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Adonis, poète arabe

 

Ma relation à autrui s’étage à l’infini : de bas en haut et jamais dans la distance – d’ici à là-bas.

Comme pour le dattier, de la racine à la palme, autrui faisant partie de moi-même.

Edmond Jabès

 

Un Français qui ne lit pas l’arabe, ce qui est mon cas, s’éprendra plus sûrement de la poésie d’Adonis s’il commence par lire ses essais. Seul celui qui lit arabe saura saisir d’emblée toute l’énergie de ses poèmes.

Les essais d’Adonis ne se superposent pas aux poèmes, ils en émanent, ils passent dans leur sang. L’analyse n’y est pas livrée à elle-même, grelottante ; elle est portée et enveloppée par l’esprit du poète.

Les mouvements de la pensée d’Adonis sont courbes comme les gestes de l’amour ; ils trouvent leurs équivalents dans l’arabesque. Kaléidoscopiques aussi, ils répondent aux soleils et aux étoiles du zellige et du moucharabieh. A la lecture de ses essais et de ses poèmes, je vois et j’entends des arabesques.

“La Prière et l’Épée” (Essais sur la culture arabe) m’a guidé par monts et vallées dans des fraîcheurs et des flamboiements. J’ai lu ce livre comme un voyage, comme un petit matin d’été dans une ville méditerranéenne où chaque pas est une révélation.

Toutefois, dans l’essai “Mysticisme et Réalité”, j’aurais préféré rencontrer Antonin Artaud plutôt qu’André Breton. Et loin de moi l’envie de polémiquer. Le grand, le parfaitement possédé, c’est Antonin Artaud dont la stature est appropriée au vaste espace que désigne Adonis. C’est l’auteur du “Théâtre et son double” qui devrait traverser le texte d’Adonis ; Artaud l’Irlandais, Artaud le Mexicain, Artaud Vincent van Gogh, Artaud le Grec… Par sa mère, Euphrasie Nalpas, il devait entrer en communication avec les grands esprits du théâtre grec – Antonin Artaud le mystique et non André Breton l’intellectuel, le théoricien.

Au risque de paraître quelque peu impertinent, je doute que l’“illumination” des Surréalistes corresponde à l’extase des mystiques. Celle d’Antonin Artaud brillait d’un autre éclat que celle d’André Breton. La distance qui sépare l’œuvre d’Antonin Artaud de celle d’André Breton est aussi grande que celle qui sépare les plus beaux Marx Ernst (les “Forêts”) des arrangements certes sympathiques mais convenus de Nicos Engonopoulos. Antonin Artaud a toujours échappé à la conceptualisation surréaliste. Il disait : “Là où d’autres proposent des œuvres, je ne prétends pas montrer autre chose que mon esprit.” J’affirme pour ma part que le mysticisme arabe n’est en rien comparable, par ses étendues et ses intensités, aux diverses expériences surréalistes qu’Antonin Artaud lui-même qualifia de “grotesques simulacres”, après sa rupture avec André Breton en 1927.

Je me sens impuissant à commenter la poésie. Le poème n’est pas un tremplin duquel je m’élance – ou espère m’élancer – jusqu’à je ne sais quelle hauteur. Moi, le lecteur, je ne peux que reposer en lui, muet.

Le mot non seulement orne mais sous-tend l’architecture arabe. Le Coran, “Le Livre”, est une architecture composée de degrés, les sourates : “Le mot sûrat renvoie à l’image de rangées de pierres entassées les unes sur les autres pour former une muraille, donc à l’idée de gradation ou de degrés. Il indique également la hauteur, au sens moral, et tout ce qui est beau et puissant en architecture, en construction.” Le texte coranique et ses sourates sont architecture, c’est-à-dire une structuration de tensions qui définit et supporte des volumes. Les sourates sont aussi des lignes qui par leurs entrecroisements déterminent des étoilements, un cannage céleste scintillant et coloré en lequel vont l’œil et l’esprit. Dans la structure du zellige se lit une figure centrale, rencontre parfaite de deux carrés qui forment une étoile à huit branches de laquelle tout rayonne et à laquelle tout revient. On pense aussi à l’étoile à six branches, rencontre parfaite de deux triangles équilatéraux, “Le hiéroglyphe tout-puissant où l’initié lisait la révélation de l’unité”, écrit Arthur Adamov.

