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Carnet berlinois – 3/3

 

En Header, Otto Weidt dans son bureau avec à ses côtés Alice Licht. 

 

12 août. Volkspark Friedrichshain, un parc créé à l’occasion du centenaire de l’accession au trône de Friedrich II (1740-1840). Sentiers sinueux, relief boisé avec deux collines (les Bunkerberge soit : le Kleiner Bunkerberg et le Großer Bunkerberg) constituées de gravats laissés par la guerre. A la pointe ouest du parc, entre Am Friedrichshain et Friedenstraße, la Märchenbrunnen (1913) de Ludwig Hoffmann (1852-1932) met en scène des groupes d’enfants et d’animaux taillés dans une pierre claire et rugueuse. Cette fontaine a considérablement souffert au cours de la Deuxième Guerre mondiale et sa restauration est longtemps restée approximative. Ce n’est qu’en 2006 qu’un programme de restauration systématique et minutieux a été lancé. Le Volkspark Friedrichshain est le plus vieux parc de Berlin. Il a été tracé sur les plans de Peter Joseph Lenné, en 1846-1848, par son élève Gustav Meyer. On y trouve beaucoup de choses dont un monument à Friedrich der Große, un buste avec l’indéfectible bicorne, et un autre monument aux Allemands des Brigades Internationales, sur Friedenstraße. Dans un coin de ce parc, un cimetière aux victimes de la Märzrevolution 1848 et de la Novemberrevolution 1918. Sur une plaque je lis ce nom : Gustav von Lenski, tué le 19 mars 1848. Dans un recoin, sur une plaque particulièrement modeste : Ein unbekannter Mann.

 

Volkspark Friedrichshain

 

Je le redis, aucune ambiance n’est plus délicieuse que celle des villes du Nord en été.

Sur Unter den Linden une affiche célèbre l’Europe. L’Europe, un grand voilier dont chaque voile est représentée par un drapeau national que gonfle le vent arrière.

 

13 août. Gemäldegalerie. Stauffenbergstraße, à quelques pas du Tiergarten. A la librairie du musée je découvre un délicieux dessinateur : Erich Ohser, avec sa série “Vater und Sohn”.

Ces maîtres qui voyaient le ciel doré, uniformément doré et dont j’envie le regard.  Les entrelacs des phylactères. Les étoffes comme sculptées. Des tonalités d’une somptueuse saveur comme ce vieux mauve.

La peinture gothique, une peinture sculptée.

Les contorsions des larrons dans cette Crucifixion de 1512 de Hans Baldung Grien sont maniéristes à leur manière.

Dans les portraits de Hans Holbein le Jeune (comme celui de Herzog Anton der Gute von Lothringen que je détaille) tout est admirable et jusqu’au moindre cheveu, jusqu’au moindre poil de barbe, jusqu’au moindre cil ou sourcil. Quelle fut donc cette époque capable de produire un tel artiste !?

Les feuillages et les étoffes d’Albrecht Altdorfer.

Ces filigranes de lumière dans les cheveux, la barbe et le col de fourrure de Hieronymus Holzschuher d’Albrecht Dürer !

Jan van Eck et Rogier van der Weyden ne travaillaient pas avec un pinceau mais avec un maillet et un ciseau ! Et même question qu’à propos de Hans Holbein : Quelles furent donc ces époques capables de produire de tels artistes !?

Dans une petite pièce délicatement éclairée, des gravures de Hendrick Goltzius au dessin admirable. Ce charmant petit chien endormi.

La touche de Jordaens est plus froide, moins chaleureuse que celle de Rubens. Je m’étais fait cette remarque en passant ; à présent je m’y arrête.

Anton van Dyck, un peintre qui coupe le souffle. De fait, je vois peu d’artistes aussi doués. Et ses peintures de (très) grands formats tiennent aussi bien que ses peintures de petits formats.

Ce qu’il y a de plus beau chez Rubens, l’inachevé. La beauté de l’esquisse qui garde les traces du geste, d’une gestuelle.

Certaines peintures de Frans Hals, cet artiste du XVIIème, disent toute la peinture du XXème siècle, celle de Max Slevogt par exemple.

Le cher Pieter Jansz Saenredam, ses lumières crémeuses et ses espaces qui ne sont que prière.

Rembrandt, ses tonalités brun-doré volontiers grumeleuses.

Gerard Dou chez qui tout n’est que douceur et quiétude. Je place ce discret dans la galerie de mes prédilections.

