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Un grand espagnol, le comte de Floridablanca – 1/2

 

En Header, ce qui est aujourd’hui un hôtel, à Murcia, et qui fut à la fin du XVIIIe siècle la résidence du Conde de Floridablanca. 

 

Combien de fois ai-je entendu ce nom, un nom probablement pas assez connu hors d’Espagne ? Aussi ai-je décidé d’en faire une brève présentation pour le public francophone.

José Antonio Nolasco Moñino y Redondo (plus simplemente José Moñino), futur comte de Floridablanca, naît à Murcia le 21 octobre 1728. En 1736 il entre au collège San Fulgencio, un centre d’enseignement emblématique des Lumières à Murcia par lequel passeront des personnalités des Lumières dont Juan Sempere y Guarinos. Divers courants théologico-philosophiques circulent dans ce collège, avec une probable préférence de la part des élèves pour l’enseignement de Thomas d’Aquin. Lorsque José Moñino est nommé fiscal del Consejo de Castilla en 1766, il rédige divers rapports dans lesquels il recommande la suppression du probabilisme des Jésuites. Il accuse par ailleurs la Compagnie de Jésus de propager une fausse morale – je n’entrerai pas dans les détails. Il recommande au Consejo de Castilla l’expulsion des Jésuites de l’enseignement ainsi que de tous ceux qui contreviennent aux grandes lignes de la scolastique dans l’enseignement. A ce propos, il serait intéressant d’étudier l’influence de l’enseignement de la scolastique sur José Moñino et l’origine de son opposition au probabilisme des Jésuites. Il semblerait qu’il ait choisi le moindre mal. Les hommes des Lumières, à commencer par Gaspar Melchior de Jovellanos, se sont pareillement élevés contre le probabilisme des Jésuites et la scolastique (dégradée).

 

Le comte de Floridablanca

 

José Moñino poursuit ses études dans les universités d’Orihuela et de Salamanca avant d’occuper la chaire récemment créée de droit civil au séminaire de San Fulgencio. Il y enseigne de 1745 à 1748 où son succès provoque des réticences parmi les responsables de l’établissement. En 1748, il a vingt ans et prend contact avec la Cour grâce à son activité d’avocat. Il y rencontre l’élite de l’administration et de la noblesse madrilènes. En 1763 il devient alcalde de Casa y Corte, soit chargé de l’administration de la Justice. En 1765, avec la publication du « Tratado de la regalía de amortización » de Pedro Rodríguez de Campomanes y Pérez-Sorriba (plus simplement Pedro Rodríguez de Campomanes), premier comte de Campomanes, José Moñino prend pied dans les principaux débats de la politique de son temps. Ce traité est particulièrement important puisqu’il constitue la base doctrinale de la politique régaliste de Carlos III, un souverain désireux de se défaire ou tout au moins de limiter les pouvoirs intermédiaires de la noblesse et plus encore du clergé, autant d’entraves à la volonté réformatrice d’un souverain bien décidé à extraire le pays du marasme économique et politique. Dans ce traité, Pedro Rodríguez de Campomanes expose les principales lignes d’une argumentation politico-juridique destinée à en finir avec ces pouvoirs intermédiaires face au pouvoir royal. Carlos III est bien décidé à imposer sa volonté. José Moñino défend les thèses de Pedro Rodríguez de Campomanes et il rédige une « Carta apologética » en défense du traité en question et sous le pseudonyme d’Antonio José Dorre, un écrit qui affirme la crédibilité de son auteur devant le souverain. Le 31 août 1766, un an après la rédaction de cet écrit, José Moñino est nommé fiscal del Consejo de Castilla. Cette même année, il accomplit un important travail politico-administratif. Il est nommé corregidor avec pleins pouvoirs pour enquêter sur la mutinerie du 6 avril 1766 à Zaragoza et Cuenca et mettre fin aux corruptions municipales. Il ne peut achever sa mission à Cuenca car il est entre-temps nommé fiscal del Consejo de Castilla. Des éléments d’enquête rassemblés au cours de cette mission (comme ceux rassemblés par Pedro Rodríguez de Campomanes sur le Motín de Esquilache, en mars 1766) désignent les Jésuites comme de possibles instigateurs des désordres publics, ce qui le conduit à publier la « Real Pragmática de 2 de abril de 1767 sobre el extrañamiento de los jesuitas y la ocupación de sus temporalidades ». L’évêque de Cuenca réagit et José Moñino rédige la « Alegación del fiscal don José Moñino contra el Informe elevado a su Majestad por el reverendo Obispo de Cuenca, en 2 de mayo de 1767 » où l’auteur réitère sa défense du pouvoir régalien face au pouvoir ultramontain. En 1768, le pape Clément XIII publie le « Monitorio de Parma » que sous-tend une critique indirecte de la politique menée en Espagne. Le Consejo de Castilla demande à Pedro Rodríguez de Campomanes de contre-attaquer. Il rédige à cet effet son « Juicio imparcial » qui déplaît notamment aux cinq évêques du Consejo de Castilla. Il est demandé à son auteur de réviser les passages jugés trop offensifs envers l’Église. Les corrections sont apportées. En 1769, « Juicio imparcial » révisé reçoit l’autorisation d’être publié. Il est précédé d’un avertissement rédigé par José Moñino dans lequel il défend la position de Pedro Rodríguez de Campomanes en signalant que les corrections, par ailleurs légères, ne visaient qu’à atténuer certains passages jugés offensants envers la piété catholique, évitant ainsi que les ennemis de la Couronne ne prennent ce prétexte pour censurer l’intégralité du texte. De fait, il est difficile de démêler ce qui dans ces pages est de Pedro Rodríguez de Campomanes et de José Moñino.

