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Carnet berlinois – 1/3

 

(Du 4 août au 24 août 2010)

Paris-Orly – Berlin-Schönefeld à bord d’un Airbus A 319-320. L’aéroport plutôt vétuste, vaguement modernisé. Au fronton, un clin d’œil en quelque sorte avec cette photographie en noir et blanc qui montre le baiser Brejnev/Honecker. Dans le S-Bahn pour Alexanderplatz. La densité des graffitis aux vifs coloris. Et cette végétation qui semble vouloir effacer tout ce que l’homme a construit. La silhouette du Fernsehturm, surnommé Telespargel. Le vertige me prend alors que j’arrive au pied de cette chose, avec l’envie de me plaquer au sol ; mais je ne puis m’empêcher de lever la tête ; et l’envie de me plaquer au sol, face contre terre, et de m’y enfoncer se fait encore plus forte.

 

La Fernsehturm

 

On prend le temps de vous répondre. Il se pourrait que les Berlinois soient loquaces. Vers Kastanienallee, à pied. Rosa-Luxemburgstraβe, Rosa-Luxemburg-Platz. Au Kastanienallee 61. L’appartement lumineux et sobre. Murs blancs et plancher clair. Le Kastanienallee est bordé de marronniers. Les tramways jaunes. Trottoirs larges avec pavés en tous genres : des petits comme au Portugal, des plus gros comme à Paris, et des dalles elles aussi en granit et larges comme des pierres tombales. Il y aurait un album à faire sur le pavé de Berlin. Et quelle est la mémoire du pavé de Berlin, des pavés de Berlin ?

À quelques pas de l’appartement, Zionskirche, une église inaugurée en 1873. Une photographie en montre l’intérieur dans toute sa richesse, en 1930. Il est aujourd’hui bien appauvri et l’on suppose que le froid peut y être sépulcral. Cette église comme à l’abandon semble pourtant avoir une vie fort active. Émotion. À droite du porche, une plaque en hommage au pasteur Dietrich Bonhoeffer qui officia dans cette église en 1932.  Zionskirchplatz. Le pavé, le pavé de Berlin, encore et encore ! Quelle est donc sa mémoire ? Le pavé à l’ombre de frondaisons qui prolifèrent, avec cette légère odeur de cave comme à Prague. Beaucoup de marronniers, l’arbre de la nostalgie pour ma part – les mois de juillet à C.

Déjeuner à La Focacceria (Fehrbelliner Str. 24), un restaurant italien. Nourriture copieuse, savoureuse, bon marché et à caractère familial. Aucun de ces petits apprêts qui, à Paris, justifient des prix prohibitifs.

Il n’y a décidément pas de ville dont l’ambiance soit plus prenante que celle d’une ville septentrionale en été.

Berlin, prolifération de la végétation : les grands arbres, les arbustes, les buissons et les herbes, sans oublier cette autre prolifération : les graffitis.

Paressé à l’allemande, dans un Biergarten. Bière au goût d’aspérule (Waldmeister) et souvenirs de Heidelberg.

À Berlin le graffiti prolifère avec non moins d’énergie que la végétation. Il me semble qu’il a commencé à proliférer sur le Mur où il s’en est tellement donné à cœur-joie qu’à sa chute il s’en est allé par toute la ville à la recherche des supports les plus variés.

Un bel immeuble 1897 au 6 Koppenplatz, Koppenplatz où je relève sur une façade en briques, et pour la première fois depuis le début de ce séjour, des traces d’impacts.

Sanctum sur Sophienstraße, une boutique pour fétichistes à faire pâlir les Anglais. Et, à côté, une boutique présente les produits d’une tradition originaire des Monts Métallifères, au sud de la Saxe, un savoir-faire développé par des mineurs qui, les réserves d’argent, de cuivre et d’étain s’épuisant voulurent s’assurer d’autres revenus. Aussi commencèrent-ils à travailler le bois, le bois qui ne manquait pas dans cette région de forêts. Forts de leur succès, ils s’associèrent afin de promouvoir et garantir l’authenticité de leurs créations. Les Monts Métallifères et le Weihnachtswunderland. Dans des petites boîtes d’allumettes tiennent des mondes enchantés. Des scènes en contre-plaqué découpé, compositions inscrites dans des demi-cercles. Beaucoup de scènes de Noël. Des grotesques.

Je consulte un plan de Berlin et le nom d’une rue me saute aux yeux : Hannah-Arendt-Straße. Elle borde un côté du Holocaust-Mahnmal.

 

5 août. Le bel appartement clair de Kastanienallee (quartier de Prenzlauer Berg). A cinq heures du matin les premiers ferraillements des tramways. Dans un demi-sommeil je pense à cette ville immense qui m’attend.

De nombreuses jeunes femmes d’une grâce parfaite, et sans le moindre apprêt. Elles m’évoquent l’amie allemande, Corina. Des scènes du passé d’une douce intensité me reviennent.

Prenzlauer Berg. Nombreuses façades d’un néo-classicisme austère uniformément peintes d’une couleur douce, des beiges assez souvent.