Pieter de Hooch et Vermeer de Delft, des frères et d’abord par l’ambiance.

La peinture anglaise, une peinture qui tend volontiers vers l’aquarelle. Touche déliée, élégante.

Chardin, du feutre. L’envie de passer au moins un doigt sur ses peintures…

Aller des fêtes galantes de Watteau aux beuveries de Jan Steen et aux ripailles d’Adriaen van Ostade.

Un peintre que je ne connaissais pas : Antoine Pesne, né à Paris en 1683, mort à Berlin en 1757. Me renseigner. C’est un excellent peintre et fort séduisant. Autre peintre dont j’ignorais jusqu’au nom : Daniel Nikolaus Chodowiecki (1726-1801). Ses charmantes scénettes à caractère intimiste et de petit format.

Dans une même salle, deux femmes : Maria Angelica Kauffmann et Élizabeth Vigée-Lebrun.

La douceur d’Andrea del Sarto !

Fascinant Bronzino. Fascinant, je n’ai pas d’autre mot pour le désigner.

Mantegna que mon professeur à l’École des Beaux-Arts plaçait au-dessus de tous, probablement parce qu’aucune peinture n’est plus dessinée. Devant le portrait du cardinal Lodovico Trevisano.

Filippo Lippi, le livre d’images enchanté. Mais il me semble que nous avons cessé de le mériter – donc de le comprendre – comme nous avons cessé de mériter – donc de comprendre – Fra Angelico, parmi tant d’autres.

Plus de cinq heures passées à la Gemäldegalerie. J’ai les jambes lourdes. Arrêt sur un banc du Tiergarten, dans un renfoncement de verdure, devant un élégant monument à Gotthold Ephraim Lessing dont le piédestal en marbre rouge est criblé d’éclats. Adjacente au Tiergarten, Ben-Gurion-Straße.

 

14 août. Pluie sur Berlin. Le pavé mouillé de Berlin. Ciel d’un gris lumineux avec, par endroits, des taches plus lumineuses aux contours si imprécis que le mot “contours” me semble d’un coup inapproprié. Les tramways jaunes qui s’arrêtent sous nos fenêtres, à Zionskirchplatz. Retour à Marienkirche. La sphère de la Fernsehturm s’enfonce dans la brume.

 

Rosenthalerstraße 39, “Die Blinden-Werkstatt Otto Weidt. Otto et Else Weidt.

 

Rosenthalerstraße 39, “Die Blinden-Werkstatt Otto Weidt”, entrée libre. À compter du 1er janvier 1939 les Juives et les Juifs durent ajouter respectivement “Sara” et “Israel” à leurs prénoms. Ainsi : Sophie Sara et Helene Sara, Fritz Israel et Max Israel. Otto Weidt embaucha des sourds et des aveugles juifs dans son entreprise de brosses et de balais, des produits considérés comme stratégiques. En effet, une partie de sa production était destinée à la Wehrmacht. Une émouvante photographie de groupe montre les employés de la “Die Blinden-Werkstatt Otto Weidt”. Presque tous seront déportés. Herbert Sommerfeld et Simon Weiß survivront car mariés à des “aryennes”. Alice Licht, la secrétaire, s’échappa du camp de Christianstadt (dépendant de Groß-Rosen). Elle partit pour Israël où elle décéda en 1987. Ses poèmes. Une photographie de la façade de l’Altersheim der Jüdischen Gemeinde (Groß-Hamburger-Straße 26). Un très beau catalogue est proposé à un prix modique.

 

15 août. Berlin mouillé avec une température supérieure à 20° C. Le calme des cimetières. Les grands arbres qui s’égouttent. Visite du cimetière juif de la Groß-Hamburger-Straße. Tombe de Moses Mendelsohn (6 septembre 1729 – 4 janvier 1786). Cimetière rasé en 1943 et à présent recouvert d’un tapis de lierre. Sous un auvent, contre un mur, quelques morceaux de pierres tombales.

Monbijoupark, Monbijoubrücke, Monbijoustraße. La sculpture de Friedrich Wilhelm IV devant la Alte National Galerie. Feuilleté un catalogue sur John Heartfield. Me procurer la brochure de Willy Brandt : “Why has Hitler triumphed in Germany ?” (A.G.G. 1933 – Oslo). Un buste de Hegel au chevet de la Humboldt Universität, sur Dorotheenstraße. L’église dans la perspective de Zionskirchstraße, comme une composition de Caspar David Friedrich, une fine découpe ajourée sur fond de soleil couchant.

