qu’il y a deux livres sacrés : la Bible et le “livre de la nature”, si bien que celui qui ne lit que ce dernier n’est pas moins bien informé de la Révélation divine que celui qui lit la Bible. L’ordre impeccable (et implacable) avec Giotto et Dante (l’ordre de la scolastique), avec Tommaso Campanella aussi – le rationalisme (à commencer par la bureaucratie) mais aussi l’astrologie avec, notamment, l’État-soleil.

Paracelse l’empirique. La multiplicité des correspondances entre le monde intérieur (l’homme) et le monde extérieur (la nature). La philosophie est nature invisible et la nature est philosophie rendue visible. Le philosophe envisagé comme médecin. La maladie comme être organique ayant accédé à tort à l’autonomie. Le lien maladie/péché, une considération qui se veut loin de tout cléricalisme : la guérison n’est pas obtenue par le repentir mais lorsque la plénitude de la vie est rétablie. Une foi prométhéenne qui dans son expression mêle les catégories chimiques (et alchimiques, deux catégories qui s’interpénétraient alors), morales et politiques. Paracelse, un panthéisme qui attribue un rôle vital à l’homme (contrairement à Giordano Bruno) : l’homme parachève.

La marque manichéiste dans l’œuvre de Jakob Boehme. Jakob Boehme, un écho de la science populaire de son temps : la gnose. Première philosophie dialectique depuis Héraclite. L’épisode de l’assiette d’étain. Son influence sur Friedrich Hegel. La question fondamentale que pose Jakob Boehme : Comment l’obscurité et le mal sont-ils arrivés dans le monde ? Le “philosophus teutonicus” en arrive à la conclusion que le Mal est en Dieu, que le Diable et Dieu sont à envisager comme l’identité des antinomies. Et, dialectique objective, sans l’élément négatif il n’y aurait pas Révélation : “L’un s’oppose toujours à l’autre non dans une intention hostile, mais pour qu’il se meuve et se manifeste”. Les sept origines (les Quallitäten), les sept forces naturelles qui ne cessent de produire le monde. Avec les trois premières forces le “non” est associé au “oui” ; avec la quatrième force il y a renversement ; viennent les trois forces foisonnantes supérieures avec lesquelles le “oui” s’impose. L’homme comme projet le plus sublime de la nature, l’homme comme centrum naturae et corpus naturae où les contraires rugissent comme partout dans l’arbre de la nature auquel l’homme appartient. L’“un” ne peut vouloir que par dédoublement ; sans son contraire aucune chose ne peut être révélée à elle-même. Fermentation (Gärung) par contact entre le “oui” et le “non” dans un monde qui fait fonction d’alambic et ne cesse de produire de la lumière.

Francis Bacon. “Knowledge is power”. Connaissance = puissance. Un utilitarisme au service du regnum hominis pensé comme règne démocratique. Une méthode empirico-déductive. L’utilitarisme de Francis Bacon se fonde sur ce projet qu’il n’existe pas de vérité, que toute connaissance peut être profitable à l’homme et aider à l’instauration du regnum humanum, le bonheur pour tous. L’homme doit se rendre maître du monde, ce à quoi il ne peut parvenir qu’en approfondissant sa connaissance de la nature, non par la magie mais par la technique. S’assurer du monde par la sensorialité et la raison qui, ainsi, se trouvent étroitement associées, d’où rejet de l’empirisme unilatéral et du rationalisme abstrait. Mais auparavant il convient de se débarrasser des illusions, des quatre idoles : idola specus, idola tribus, idola fori, idola theatri. L’invitation à une connaissance libre de tout anthropomorphisme superstitieux. Les deux branches principales de la philosophie moderne : empirisme et rationalisme. L’empirisme de Francis Bacon : ce qui éclaire l’intelligence, ce n’est pas la rumination axiomatique, c’est l’expérience. Il se propose d’agir sur la marche du monde par le biais de la théorie de l’induction. La relation de cause à effet et rien qu’elle, avec le monde extérieur pour donner la mesure de toute chose. Par ailleurs il convient d’avoir une connaissance précise des lois de la causalité pour agir sur le monde : c’est la fin ultime de l’utilitarisme baconien. D’où l’importance donnée à la technique. Voir “Nova Atlantis” que d’Alembert qualifia de “catalogue immense de ce qu’il reste à découvrir”. Où il est encore question de Prométhée.

La pensée médiévale envisage la nature comme un chaos. Dans la perspective scolastique seule l’histoire est ordonnée : elle commence par la Création et s’achemine vers le Jugement dernier (voir saint Augustin). A la Renaissance la perspective s’inverse : c’est l’histoire qui cherche son ordre face à la nature et sa clarté mathématique. Le Livre de la Nature est placé au-dessus du Livre des Livres – la Bible. Un lien s’établit entre le monde des nombres et les objets de la nature. A l’époque médiévale l’état considéré comme naturel est le repos. La terre est alors placée au centre du cosmos. Voir Giotto. La société bourgeoise va s’employer à tout mettre en mouvement, à célébrer l’entreprise. Kepler le pythagoricien. Le “Timée” de Platon. L’influence de la pensée des présocratiques sur Newton.

Superbe galerie de portraits : Althusius, Machiavel, Jean Bodin, Hugo Grotius.

Nous ne pouvons connaître un objet que dans la mesure où nous l’avons nous-mêmes produit ; et comme nous avons produit tous les objets mathématiques, nous pouvons les connaître vraiment. C’est pourquoi la mathématique est l’instrument par excellence de toute mise en valeur du monde en tant que nature. Karl Marx ne dit pas autre chose. Il me faudra étudier la pensée de Thomas Hobbes, mesurer le réalisme de son droit naturel, si différent de l’attitude confiante d’Hugo Grotius. Homo homini lupus, une réflexion de Thomas Hobbes qu’Ernst Bloch analyse dans une perspective marxiste. Les répercussions de cette réflexion avec le selfish system. Lire “The fable of the bees or private vices make public benefits” de Bernard Mandeville qui affirme que seul l’égoïsme assure la cohésion de la ruche. A l’instant où paraissent les honnêtes la vie de la ruche s’arrête. Donc : il suffit que des crapules se mettent au travail ensemble pour que se constitue une sorte d’État de droit. Adam Smith et sa thèse de l’effet bénéfique des égoïsmes personnels grâce à la loi de la libre concurrence et à celle de l’offre et de la demande.

Giambattista Vico. L’essentiel de sa doctrine adhère au principe formulé par Galilée et Thomas Hobbes, à savoir que l’homme ne peut connaître que ce qu’il a lui-même produit. Et, déduction, il estime que la science historique est la seule science exacte. Une philosophie de l’histoire sans histoire de salut mais soutenue par l’affirmation (s’appliquant à l’histoire dans son ensemble) qu’il ne saurait y avoir de communauté humaine sans lien de religion.

Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*