Le Jüdischer Friedhof, (sur Schönhauser Allee) inauguré en 1827, suite à la fermeture du cimetière du Große-Hamburger-Straße devenu trop exigu. Le gardien me tend une kippa mauve. Comment ne pas penser à Prague, à ce cimetière où j’ai recherché la tombe de Kafka ? Des stèles criblées d’éclats ; les morts eux-mêmes ne furent pas laissés en paix. Je note pour la première fois que les caractères hébreux et gothiques s’accordent plutôt bien, avec leur aspect plus ou moins cunéiforme. C’est une mer de lierre avec des vagues (que constituent les stèles basses, à peine plus hautes que des bornes kilométriques) d’où émergent les plus hautes stèles. Quelques cippes. De hauts arbres plutôt grêles dont les troncs sont couverts de lierre. Ils dispensent une lumière sous-marine. Et, comme à mon habitude, je relève quelques noms, une manière de rappeler à la vie – des oubliés(ées) peut-être. Henriette Goldberg (16 juin 1834 – 29 septembre 1871), Adolphine Simon (10 mai 1820 – 8 décembre 1902), Adelheid Loewenthal (22 mai 1838 – 11 avril 1897), Siegmund Levi (3 avril 1830 – 10 avril 1892), Nathalie Herzfeld (15 janvier 1820 – 27 février 1877), Jeanette Cohn (15 février 1811 – 20 janvier 1896), Anne Sophie Abraham (21 février 1836 – 8 juillet 1898), Paulin Levin (25 mars 1841 – 15 septembre 1880), Clara Aaron (3 avril 1851 – 5 novembre 1899) et, à côté de cette stèle, une stèle à l’identique, probablement celle de son époux : Louis Aaron (9 décembre 1839 – 25 juin 1903). Une surprise, un nom sur une tombe au marbre noir et luisant, aux caractères comme dorés la veille : Max Liebermann. Je pense d’abord à un homonyme puis me ravise à la lecture de ces dates : 1847-1935. Il doit bien s’agir du peintre. À l’entrée du cimetière, un musée lapidaire avec nombreux panneaux explicatifs.

 Le Jüdischer Friedhof

 

Les noms de Berlin, rues, avenues, parcs, etc. Mon plaisir à constater que cette ville immense honore Käthe Kollwitz : Käthe-Kollwitz-Platz et Käthe-Kollwitz-Straße, dans notre quartier de Prenzlauer Berg. Et la Karl-Liebknecht-Straße est l’un des principaux axes du Mitte.

Longue marche. Sur Unter den Linden, devant la Humboldt Universität, de part et d’autre de l’entrée, bien calés dans leurs fauteuils, les deux frères Alexander von Humboldt et Wilhelm von Humboldt.

La statue équestre de Friedrich der Große est remarquable tant par sa facture (une œuvre de Christian Daniel Rauch, de 1836) que par la prouesse technique (de la fonderie) qu’elle laisse supposer. L’empereur est à la fois majestueux et comme prêt à écouter toute doléance, aussi modeste soit-elle – une impression que me confirmeront des peintures d’Adolph von Menzel.

Les filles vous regardent sans insistance mais sans se cacher, comme si elles vous adressaient un salut amical : “Tu me plais” ou, tout au moins : “Tu ne me déplais pas”. Les passantes de Berlin ! Des silhouettes m’ont évoqué Corina.

Je me vois à Montréal, sur le Plateau, une similitude d’ambiance, une impression tantôt fragile tantôt affirmée. Ces collusions spatio-temporelles sont bien l’un des délices du voyage. Mais que vaut cette impression ? Je marche dans Berlin et je me sens irrémédiablement européen, avec ce poids particulier de l’histoire, ce poids dramatique. Ne serait-ce pas aussi ce qui me manque en Amérique du Nord, ce poids, ce drame ?

La belle station Hackescher Markt, délicieusement tarabiscotée. Les panneaux de mosaïque noir-blanc, des surfaces d’un graphisme incisif qui allègent une construction en briques d’un ocre foncé. Les cafés-restaurants installés sous les arcs surbaissés.

Au fronton du Reichstag : DEM DEUTSCHEN VOLKE.

Berlin, les tilleuls et les marronniers.

Berlin Hauptbahnhof (gare centrale de Berlin), la plus grande d’Europe. J’y vois une célébration du verre qui donne à l’ensemble une tonalité d’aquarium particulièrement bienvenue alors qu’une chaleur d’orage pèse sur la ville. J’apprends qu’un système photovoltaïque a été intégré dans l’épaisseur du verre.

Sur Unter den Linden et abords, près de la Brandenburger Tor (Pariser Platz), les ambassades des quatre ex-puissances occupantes. L’ambassade de l’ex-URSS (aujourd’hui ambassade de la Fédération de Russie) date des années 1950, style stalinien, austère et harmonieux.