 

16 août. Halte dans le Sophienfriedhof. La beauté de ce cimetière me laisse échapper une exclamation ! Mon fils David, sept ans, me prend la main et me dit : “Papa, quand tu seras mort je te mettrai dans ma voiture et je viendrai t’enterrer ici”. Je lui ai demandé s’il comptait m’installer à côté de lui, le conducteur, ou bien dans le coffre de sa voiture.

Invalidenpark, restructuré à partir de 1995 par le paysagiste Christophe Girot. Le plan d’eau et cette fontaine-cascade, comme un pan de muraille basculé.

Dans le Tiergarten je découvre un autre nom de Berlin : Yitzhak-Rabin-Straße. Das Tiergarten Ehrenmal, le mémorial soviétique dont une partie des matériaux provient de la Neue Reichskanzlei démolie quelques années après la fin de la guerre. Un beau groupe en bronze avec lion, lionne et leurs deux lionceaux. Je ne sais qui en est l’auteur.

Potsdamer Platz et ces immeubles en étrave. Un marquage au sol : Berliner Mauer 1961 – 1989 avec tronçons du Mur (couverts de graffitis) et panneaux explicatifs en alternance.

Sony Center. Je reste bouche bée devant cette œuvre d’ingénierie, avec ce dôme ajouré et ce titanesque système de ridoirs. C’est une époustouflante démonstration technique. Pour le reste… Une impression de fouillis, trop de trucs.

Topographie der Terror. Parmi les visiteurs deux jeunes Juifs en kippa. Ich bin ein Rasseschänder. Les photographies de Henryk Ross. La vie de Mordechai Chaim Rumkowski.

 

17 août. Teutoburgerplatz. C’est ici, précisément, que je me vois vivre, et de préférence côté Zionskirchstraße. Pourquoi ? Retour au Märchenbrunnen, un lieu charmant, comme un livre pour enfants ouvert sous le ciel. Le petit chien sur les genoux de la petite fille, la petite fille assise sur l’oie et ainsi de suite.

Le papier hygiénique a pour nom Alouette. Pourquoi ? La sonorité de ce mot serait-elle particulièrement agréable à l’oreille allemande ? Elle doit lui suggérer bien de la douceur… “Alouette” en allemand : “Lerche”, un mot plutôt doux lui aussi.

 

18 août. Jüdisches Museum Berlin. Le nouveau bâtiment, œuvre de Daniel Libeskind (né en 1946). Une construction riche en angles, tant aigus qu’obtus, et constituée de onze segments de longueur et de largeur variables. C’est une architecture plutôt déconcertante et je vois des complications inutiles un peu partout. Il me semble que ce type de construction est appelé à mal vieillir.

Un petit espace est consacré à l’archéologue Otto Rubensohn. Sa contribution à l’égyptologie et ses études relatives à l’île de Paros dans l’Antiquité. En 1939 il se réfugie à Basel. Ses archives ont été cédées au Jüdisches Museum Berlin, en 2006, par son beau-fils.

Entre 1933 et 1941, environ 280 000 Juifs allemands émigrèrent. Theresienstadt et les Juifs allemands. Parmi les exils juifs d’alors, Shanghai.

Élément de cet ensemble architectural : The Garden of the Exile et ses quarante-neuf colonnes (7 x 7) de plusieurs mètres de hauteur qui toutes supportent un olivier. A The Garden of the Exile je préfère décidément le Holocaust-Mahnmal de Peter Eisenmann d’une densité conceptuelle bien supérieure. L’intelligence de Daniel Libeskind ne m’apparaît pas dans toute sa clarté, notamment avec le Holocaust Tower en bout de l’Axis of the Holocaust. Cette symbolique me semble un peu courte. Était-il besoin de couler tant de béton ?

Des reproductions de ces pavés en cuivre insérés dans le pavé de Berlin : Hier wohnte… Les Stolpersteine.

L’autodafé de livres du 10 mai 1933 et l’œuvre de l’artiste israélien Micha Ullman sur l’August-Bebel-Platz. La citation de Heinrich Heine.

Les conséquences de la Guerre de libération (1813) pour les Juifs d’Allemagne.

Les synagogues conçues par l’architecte Edwin Oppler qui refusait le style mauresque – voir la Glockengasse Synagogue de Köln d’Ernst Friedrich Zwirner, consacrée en 1857 et détruite en 1938 – et introduisit le Deutschen Stil (ou Neoromanischen Stil) – voir la synagogue de Breslau, consacrée en 1872 et détruite en 1938.