La ville d’Almería (aujourd’hui capitale d’une des huit provinces d’Andalousie) dépendait du califat de Damas avant d’être rattachée à celui de Córdoba. Cette ville n’a pas le prestige des grandes villes d’Andalousie, Granada, Córdoba ou Sevilla ; elle était pourtant prestigieuse au temps de l’islam en Espagne et sa grande mosquée, entièrement détruite en 1522 par un tremblement de terre, rivalisait dit-on avec celle de Córdoba. Le village où j’habite, Mojácar, province d’Almería, tirerait son nom de Murgis, dieu phénicien. Les côtes de Phénicie sont très proches de la Syrie où est né ‘Alî Ahmad Sa’îd qui vers 1948 signera ses premiers poèmes du pseudonyme Adonis, divinité grecque d’origine phénicienne.

“La Prière et l’Épée” s’achève sur ces lignes : “Je crains que toute guerre que mènerait l’Occident contre le monde arabe ne soit jamais que l’explosion d’un complexe historique et religieux longtemps refoulé : “Anéantissez les fils de Babylone, les fils de l’Orient…” Et je redoute que l’incompréhension mutuelle qui s’est développée entre le monde arabe et le monde occidental ne nous mène vers un temps où il n’y aura plus, pour entrer dans l’avenir, d’autre seuil à franchir que la prière et l’épée.”. La prière et l’épée…

La toute-puissance de l’information sur fond d’ignorance conditionne des attitudes de plus en plus rigides. Serions-nous en passe de devenir “une structure creuse, produisant sa propre tyrannie, son propre aveuglement, sa propre sauvagerie” ?

Le Flux. Le Coran a adopté une partie de la Torah. L’Antiquité irrigue la poésie et la philosophie arabes. Les doctrines des sectes batinites plongent leurs racines dans les civilisations babylonienne, hellénique et chrétienne. L’Islam s’est enrichi du patrimoine scientifique des peuples qu’il a dominés. De grands centres chrétiens vivaient au cœur du monde arabe. Córdoba et Sevilla ont transmis à l’Europe un patrimoine qui remonte jusqu’à la Grèce, préparant ainsi la Renaissance et les temps modernes : “Le rationalisme occidental se situe au confluent de deux courants majeurs : la philosophie grecque et la connaissance arabe.” Les califes de Córdoba accueillent les érudits juifs chassés d’Orient. Ainsi, dès la fin du Xe siècle, l’Espagne transmet à l’Europe chrétienne les sciences et la philosophie qui se sont épanouies en terre d’Islam.

L’apogée spirituel et intellectuel de al-Andalus ne correspond pas à l’apogée de Córdoba et de l’État califal ; il vient après, sous les reyes de taifas. Et j’en profite pour affirmer que, d’un certain point de vue, ce n’est pas le XVIe siècle de Philippe II qui voit l’apogée de l’Espagne chrétienne mais bien le XIIIe siècle d’Alfonso X dit el Sabio, ce roi de Castille qui sut s’entourer de l’élite des trois religions.

Lors de la conquête de l’État sévillan par les Almoravides, une Abbadide, la princesse Zaïda, veuve du prince al-Mamoun, s’enfuit chez les chrétiens, terrifiée à l’idée de tomber entre les mains des assaillants. Elle trouve refuge à la cour du roi Alfonso VI et se convertit au christianisme sous le nom d’Isabel. Elle a un fils que reconnaît le roi, un fil qui serait devenu roi de Castilla, de León et de Galicia s’il n’était pas mort avant son père.

Le Flux encore. Dans un entretien avec Jean-Yves Masson en 1992, Adonis précise : “Vous savez que l’Europe, comme lieu géographique, tire son nom de la déesse Europe, venue de la terre de Canaan, cette terre à laquelle j’appartiens. Vous connaissez la légende : comment Zeus, le Grec, enleva la déesse cananéenne. Vous savez aussi comment son frère Cadmos, dont le nom signifie “Orient”, partit à sa recherche, portant l’alphabet. Mais il ne retrouva pas sa sœur : son corps avait fondu dans la terre occidentale. Malgré tout, il donna l’alphabet à l’Europe, comme s’il voulait ainsi célébrer cette rencontre entre notre Orient et votre Occident, la bâtir sur le savoir et l’échange cognitif.”

