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Carnet berlinois – 2/3

 

7 août. Je me verrais bien vivre ici, à Prenzlauer Berg, avec ces bars à vie lente où prendre des notes sur des carnets. Prenzlauer Berg, je n’y suis que depuis deux jours et je me sens déjà chez moi.

Marienkirche sur Alexanderplatz. Je ne puis que penser à Pieter Jansz Saenredam. Des ondées tièdes.

Le Wasserturm Prenzlauer Berg (1877) dont une partie fut convertie en camp de concentration par les SA, début 1933. Un Kindergarten et une aire de jeux y ont été aménagés.

Et, une fois encore, le pavé de Berlin, ce pavé qui pourrait être l’un des emblèmes de la nostalgie. Nostalgie, même mot en allemand et en anglais.

Dans les jardins publics et les parcs les installations pour enfants sont en bois à peine dégrossi, des troncs et des branches comme tout juste sortis de la forêt. C’est du solide, du très solide. Le sol est en sable, un sable clair et très fin avec lequel les enfants jouent comme s’ils étaient à la plage, pieds nus toujours. Il arrive que des enfants soient nus, complètement nus. Des tuyaux et des becs en aluminium leur permettent de mieux jouer avec le sable. Nombreux enfants et femmes enceintes dans tout le quartier. On me signale que Prenzlauer Berg est l’endroit à plus forte natalité de toute l’Allemagne.

La synagogue de la Rykestraße, un vaste édifice en briques très protégé. Vitres blindées, deux policiers, périmètre que délimitent des plots en acier.

 

La synagogue de la Rykestraße

 

Feuilleté une revue mensuelle publiée par la communauté homosexuelle de Berlin (Queer Berlin). On y propose un dense réseau de bars & cafés, de clubs, de restaurants, de saunas, de cinémas et de sex-shops. Dans une autre revue je découvre un magnifique profil de femme pris à Jérusalem en 1931 par Marianne Breslauer (1909-2001). Me renseigner sur le voyage que fit cette photographe en Espagne (printemps 1933) en compagnie d’Annemarie Schwarzenbach.

 

8 août. Dimanche. Bicyclette dans Berlin. Vers Kreuzberg. Heinrich-Heine-Staße. J’aime les noms de Berlin car ils sont nombreux à m’évoquer des lectures attentives. Dans ce cas, “Les chroniques de la Gazette d’Augsbourg et lettres confidentielles”, un livre acheté chez un bouquiniste de la rue de Provence aujourd’hui disparu et lu dans un Paris estival. Une tiédeur-fraîcheur avec des pluies amoureuses. Et toujours le pavé, le merveilleux pavé de Berlin ! Et les arbres de Berlin ! Les tilleuls et les marronniers surtout ! Le petit côté négligé de Berlin, avec cette végétation laissée à elle-même, un peu partout ; mais aussi avec ces montants de réverbères, de feux rouges et de panneaux de signalisation couverts d’affichettes qui finissent par former des carapaces qui, par endroits, se soulèvent en croûte. Et tout en pédalant me reviennent des scènes de “Sommer vorm Balkon”, le film d’Andreas Dresen. Parmi les noms de Berlin, ce nom : Gertrud-Kolmar-Straße. Kreuzberg et les bords du canal. Les jardins publics encore ; leurs installations pour enfants, avec ces troncs et ces branches maîtresses qui supportent des parcours tortueux, avec ces goulottes métalliques où s’engouffrer pour des glissades, avec ce sable si fin et si clair, comme un sable de plage tropicale, avec ces pompes à eau pour mélanger sable et eau et patauger ou édifier des châteaux. Autant de choses simples et ingénieuses qui enchantent les enfants. Kreuzberg SO36 et Kreuzberg SO61. Le Görlitzer Park, cher aux Berlinois, avec ses barbecues et son ambiance familiale. Au Deutsches Technikmuseum dont le fronton s’orne d’un Dakota qui fait landmark. Parmi les pièces maîtresses de cet énorme musée, un Ju-52, l’avion en tôle ondulée, et le planeur d’Otto Lilienthal qui, en 1891, s’élança d’une hauteur de Potsdam pour un vol de vingt-cinq mètres. Str. Der Pariser Kommune. Retour par la Karl-Marx-Allee le long de laquelle se tient une fête populaire avec musiques variées, volontiers entraînantes. Je détaille ces architectures des années 1949-1950, inspirées des théories du Bauhaus et soucieuses de s’opposer aux Mietskasernen. Les immeubles d’Hermann Henselmann avec soubassements en pierre granitique et façades habillées de plaques de céramique, une réussite quoi qu’on en dise. Strausberger Platz. Les dômes qui marquent l’entrée de cette immense perspective, côté Frankfurter Tor, sont un clin d’œil aux églises-sœurs de la Gendarmenmarkt.