Où il est question de Fritz Haber. Le suicide de sa femme, Clara Immerwahr, une chimiste désespérée par la Perversion der Wissenschaft.

Un autoportrait de Ludwig Meidner (huile sur toile, 1912) et un autoportrait de Max Liebermann (huile sur bois, 1929).

Les livres pour enfants d’Erich Mühsam, torturé à mort en 1934 au camp d’Oranienburg. Gustav Landauer lui aussi battu à mort, le 2 mai 1919.

La traduction de l’Ancien Testament de l’hébreu à l’allemand par Franz Rosenzweig et Martin Buber, un travail que ce dernier poursuivit seul après la mort de son collaborateur.

Le Dr. Magnus Hirschfeld (1835-1935), l’un des pères des mouvements homosexuels.

Dans une vitrine, la dernière lettre de Martha Liebermann ; elle est adressée à un ami de la famille, Erich Alenfeld, et datée du 4 mars 1943. L’adresse des Liebermann : Pariser Platz, 7.

Une peinture d’Otto Freundlich, assassiné à son arrivée à Majdanek.

Des gravures sur bois de David Ludwig Bloch (1910-2002) qui montrent des scènes de rue à Shanghai où il émigra en 1940.

Une huile sur toile de 1942 de Felix Nußbaum (1904-1944) : “Einsamkeit”.

Ecclesia et Synagoga (yeux bandés et lance brisée), cette dernière est visible dans la cathédrale de Strasbourg et dans celle de Bamberg.

La beauté d’Henriette Herz telle que nous la montre Anton Graff dans un portrait de 1792.

Une pièce est consacrée à Moses Mendelssohn. Quatre de ses six enfants se convertirent après sa mort. Une gravure le montre porté au Ciel par les anges où il est accueilli par Abraham, Moise et Aaron.

David Ben Gourion : “A Jew is someone who sees himself as a Jew.”

 

19 août. Des éclaircies intenses. Autre lieu où vivre : aux abords d’Ackerstraße et d’Anklamerstraße.

Au Berlin Wall Memorial Ensemble (Bernauerstraße), un ensemble qui comprend : Berlin Wall Memorial Site Monument + Documentation Center + Chapel of Reconciliation. Des panneaux montrent l’emplacement de la Versöhnungskirche (l’Église de la Réconciliation) avant sa démolition, en janvier 1985. Puis flânerie dans le Sophien-Friedhof et le St.-Elizabeth-Friedhof, sur Ackerstraße. Un ange gracieux et verdi sur la tombe d’Arthur et Elizabeth Riemer ; un ange pareillement gracieux et verdi sur celle de Carl et Gertrude Krause.

 

20 août. Au petit-déjeuner poursuivi la lecture de “Autobiography” d’Antony Trollope dont je goûte chaque phrase au point que ma lecture en est considérablement retardée. Une phrase comme la suivante me ravit : “This constant putting off of the day of work was a great sorrow to me”. Mais il me faudrait en citer bien d’autres.

Soleil. Par la fenêtre de la cuisine je détaille la cour de l’immeuble. Bicyclettes et poubelles strictement alignées avec, derrière, le jardin laissé à lui-même, comme un morceau de forêt découpé et transporté. 

 

24 août. Berlin Schönefeld vers Paris-Orly à bord d’un Airbus A 319/320 de la compagnie easyJet. Mon fils me demande si les saucisses sont des queues d’animaux. Je réprime un fou rire.

Je garderai de Berlin le souvenir d’une ville jeune, riche en réserves vitales et créative, de la musique électro-acoustique aux peintures murales. Les rapports y sont calmes, directs, reposants.

 

28 août. Versailles. Le cimetière israélite en haut de la côte de Picardie, à Versailles. Où les Sépharades ont remplacé les Ashkénazes. Quelques noms relevés dans la partie haute (ashkénaze) : Anne Charleville (fille du Grand Rabbin Mahir Charleville et de Mélanie Charleville née Lambert), Émile Lévy (Grand Rabbin honoraire de Bayonne, rabbin de Versailles) et Sara Moch son épouse, des Vormser, des Bloch, des Dreyfus, des Meyer, des Cerf, des Rosenfeld… Quelques noms relevés dans la partie basse (sépharade) : des Choukroun, des Benhamou, des Bouaziz, des Benguigui, des Zemmour… Un monument de la communauté israélite dédié à sa bienfaitrice, Madame Cécile Charlotte Furtado-Heine.

Olivier Ypsilantis

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