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Un temps de l’histoire russe

 

XVIIIe siècle. La Russie ou tout au moins l’intelligentsia russe fait appel aux Occidentaux et frénétiquement pour propulser le pays et dans tous les domaines ; et dans cette culture russe en mouvement une place privilégiée revient alors à la France. Catherine II qui est en contact avec les Lumières reste néanmoins une autocrate, socialement rétrograde : sous son règne, le pouvoir de la noblesse se consolide et le servage s’aggrave. Les Russes qui regardent alors vers la France sont les aristocrates et quelques-uns d’entre eux adhérent aux idéaux de la Révolution de 1789. Cette minorité influera sur les intellectuels et les étudiants russes. La Révolution d’octobre 1917 trouve ses origines dans toute l’histoire de la modernité russe, soit à partir du XVIe siècle.

Il y a la splendeur de la Russie kiévienne, splendeur sous laquelle se devinent bien des tensions sociales, une Russie dont Fernand Braudel décrit magnifiquement la géographie et les espaces naturels dans la partie qu’il consacre à la Russie et l’U.R.S.S., dans « Grammaire des civilisations », une description qu’il ouvre ainsi : « L’homme y est perdu. De vastes plaines, d’énormes fleuves, des distances inhumaines, d’interminables portages de rivière à rivière, de colossales régions : c’est déjà la démesure de l’Asie. »

 

Carte de l’Empire russe (1783-1914)

 

Après cette splendeur kiévienne, l’immense Russie connaît un Moyen Âge en décalage alors qu’il s’efface en Occident. Certes, cette occidentalisation (ou européanisation) se poursuit du XVe siècle au XXe siècle mais elle n’est portée que par quelques individus : très grands seigneurs et propriétaires, intellectuels, politiques, soit l’extrême pointe de la pyramide sociale. Et pendant ce temps, le développement du commerce (notamment des produits agricoles, à commencer par les céréales) avec l’Occident accentue le servage – on évoque un « second servage » – qui pousse les paysans à fuir leurs terres auxquelles ils sont à présent attachés de force – il faudrait dire, enchaînés. Un oukase d’Ivan IV a été réactivé. Ainsi la moitié des paysans de la région de Moscou fuit vers de lointaines régions. Mais lorsque le gouvernement établit directement ou indirectement son contrôle sur elles, la liberté des paysans est une fois encore remise en question.

L’histoire russe a connu d’immenses et redoutables révoltes, à commencer par celle de 1669-1671 conduite par Stepan Razine puis celle de 1773-1774 conduite par Emilian Pougatchev, des révoltes récupérées par l’historiographie et l’iconographie soviétiques.

« Second servage » et « seconde aristocratie ». Ivan le Terrible avait décimé la noblesse et transféré ses domaines à des nobles de service qui n’étaient propriétaires qu’à titre viager. Pierre le Grand impose une réforme massive et rétrograde : la Loi de majorat en 1714 par laquelle ces nobles de service ainsi que leurs héritiers deviennent possesseurs à part entière de leurs domaines ; une « seconde aristocratie » est née. Le règne de Pierre le Grand confirme une terrible contradiction : son Empire est moderne face à l’Occident et rétrograde face à lui-même. Ce pacte entre la noblesse et le tsarisme augmente les difficultés de l’immense masse paysanne en dépit des libérations massives de serfs (1858,1861, 1864). Il faudra attendre 1917 pour que la plus grande révolution agraire de l’histoire de la Russie, cause profonde et efficace de la Révolution, donne la liberté aux paysans, une liberté qui sera très vite confisquée par le pouvoir soviétique. Cette situation morale explosive crée, à travers la vie russe, une tension révolutionnaire, d’où l’intérêt particulier de l’élite russe pour la Révolution de 1789. A la question paysanne, centrale, vont s’en ajouter d’autres, avec le début de l’industrialisation, au milieu du XIXe siècle, et la prise de conscience de la Russie par elle-même, ce qui donnera notamment la grande littérature russe.

La pensée de Karl Marx a vite attiré l’attention des Occidentalistes (opposés aux Slavophiles), surtout à l’université de Saint-Pétersbourg (avec les économistes et les historiens), une université en butte avec celle de Moscou, très conservatrice.