La rêverie que suscite l’étude des origines. Il faut relire les “Origines de la nation lituanienne” ainsi que les “Origines ibériques du peuple juif” d’Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz. Ces lectures posent entre autres questions merveilleuses celles-ci : “A quel occident lointain rattacher l’admirable civilisation scandinave de la période azilienne ? Pourquoi l’eskuara des régions pyrénéennes foisonne-t-il en vocables empruntés aux idiomes d’Extrême-Orient et de l’Amérique précolombienne ?” Par cette science merveilleuse qu’est l’étymologie, Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz trace un triangle dont les angles désignent son pays, la Lituanie, ainsi que l’Ibérie et la Palestine. Il écrit : “Le nom d’Abraham renferme celui de l’Èbre, le A, aleph, se transformant en E par l’adjonction de trois points. Abraham devient Ibrahim dans certains dialectes sémitiques. Ir,  Ibri  est le nom hébreu du Peuple Élu (Ibri = Iberii / Ibères)”. Sefarad  signifie Espagne, en hébreu médiéval et moderne. “L’Auschra-Tazara lituanienne renferme les deux noms basque et hébreu de l’Étoile du Matin : Artizarra et Aschéra !” Je ne prétends pas que les déclarations d’Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz doivent être acceptées sans critique ; elles manquent probablement de rigueur, mais j’aime me laisser aller à elles le temps d’une rêverie…

Le Flux toujours. Aujourd’hui ont été retransmises à la télévision espagnole les obsèques du Premier ministre israélien Isaac Rabin. Un journaliste qui écoutait son invité analyser avec un certain optimisme le processus de paix en cours s’exclama à plusieurs reprises : “¡Ojalá!” qui peut se traduire par “Plaise à Dieu !”  Dans cette interjection, c’est tout l’esprit de al-Andalus qui revivait. Par notre langue, nous venons de partout et toutes les civilisations sont nos parentes. De plus, l’astrophysique confirme les visions du poète : les mêmes matériaux constituent notre corps et les galaxies. Je le pressentais à l’école où je m’ennuyais tant, coincé entre l’arithmétique et l’éducation civique. Je me voyais fils d’un espace immense qui s’étendait des côtes de l’océan Atlantique à celles de l’océan Pacifique, et plus encore.

Par la polarité hakika (la vérité spirituelle comme réalisation personnelle) / shari’a  (la Loi révélée), l’unité divine (le al-tawhid de la doctrine soufie) est intouchée, elle est confirmée, comme le précise Adonis. La fusion sensible / non-sensible et sujet / objet (cet espace idéal où le spirituel prend corps et le corporel se spiritualise) engendre un dynamisme perpétuel et ainsi l’expérience mystique et poétique (la langue ivre, la métaphore) entre-t-elle en harmonie avec le troisième des stades qui, selon Nicolas Berdiaev, caractérise la vie religieuse : le stade de celui qui s’élève jusqu’à surmonter l’opposition entre l’objectif et le subjectif pour atteindre le plus haut degré de spiritualité, un stade qui succède au stade objectif (populaire et collectif, naturel et social) et au stade subjectif (individuel, relevant de l’âme et de l’esprit).

Convergence. “L’orthodoxie succède à la croyance. Un croyant en appelle à tous les hommes pour qu’ils partagent sa foi ; un orthodoxe récuse tous les hommes qui ne partagent pas sa foi. C’est que la foi du premier est surtout un sentiment et la foi du second surtout un système. Le premier dit : “Laissez venir à moi…” et le second : “Qu’il soit anathème…” C’est une loi presque fatale que ceci succède à cela”, écrit Jean Grenier dans “Essai sur l’esprit d’orthodoxie”, un livre quelque peu oublié et pourtant si important en ces jours de confusion.

“Selon l’énoncé culturel dominant dans la société arabo-musulmane, l’identité est un concept hermétique. L’Autre n’existe que dans la mesure où il est invité à abandonner sa propre identité et à venir se fondre dans le Moi ; il n’y a pas d’autre choix que l’assimilation ou le rejet. Une telle attitude transforme bien évidemment l’univers en un amoncellement de rejets” écrit Adonis dans “Expérience et Identité”, soulignant ainsi toute la valeur de l’expérience mystique.

Au Je pense donc je suis de Descartes, Rimbaud oppose : Je est un autre qu’Adonis traduit ainsi : Je pense donc Je est un autre que moi ; et il poursuit : “L’expérience mystique et la poésie transmuent le Moi et le Je. La mystique nomme cette expérience vertige, ivresse, ravissement. Au cogito cartésien s’oppose le cogito mystico-poétique. Traversant l’unité du Moi et le monde de la Loi, le mystique et le poète – l’écriture n’est qu’un moyen de “fixer des vertiges” – s’anéantissent en tant que Je et célèbrent l’union, l’enivrement, une “folie” qui culmine en Mon Je est Dieu !”