 

9 août. Lorsque je reviens à Prenzlauer Berg après m’être promené sur Unter den Linden ou Postdamer Platz je reviens au village, c’est tout au moins l’impression que j’éprouve à partir de Rosenthaler Platz. Et tout en marchant je pense une fois encore à “Berlin Alexanderplatz” d’Alfred Döblin, à la si féconde technique du collage dont je pourrais faire usage afin d’enrichir ces pages berlinoises.

Notes prises au Deutsches Historisches Museum. Les Germains héritiers des Romains sans qu’ils aient toutefois été dominés par ces derniers. Das Frankenreich, Das Reich der Franken, le plus puissant des royaumes germaniques. La France et l’Allemagne formaient alors une entité. L’immense et l’étreignant regret : que nous ayons cessé de former un même pays. Une superbe maquette montre la construction de la Porta Praetoria de Regensburg, l’une des portes du camp où stationnait la Légion Castra Regina. C’est avec la Porta Nigra de Trier la plus imposante construction romaine encore visible en Allemagne. Die Goldene Bulle, la législation rédigée en latin puis en allemand (en 1485) et contrôlant l’élection du roi. “Die Abenteuer des Ritters Theuerdank”, une autobiographie versifiée sur les chasses et autres aventures de l’Empereur Maximilian I. Des gravures en couleurs de la “Chronik des Konstanzer Konzils” montrent le jugement et l’exécution de Jan Hus. Le calice comme symbole hussite : il figure sur leurs étendards et est volontiers gravé sur leurs armes. Un bois gravé de 1520 dénonce le trafic des Indulgences. Luther : “Der Papst in Rom ist der Antichrist”. Johannes Cochlaeus. Le pamphlet par lequel Luther appelle les seigneurs à mettre fin aux violences des paysans : “Wider die räuberischen und mörderischen Rotten der Bauern”. Une magnifique maquette de Magdebourg avant sa destruction au cours de la guerre de Trente-Ans. La Guerre de Trente-Ans (1618-1648) est illustrée par des portraits des principaux protagonistes ainsi que par des batailles dont celle de Lützen (1632). L’intervention française enfin, avec un pays désireux d’en finir avec une Espagne qui l’encercle quitte à passer une alliance avec les protestants. Des statuettes de mendiants début XVIIIème siècle, corps en ivoire et habits en bois. L’architecte Friedrich Wilhelm von Erdmannsdorff et l’influence du classicisme anglais en Allemagne, le Adam-Style notamment. Son rejet du baroque et du rococo. A étudier : l’influence de l’historien Leopold von Ranke dont j’ai vu la sépulture dans le beau cimetière de la Sophienkirche. Une représentation très détaillée de l’intérieur du Walhalla de Leo von Klenze. Une maquette de la première synagogue réformée, celle de Seesen inaugurée en 1810. Une maquette d’une Mietskaserne (fin XIXème siècle), celle du n° 12 Kastanienallee. Le portrait d’Otto von Bismark de Franz von Lenbach. Serait-ce celui qui ornait le bureau du Führer dans la Neue Reichskanzlei, le portrait accroché au-dessus de la cheminée ? Le buste d’Otto von Bismark par Elizabeth Ney. Nombreuses photographies de la Révolution spartakiste. Le masque mortuaire de Friedrich Ebert. Une somptueuse maquette blanche comme du sucre, le Großen Halle des Volkes (1938), un projet d’Albert Speer. Un modèle réduit d’une partie de l’exposition Entartete Kunst. Le rôle du peintre Adolf Ziegler (1892-1959), peintre officiel du IIIème Reich. Une sculpture de Theo Balden (Otto Köhler de son vrai nom) : “Geshlagener Jude”. L’autoportrait de Félix Nußbaum de janvier 1944 où il figure en compagnie de sa femme. Tous deux seront déportés par le dernier convoi en partance de Belgique, le 31 juillet 1944. Une énorme maquette, elle aussi blanche comme du sucre, montre un écorché des chambres à gaz et du Krematorium II d’Auschwitz-Birkenau, œuvre du sculpteur polonais Mieczysław Stobierski. Les chambres à gaz sont bondées.