L’originalité de la doctrine marxiste est de lier la société capitaliste industrielle et la Révolution, cette dernière étant envisagée comme le produit naturel de cette société – son fruit. L’explication sociale et l’explication économique marchent main dans la main. La dialectique de Karl Marx (recherche d’une vérité par des contradictions) s’inspire de Friedrich Hegel dont elle repousse toutefois la philosophie. Pour Karl Marx, le monde matériel prédomine sur l’esprit et non l’inverse comme chez Friedrich Hegel. Mais insistons, la dialectique de Friedrich Hegel sous-tend indéfectiblement l’argumentation de Karl Marx.

Le marxisme a été défini comme une dialectique matérialiste, une formule qui n’est pas de Karl Marx qui a beaucoup plus insisté sur la dialectique que sur le matérialisme, comme l’a remarqué Lénine. Formule malheureuse de Friedrich Engels : matérialisme historique, Karl Marx a beaucoup plus insisté sur l’histoire que sur le matérialisme.

Analyse dialectique de la société occidentale milieu XIXe siècle, base du marxisme. 1. Affirmation. Par le travail, l’homme se libère de la nature et prend conscience d’être membre d’une société. Valeur et sens du travail humain : « La société est la consubstantialité de l’homme avec la nature ». 2. Négation. Le travail ne libère pas l’homme mais l’asservit dans la mesure où il est exclu de la propriété des moyens de production et des bénéfices qu’ils dégagent. 3. Négation de la négation. Par le nombre toujours augmenté des asservis (conscients de leur asservissement) dans une société de travail et de production de masse, la lutte des classes prépare à brève échéance la Révolution. Temps de l’histoire : Esclavagisme / féodalisme / capitalisme (marchand puis industriel) / Révolution et enfin communisme. Le passage du capitalisme au communisme ne se fera toutefois pas en un clin d’œil, il faudra compter avec « une phase inférieure du communisme », une période transitoire connue sous le nom de socialisme. La dialectique de Karl Marx est une dialectique optimiste.

En Russie, le prolétariat est très minoritaire. Il faut donc attendre qu’il augmente ses effectifs et, à cet effet, que les forces productives du capitalisme montent en puissance pour déclencher la Révolution. Le schéma élaboré par Karl Marx et Friedrich Engels prend appui sur l’observation de la situation en Angleterre qui lorsque paraît le premier volume de « Das Kapital » (1867) est en pleine Révolution industrielle. Ce schéma prend également appui sur l’observation des sociétés française et allemande où ce processus est également avancé ; rien à voir avec la Russie, ses 80 % de paysans et 5 % d’ouvriers.

Lénine a fort bien capté cette contradiction dès la fin du XIXe siècle et plus encore avant et après la Révolution de 1905. Lénine se meut dans la pensée de Karl Marx ; pourtant son originalité ne se limite pas à la doctrine d’action révolutionnaire, elle se porte également sur le plan de la théorie, bien plus qu’on ne l’a dit. Cet homme d’action a multiplié les analyses concrètes et originales. Ses différends avec Karl Marx tenaient à l’état même de la société russe qui n’avait rien à voir avec les sociétés anglaise, française et allemande analysées par Karl Marx et Friedrich Engels. Considérant l’état de la société russe, Lénine a pensé en priorité et dans le détail les rapports entre le « prolétariat » et le « parti révolutionnaire ». Il aura donné le primat, et systématiquement, à la politique sur le social et l’économique, à l’inverse de Karl Marx et Friedrich Engels.

Karl Marx envisage le travail des forces sociales comme naturel ou presque : l’industrialisation, la production de masse et l’augmentation des masses prolétariennes donneront la Révolution comme le pommier donne des pommes ou le poirier des poires – je force à peine la note. Quant à la bourgeoisie, dans son versant démocratique et libéral, il peut être possible à l’occasion de se l’allier. Notons que Karl Marx et Friedrich Engels étaient issus comme (presque) tous les révolutionnaires (au féminin comme au masculin) de la bourgeoisie et Lénine était issu de la petite noblesse. Karl Marx et Friedrich Engels ont toutefois beaucoup hésité sur cette question. Après 1848, ils se sont franchement méfiés de la paysannerie française, selon eux trop attachée à sa terre – un faux prolétariat.