“On peut donc voyager non pour se fuir, chose impossible, mais pour se trouver. Le voyage devient alors un moyen, comme les Jésuites emploient les exercices corporels, les bouddhistes l’opium et les peintres l’alcool”, écrit Jean Grenier dans “Les Îles”. Le voyage à l’égal de l’expérience mystique est un moyen d’aider à l’éclatement et à l’ouverture du Moi.

“A mesure que s’amplifie la vision, se rétrécit l’expression” disait le grand mystique Niffarî, une pensée à rapprocher de celle du peintre Hokusaï : “Quand j’aurai cent dix ans, je tracerai une ligne et ce sera la vie.”

La métaphore est la forme artistique de la pensée. C’est une lecture non métaphorique de la Bible qui fit sombrer bien des chrétiens dans une foi agressive ou sénile. De même pour le Coran : le refus de la métaphore interdit l’ouverture, le passage à un degré supérieur. L’intégrisme et le fondamentalisme, c’est la religion coupée de la mystique, c’est la négation des flux, c’est la fixité contre l’élan, c’est la mort de l’esprit par nécrose. Chaque religion a ses fidèles qui ne comprennent qu’au pied de la lettre.

Jung écrit : “Il y a aujourd’hui plus que jamais un danger certain : la doctrine de l’Église est tellement fabriquée de mythologie comprise mot à mot que les croyants sont de plus en plus tentés de s’y fermer et de la refuser complètement. Ne serait-il pas grand temps de percevoir les “mythologèmes” chrétiens dans une perspective symbolique au lieu de tenter de les extirper ?” Son traducteur, le Dr. Roland Cahen, note : “Cette remarque de Jung nous semble essentielle. Le mot à mot semble en effet offrir aux esprits des interprètes solidité et sécurité. Si l’on admet que le Christ s’est exprimé par métaphores et de façon symbolique – et comment ne pas le faire ? –, il faut bien s’avouer que l’interprétation mot à mot, en dépit des pseudo-sécurités qu’elle semble offrir aux esprits rampants, ouvre la porte aux plus dangereux malentendus.” Le mot à mot et l’interprétation littérale font que la croyance et le savoir entrent en collusion, que l’irrationnel se voit écrasé par la raison. La résurrection du Christ considérée dans une optique symbolique et non littérale évite ce heurt ; elle multiplie et amplifie l’interprétation sans nuire au sens qu’il s’agit d’exprimer. Mais la théologie condamne l’interprétation symbolique des Écritures. Elle affirme que la résurrection du Christ est un fait historique (voir le credo). Pourquoi refuser d’admettre que “le mythe est un élément constitutif de toute religion, ce pourquoi il ne saurait être exclu, dans son principe même, sans préjudice pour le contenu de la Foi” ? A ce propos, la croyance en une vie après la mort est bien antérieure au christianisme ; elle ne procède pas uniquement de la “garantie” du miracle de Pâques. L’objection selon laquelle la compréhension symbolique détruit l’espérance chrétienne en l’immortalité n’est pas recevable.

En lisant et en relisant les paragraphes I et II de “L’Autre, chemin vers le Moi”, je me suis souvenu d’une belle et terrible remarque d’un ami polyglotte : “Celui qui ne parle que sa langue y est enfermé.” C’est aussi par l’étranger, par l’Autre, que ma propre langue vit et grandit. Je songe à ce Juif égyptien, Edmond Jabès, qui écrit : “L’étranger te permet d’être toi-même, en faisant, de toi, un étranger.” Dans “Le Fixe et le Mouvant” Adonis signale en note que la plupart des poètes novateurs de l’époque abbasside (principalement aux VIIIe et IXe siècles) étaient des poètes muwalladîn, c’est-à-dire des poètes de culture arabe dont l’un des parents n’était pas arabe.

Almería. Un bateau lève l’ancre pour Melilla, enclave espagnole en terre marocaine. Le bleu intense de la mer, le bleu intense du ciel, l’Alcazaba. Je lis : “Notre Méditerranée, notre mer/mère commune dont je crois voir les deux rivages se rencontrer dans l’acte de création, comme le dessin des lèvres, ou comme se nouent deux bras autour d’un même corps, une création qui dit à chacun de nous : tu ne seras toi-même que dans la mesure où tu seras l’Autre.”

Olivier Ypsilantis

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