Le 4 juillet 1772, José Moñino arrive à Rome en tant qu’ambassadeur de Carlos III qui compte sur lui pour mener des négociations visant à en finir avec la Compagnie de Jésus, une mission particulièrement délicate dont il s’acquitte puisque le pape Clément XIV signe un décret, « Dominus ac Redemptor », le 21 juillet 1773, par lequel la Compagnie de Jésus est supprimée. Mais à la mort de ce pape, le 22 septembre 1774, José Moñino et ses partisans craignent que ce décret ne soit remis en question. Pie VI succède à Clément XIV, une élection dans laquelle José Moñino a un rôle central puisqu’il parvient à imposer la participation du monarque espagnol à l’élection de ce pape. De fait, il s’agit d’un exemple substantiel de régalisme en politique internationale. Ainsi le fonctionnement interne du Vatican dépendra à présent en partie de la monarchie espagnole, des Bourbons en l’occurrence. Les rôles se voient en quelque sorte inversés. Une fois ce pape élu, José Moñino poursuit la défense de trois objectifs : veiller à la suppression de la Compagnie de Jésus ; défendre les prérogatives du pouvoir royal (regalías) ; donner la priorité aux intérêts des royautés catholiques, en particulier l’espagnole. Désireux d’échapper aux intrigues et aux médisances qu’il subit à Rome, José Muñino demande à être rappelé en Espagne, une demande acceptée. A son retour, il est nommé secrétaire du Despacho Universal. Il est également anobli avec le titre de comte (conde) de Floridablanca le 19 février 1777 puis nommé Premier ministre par Carlos III. Dans « Gobierno del Señor rey Don Carlos III, o Instrucción reservada para dirección de la Junta de Estado que creó este monarca », il rend compte de son gouvernement et de la doctrine sur laquelle il prend appui. Parmi ses réformes les plus importantes pour la modernisation de la structure politique de la monarchie, la création de la Junta de Estado, soit le premier Consejo de Ministros de España, une organisation qui irrite nobles et prélats qui voient leurs pouvoirs rognés. Ces derniers conspirent contre lui et le comte de Floridablanca veut abandonner toutes ses responsabilités politiques et rédige à cet effet : « Memorial presentado al rey Carlos III y repetido a Carlos IV, por el conde de Floridablanca, renunciando al ministerio ». Mais Carlos III refuse sa démission et dans son testament le recommande à son successeur. Le comte de Floridablanca se plie à la volonté de Carlos III et passe au service de Carlos IV.