Rosa Luxemburg accentue radicalement la position de Karl Marx après sa mort car selon elle seuls les ouvriers sont dignes de confiance et en conséquence le « parti révolutionnaire » doit être leur instrument, un instrument sur lequel ils doivent exercer un contrôle total afin d’éviter sa bureaucratisation. Lénine n’est pas aussi sûr du caractère spontanément révolutionnaire du prolétariat, aussi le parti ne doit-il pas se fermer à d’autres alliances avec d’autres opprimés. Il prône la formation d’un parti centralisé formé de révolutionnaires professionnels afin de guider le prolétariat et lui éviter certaines déviations comme il a pu l’observer dans le cas anglais ou français, avec un syndicalisme qui contrarie la marche vers le socialisme. Lénine juge que le temps des guerres entre nations n’est pas clos et qu’en conséquence il n’est pas possible pour l’heure de refuser les alliances avec les bourgeoisies libérales. Décidément plus fin observateur et analyste que Rosa Luxemburg, il mise sur un programme de réformes agraires car, probablement sous l’influence des socialistes révolutionnaires russes, il juge que la paysannerie russe peut être le moteur et le carburant de la révolution.

1903. Scission à Londres lors du second congrès du Parti social-démocrate entre Bolcheviks / Mencheviks, une scission qu’explique l’article premier des statuts relatifs au « centralisme démocratique » (voir détails). Sous l’influence de Lénine, le Parti se fait machine de guerre et Trotski prévoit déjà ce qu’il adviendra, soit la dictature du chef du Comité central alors que Staline est encore inexistant ou presque. L’attitude de Lénine n’est alors pas celle d’un homme décidé à s’emparer personnellement du pouvoir et à tout prix. A partir de l’analyse qu’il fait de la société russe, il choisit cette attitude tactique. Dès 1905, il s’était opposé aux socialistes qui jugeaient que la Russie était mûre pour une révolution socialiste – par le prolétariat. La polémique avec Plekhanov, en 1917, au cours de laquelle Lénine explique que s’il était amené à prendre le pouvoir ce serait avec l’espoir d’être secouru par l’avènement du socialisme dans des pays capitalistes avancés. Mais Plekhanov avertit (et il reprend l’analyse marxiste) que, considérant la structure économique et sociale de la Russie, Lénine serait obligé (contre son gré ou non) s’il prenait le pouvoir d’employer des méthodes de terreur pour gouverner. Lénine fut outré par cette remarque.

1921, instauration de la N.E.P. Lénine reconnaît son erreur. Toujours selon l’analyse marxiste, il est nécessaire de fortifier le capitalisme pour favoriser l’avènement de la Révolution. La N.E.P. ne survit guère à Lénine. Dès 1928-1929, Staline entreprend avec les moyens du bord une industrialisation frénétique du pays.

Dès 1883, Plekhanov avertissait que si les révolutionnaires prenaient le pouvoir, d’une manière ou d’une autre, ils ne pourraient que mettre en place un socialisme autoritaire, un socialisme de caserne. La révolution socialiste a débuté dans le pays le moins industrialisé d’Europe et, de ce fait, le schéma marxiste ne pouvait y opérer. Ce n’est pas le prolétariat qui a pris le pouvoir mais le Parti communiste (l’ex Parti social-démocrate), soit une infime minorité de la population russe (env. 100 000 individus) mais superbement organisée et servie par les circonstances, soit la Première Guerre mondiale au cours de laquelle des millions de soldats russes (presque tous d’origine paysanne) se sont débandés pour revenir chez eux et commencer la révolution agraire en confisquant spontanément les terres à leurs propriétaires : aristocrates, grands bourgeois, Église, Couronne, etc. On connaît la suite : exit la dictature du prolétariat pour celle du Parti communiste puis celle d’un seul homme, Staline, un schéma qui s’était amorcé en France, avec le Comité de salut public de 1793-1794. De fait, l’organisation implacable du Parti communiste (un parti unique par ailleurs) empêcha toute dissidence durable, contrairement à ce qui s’était passé à Paris en 1794.

Olivier Ypsilantis

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