 

10 août. Au Forum Willy Brandt (Unter den Linden 62-68) pour y détailler les images emblématiques qui y sont présentées. L’image : un exercice d’attention, toujours, et en conséquence une invitation à écrire. Le plus médiatisé des Kniefalls (son impact politique), celui de Willy Brandt, à Varsovie, le 7 décembre 1970. Deux images de Flaggenhissung célèbres entre toutes : ce soldat soviétique qui, le 2 mai 1945, accroche le drapeau rouge sur une corniche du Reichstag ; ces soldats américains qui, le 23 février 1945, plantent le drapeau étoilé sur une hauteur d’Iwo Jima. On propose à la vente des Original Berliner Mauerstein. Certains portent un Zertificat : Ein Stück deutscher Geschichte. Les morceaux de Mur sont présentés de diverses manières, plutôt ingénieuses. Sur certains de ces morceaux un modèle réduit de Trabant, la voiture emblématique de la DDR. D’autres morceaux s’ornent du saut que fit Hans Conrad Schumann.

La poste (désaffectée) à l’angle de la Tucholsky Straße – les noms de Berlin ! – et de la Oranienburger Straße, un bâtiment aux belles proportions et au beau revêtement en céramique.

Die Neue Synagoge in der Oranienburger Straße, inauguration en 1866, année de la bataille de Sadowa. L’architecte : Eduard Knoblauch. Le dôme (une prouesse technique alors) est l’œuvre de Johann Wilhelm Schwedler – le “Schwedler Dome”. Les techniques les plus modernes furent employées dans la construction de cette synagogue, l’une des plus belles et des plus vastes d’Europe. Une suite de photographies rend compte de l’état des lieux lorsqu’elle fut vandalisée en 1938 par les SA, bombardée en 1943, démolie en 1958. L’action du lieutenant de police Wilhelm Krützfeld qui, dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938 (der Pogromnacht), força les SA à quitter les lieux et avertit les pompiers.

 

Die Neue Synagoge in der Oranienburger Straße

 

Sur la Kleine-Rosenthaler-Straße, le Alter Berliner Garnisonfriedhof. Pas de dalle, rien que des croix en pierre ou en fonte. De nombreuses tombes avec ce nom : von Stülpnagel, dont un Ferdinand Wolf Konstantin Karl von Stülpnagel (1842-1912), général d’infanterie. Presque toutes les tombes sont celles d’officiers supérieurs et généraux. Une statue de femme en péplum avec ce nom : Olga Malcomess (1852-1904), fille du lieutenant Hasso von Zieten. Dans un coin du cimetière, des Massengräben où reposent je ne sais combien de victimes (une longue liste inscrite dans le métal) de la bataille de Berlin, avril/mai 1945.

Mais j’y pense ! Où vécut la famille Cohn ? Quels furent les lieux berlinois de Marianne Cohn ?

 

11 août. Alte Nationalgalerie. Buste de Christian Friedrich Tieck par Christian Daniel Rauch et buste de Christian Daniel Rauch par Christian Friedrich Tieck. De beaux bustes de femmes par Christian Daniel Rauch me donnent soudain l’envie de m’adonner à des études académiques, à la mine de plomb ou au fusain.

L’extraordinaire modernité de Goya – la touche ! Mais ne pourrait-on pas en dire autant de Frans Hals, Fragonard et bien d’autres ?