En restauration, avec résille d’échafaudages, la Siegessaüle qui s’élève au centre du Tiergarten, sur l’axe principal de ce jardin de 167 hectares – la Sraße des 17 Juni.  Cette colonne dont la construction commença en 1864 évoque la formation de la Prusse, avec guerres et victoires contre : le Danemark (guerre des Duchés) ; l’Empire d’Autriche (1866) ; et guerre franco-prussienne de 1870 qui scelle l’unité allemande sous l’égide de la Prusse.

La Gendarmenmarkt est considérée comme la plus belle place de la ville, digne de l’Italie dit-on, avec le Konzerthaus de Karl Friedrich Schinkel et, en symétrie, ces deux églises qui se répondent, la Französischen Dom et la Deutschen Dom. Un détail que j’ignorais : la Französischen Dom a été édifiée dans les premières années du XVIIIème siècle sur le modèle du temple de Charenton détruit en 1688, après la révocation de l’Édit de Nantes. La coupole a été rajoutée à la fin du XVIIIème siècle. À l’intérieur un musée des Huguenots retrace l’immigration des protestants français dans le Brandebourg et leur apport (considérable) à Berlin et à la Prusse. La mère des frères Humboldt, Marie-Élizabeth Colomb, était une huguenote. La Deutschen Dom a été édifiée trois ans après sa sœur, la Französischen Dom. Elle a été assez lourdement remaniée à la fin du XIXème siècle et, de fait, à bien y regarder, elle est moins harmonieuse que son aînée.

 

6 août. Marche dans Berlin. Rosenthaler Straße. Le pavé de Berlin ! Les tramways et leur ferraillement, un bruit parfaitement citadin.

Le vaste Instituto Cervantes installé dans un bel immeuble (proche de l’Alexanderplatz) que rythment des bow-windows vert bronze.

La langue allemande si volontiers caricaturée m’apparaît plutôt douce, surtout lorsque ce sont des femmes qui la parlent. Il faut être attentif à sa beauté et, ainsi, la rappeler toujours plus à la vie après le suicide nazi.

L’un des bâtiments les plus harmonieux de Berlin, la Neue Wache de Karl Friedrich Schinkel. Au centre, sous un puits de lumière, “La mère et son fils mort” de Käthe Kollwitz que l’artiste sculpta après la mort de son deuxième fils, Peter, tué en 1914. La mère recroquevillée serre contre elle, sous un large manteau, le fils tué. Elle le réintègre.

Retour sur la Gendarmenmarkt. Devant le Konzerthaus, un grand portrait de Klaus Maria Brandauer, un acteur qui m’est particulièrement cher. Je détaille une fois encore les deux églises sœurs ; et leurs coupoles m’apparaissent trop élevées portant ainsi préjudice aux proportions de l’ensemble. L’envie de les faire descendre d’au moins un cran.

Installé dans la Friedrichswerdersche Kirche (admirablement restaurée), un musée de sculptures. Un autoportrait de Christian Daniel Rauch. Wilhelm von Humboldt par Bertel Thorvaldsen, un portrait froid, glacé même auquel je préfère le Alexander von Humboldt par Christian Daniel Rauch, un modèle qui semble avoir été bien vivant et non en plâtre. Mais la plus émouvante sculpture de cette exposition est le gisant de la Königin Luise von Preußen de Christian Daniel Rauch, un gisant empreint d’une douce sensualité, sensualité qui tient non seulement au traitement des volumes mais aussi à la posture du modèle. Karl Friedrich Schinkel par Christian Friedrich Tieck, le frère de Ludwig Tieck.

Musée huguenot. Reproduction du modèle de l’ordre universel au Moyen Âge d’après les livres des prédictions de Johann Lichtenberger avec, entre autres prédictions, une grande discorde entre l’Empereur et le Pape. Das Hugenottenkreuz. Une gravure montre la démolition du temple de Charenton. “Les plaintes des protestants cruellement opprimés dans le Royaume de France” (A Cologne, chez Pierre Marteau, 1686). “Réflexions politiques par lesquelles on fait voir que la persécution des réformés est contre les véritables intérêts de la France” (À Cologne, chez Pierre Marteau, 1686). “Édit de sa Sérénité Électorale de Brandebourg qui expose tous les droits et privilèges que Sa dite Sérénité Électorale accordera aux Français de la Religion Réformée qui viendront s’établir dans ses États. Donné à Potsdam, le 29 octobre 1685”. La généalogie de Theodor Fontane.

Sur Unter den Linden un vaste magasin : Berlin Store Souvenirs. On y vend notamment des morceaux du Mur (Mauer) de tailles diverses et diversement présentés, ainsi que des Trabant miniatures. D’une manière générale le Mur est très exploité par l’industrie du tourisme.

Un photo-culte de Berlin : ces manifestants qui, le 17 juin 1953, affrontèrent à mains nues les blindés soviétiques. Mais la plus déclinée est celle de ce garde-frontière est-allemand, Hans Conrad Schumann qui, le 15 août 1961, sauta par-dessus les fils de fer barbelés pour se réfugier à l’Ouest.

(à suivre) 

Olivier Ypsilantis

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