Survient la Révolution française. Le comte de Floridablanca y voit un chaos qui menace l’Europe, un chaos dont il serait possible de s’extraire en reprenant les schémas socio-politiques traditionnels menacés d’effondrement par les excès des Lumières (la Ilustración), tant par les écrits, par la parole que par les actes. Le comte de Floridablanca est un homme des Lumières (un Ilustrado), un réformateur volontaire mais qui prend appui sur une base et une structure conservatrices. Il s’inquiète de la critique radicale symbolisée par la guillotine mais ne mesure pas immédiatement l’ampleur et la profondeur de cette révolution qu’il perçoit comme l’une de ces rébellions qu’il avait dû affronter en Espagne, notamment à Cuenca en 1766. Puis il devient franchement effrayé et bien décidé à tout mette en œuvre pour éviter à son pays le « contagio francés ». Le 18 juin 1790, il est victime d’un attentat (deux coups de couteau) dont il se remet. Le 28 février 1792, Carlos IV le libère de ses devoirs mais sans honneur et sans argent. Il est exilé sur sa terre natale, à Murcia, une condamnation manigancée par ses ennemis à la tête desquels pourrait se trouver Pedro Pablo Abarca de Bolea y Ximénez de Urrea, comte d’Aranda. Les persécutions contre sa personne ne cessent pas pour autant. Une nuit, il est arrêté dans sa maison de Hellín (province de Murcia) et enfermé dans la citadelle de Pamplona (Navarra) après avoir été accusé de corruption et d’abus d’autorité. En 1794, suite à la chute du Gouvernement d’Aranda qui laisse place à celui de Godoy, le comte de Floridablanca est libéré et s’en revient à Hellín avant de se retirer dans le couvent franciscain de Murcia où il reste jusqu’au soulèvement du peuple espagnol contre l’envahisseur français, soit la Guerra de Independencia. Malgré ses quatre-vingts ans, il est nommé « cabeza de la Junta » et parvient à centraliser le pouvoir dispersé des Juntas. Après la bataille de Bailén, la Junta Suprema Central s’installe au palais d’Ajanjuez avec le comte de Floridablanca comme président. Mais les temps ont changé. Au régalisme a succédé le libéralisme représenté à la Junta par Gaspar Melchior de Jovellanos et la nouvelle génération. Le comte de Floridablanca reste néanmoins actif et se rend à Sevilla avec la Junta lorsque Napoléon revient en Espagne avec son armée. Et c’est à Sevilla qu’il décède, le 30 décembre 1808. Il est inhumé au panthéon royal avec les honneurs d’infante.

L’œuvre politique du comte de Floridablanca peut être étudiée avec précision dans « Gobierno del Señor rey Don Carlos III, o Instrucción reservada para dirección de la Junta de Estado que creó este monarca » et « Memorial presentado al rey Carlos III y repetido a Carlos IV por el conde de Floridablanca renunciando al ministerio », deux œuvres rédigées par un homme qui se trouve alors au sommet de sa carrière, deux œuvres qui sont à la fois programme et doctrine et qui canalisent le double aspect des concepts comme indice et facteur. En tant que programme politique, les concepts sont les vecteurs qui portent les réformes politiques ; par ailleurs, ils décrivent l’état des choses sur lesquelles ledit programme se propose d’agir.

« Gobierno del Señor rey Don Carlos III, o Instrucción reservada para dirección de la Junta de Estado que creó este monarca » est intellectuellement l’œuvre la plus stimulante du comte de Floridablanca, comparable à « Informe de la Ley Agraria » de Gaspar Melchor de Jovellanos, l’écrit le plus représentatif des Lumières espagnoles – de la Ilustración española. Les principaux points de cet écrit du comte de Floridablanca se structurent autour de l’autonomie du politique envers le religieux et de la monarchie espagnole envers le Vatican.

Le comte de Floridablanca ne se propose en aucun cas d’en finir avec l’Église, il estime simplement que le pouvoir politique doit dominer et à tous les niveaux, que le pouvoir religieux doit rehausser le prestige du pouvoir politique. La religion comme source de prestige moral et non comme force dominante légale. En cas de friction entre ces deux pouvoirs, le comte de Floridablanca invoque le concept de « utilidad » comme moyen de concilier ces pouvoirs et de préserver leurs domaines respectifs. La monarchie est par ailleurs invitée à se montrer relativement tolérante envers le Vatican afin de préserver la paix et l’harmonie au sein du peuple. Le comte de Floridablanca et le justo du conveniente políticamente. Le justo ne correspond pas exactement à l’horizon politique qui peut se définir en marge de la justice et de la morale. Ainsi le comte de Floridablanca propose que les tribunaux dictent des sentences sur les questions de patronatos et regalías mais sans qu’elles soient définitives car elles doivent être préalablement soumises à la décision souveraine de la Junta, décision prise en fonction de la raison d’État du moment. La Junta est de fait la garante de la raison d’État.

Le comte de Floridablanca reconnaît deux interlocuteurs ecclésiastiques : le Vatican et l’Église d’Espagne, sans jamais donner la prééminence à l’une ou à l’autre. De fait, le comte de Floridablanca est un homme particulièrement pragmatique puisqu’il conclut que la décision finale sera prise en fonction de la proposition de « más facil y más exacta ejecución » et du contexte politique du moment. Il joue en souplesse. Il écoute le pouvoir religieux et le pouvoir politique en se gardant de froisser le pouvoir religieux, tout en veillant à ce qu’il ne contrarie pas le pouvoir politique (la royauté espagnole) et qu’il se mette même à le servir.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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