Je n’aime pas les rochers de Courbet, je n’aime pas les vagues (boueuses, terriennes) de Courbet, je n’aime pas les sous-bois de Courbet. Mais ses autoportraits, ses natures-mortes et ses nus féminins comptent parmi les plus beaux de l’histoire de la peinture.

Une magnifique peinture de Thomas Couture : “Mademoiselle Poinsot”, le traitement autant que le modèle.

Les compositions de Franz Krüger, comme des images pour livres d’histoire.

Les études d’Adolph Menzel qui mettent en scène Friedrich der Große. Ses petits formats (presque des pochades) à la touche merveilleusement libre, dense et virevoltante. C’est toute une iconographie qui célèbre avec sensibilité ce souverain : il visite des chantiers sans tambour ni trompette ; il parcourt les campagnes pour écouter les doléances des paysans ; il joue de la flûte à Sans Souci. Adolph Menzel (1815-1905) célèbre Friedrich der Große mais aussi l’industrialisation de son pays ainsi que la quiétude bourgeoise. Je détaille cette merveilleuse étude dont une reproduction en carte postale figura longtemps sur mon bureau : “Das Balkonzimmer” (1845), avec ce voilage que gonfle un souffle venu de la fenêtre entrouverte. “Das Ballsouper” (1878) dont le traitement semble si précis ; je m’approche et ne vois qu’une broussaille de couleurs.

Lovis Corinth. Je pense à Sorolla, mais à un Sorolla plus vigoureux, moins relâché.

Où je retrouve le cher Franz von Stuck, souvenir d’un séjour à Munich.

De nombreux Hans von Marées de qualité variable. Certaines tonalités sont chaudes et épaisses comme du feutre. Et, une fois encore, souvenir d’un séjour à Munich – la Neue Pinakothek.

Anselm Feuerbach, une touche froide qui laisse sourdre une belle sensualité. Et que son modèle est beau – Nanna Risi !

Que Cézanne peut être mauvais, si mauvais peintre ! Que Cézanne peut être grand, si grand peintre !

Arnold Böcklin et cette Toteninsel qui me revient souvent, à l’improviste, et qui me repose de l’idée de la mort, comme m’en reposent les cimetières de Berlin. Si je devais repartir de ce musée avec une peinture, une seule peinture, ce serait : “Die Toteninsel” (1883).

Hans Thoma, un bon peintre légèrement ennuyeux.

L’enchantement avec Wilhelm Busch et Carl Spitzweg. J’ai souri devant “Engländer in der Campagna” de ce dernier. Je suis certain que les enfants aiment ces deux artistes, des artistes qui racontent des histoires, des narratifs. Le format de prédilection de Carl Spitzweg est inhabituel, très étiré dans le sens de la hauteur.

Les esquisses si libres de Hans Makart, une liberté que ne laissent pas soupçonner ses grandes compositions.

Les beaux portraits d’Anton Graff dont celui d’Henriette Herz, de 1792.

Les peintures de Karl Friedrich Schinkel. Mises en scène grandioses et traitement très appliqué, trop appliqué parfois. On ne peut toutefois que rester muet d’admiration devant un tel savoir-faire et un goût si prononcé du travail bien fait. Ses cathédrales, comme des pièces d’orfèvrerie.

Carl Blechen, un peintre que j’avais découvert à l’occasion de l’exposition “La peinture allemande à l’époque du Romantisme”, à l’Orangerie des Tuileries, dans les années 1970. Je l’avais éprouvé comme le plus peintre des peintres présentés à cette occasion, le moins littéraire. Mon plaisir à le retrouver. Ma préférence pour ses compositions de petit format, nombreuses.

Autre peinture dont une reproduction (en carte postale) a longtemps figuré sur mon bureau : “Abschied im Morgengrauen” (1859) de Moritz von Schwind. Je me faisais volontiers cet homme sur le point de quitter sa maison pour la forêt.

Caspar David Friedrich. Il y a chez ce peintre quelque chose d’appliqué qui porte atteinte à un art qui n’est pourtant qu’enchantement. Probablement le plus allemand des peintres allemands.

La délicieuse princesse Luise von Preußen. Voir son buste par Johann Gottfried Schadow.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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