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Maurice BLANCHOT Quelques notes désordonnées

Une vie ne devient une existence et ne s’appréhende comme telle que si elle est en quête de narration.

Paul Ricœur

 

J’ai lu “Le bleu du ciel” de Georges Bataille dans les neiges des Alpes. Le froid coupant et la glace ont confirmé la pureté de ce livre.

“Le bleu du ciel” s’ouvre sur ces mots : “Dans un bouge de quartier de Londres, dans un lieu hétéroclite des plus sales, au sous-sol, Dirty était ivre. Elle l’était au dernier degré, j’étais près d’elle (ma main avait encore un pansement, suite d’une blessure de verre cassé).”

Le nom de Georges Bataille s’est d’emblée associé en moi – et comme malgré moi – au mot pureté. Pureté, “Madame Edwarda”, “Le mort”, “Histoire de l’œil”. Pureté aussi avec Arthur Adamov et ses textes autobiographiques, “Je… Ils…” (des récits) et “L’homme et l’enfant” (des souvenirs suivis d’un journal).

En exergue à trois textes de Georges Bataille, l’éditeur Jean-Jacques Pauvert a placé cette réflexion de Maurice Blanchot : “Que le livre le plus incongru soit finalement le plus beau livre, et peut-être le plus tendre, cela est alors tout à fait scandaleux.”

Lorsque j’ai lu “De Kafka à Kafka”, c’est Franz Kafka qui m’intéressait et non Maurice Blanchot. Sur la couverture de ce livre, Franz Kafka en redingote et chapeau melon fixe l’objectif. Il a une main posée sur l’oreille d’un chien dont l’autre oreille se dresse, triangulaire. C’est assurément la plus belle photographie de toute l’iconographie rassemblée par Klaus Wagenbach. J’ai donc lu ce livre au cours d’une nuit d’insomnie et la fatigue en précisa la beauté. Je me revois au bord du sommeil, crochetant le livre phrase après phrase, enivré par ces perspectives qui sans trêve s’étiraient, se ramifiaient, m’enserraient.

 

 Maurice Blanchot (1907-2003)

 

Pour Jean-Paul Sartre, Mallarmé et plus encore Baudelaire ne sont que des sujets, des prétextes. Son ego est intempestif. Rien de tel avec Maurice Blanchot qui procède par effacements. Kafka, Rilke ou Hölderlin ne sont en rien ses sujets, des prétextes.

Jean-Paul Sartre sait éblouir, il ne meurtrit jamais. Maurice Blanchot meurtrit et la meurtrissure éblouit. Son style (et je me garde de multiplier les exemples) a toute la puissance de la vague et de la prière, un brassage, une majesté. Sa pensée agit par déploiements et enveloppements, avec des ralentissements et des précipitations lentes. Il y a de l’ivresse dans ces pages, l’ivresse que confère la psalmodie.

L’écriture de Maurice Blanchot se compose à partir d’une palette réduite, comme d’antiques peintures sur vases, comme ces fresques oubliées et retrouvées. Il m’apparaît comme un écrivain en camaïeu. Sa pensée se déploie suivant des entrelacs. Le regard s’éprend d’une ligne et la suit, attentif à ne pas la perdre. Peu à peu, il comprend qu’une même ligne forme ces souples complexités.

“Mais rien de plus étranger à l’arbre que le mot arbre, tel que l’utilise, pourtant, la langue quotidienne.” Pourquoi cette pensée me revient-elle systématiquement lorsque j’écris (et je pourrais remplacer le mot arbre par bien d’autres mots) et jamais lorsque je parle ?

“Mallarmé a eu de la nature propre de la création littéraire le sentiment le plus profondément tourmenté.” Je rêve ces époques où un tel sentiment ne se disait pas. Je rêve ces temps héroïques où la poésie répondait à certaines questions et bouchait une béance. Mais quelles que soient mes plaintes, cette littérature (voir Mallarmé) agit elle aussi sur le monde. La poésie analytique est honnête – l’honnêteté est analytique, écrit Maurice Blanchot, car elle veut voir clair. Aux temps héroïques a succédé le temps de l’analyse. Aux temps de la Synthèse a succédé le temps de la Critique – de l’Analyse – qui sait dans ses meilleurs moments nous conduire à l’ivresse. Le Tout a fait place à un morcellement en expansion, parfois beau comme un kaléidoscope

L’écriture de Maurice Blanchot, des symétries où présence et absence s’emboîtent et s’intervertissent volontiers : ce plein ne serait-il pas un vide et inversement ? L’œuvre de Maurice Blanchot ravit et donne le vertige : elle est gouffre liquide et elle est tentaculaire. On peut la rapprocher de l’œuvre de Maurice Cornelis Escher, ce “qu’elle enferme est aussi ce qui l’ouvre sans cesse.” L’œuvre de Maurice Blanchot, des procédés de fascination proches de ceux mis au point par l’artiste néerlandais : trames de transformations, pleins faits vides et inversement, “remplissages”, miroirs sphériques… Autre similitude d’ambiance : “L’espace littéraire” de Maurice Blanchot et “Le carceri d’invenzione” de Giovanni Battista Piranesi.

Maurice Blanchot écrit que le “Journal” de Franz Kafka n’est “pas seulement un “Journal” comme on l’entend aujourd’hui, mais le mouvement même de l’expérience d’écrire, au plus proche de son commencement et au sens essentiel que Kafka a été amené à donner à ce mot.” Maurice Blanchot ne pouvait que rencontrer Franz Kafka. Jean-Paul Sartre n’a jamais rencontré Baudelaire et Mallarmé ; il n’était qu’un homme à idées qui défendait des thèses.

 “Là où il (Kafka) se sent détruit jusqu’au fond naît la profondeur qui substitue à la destruction la possibilité de la création la plus grande”, écrit Maurice Blanchot. Cette pensée parfaitement religieuse me conduit à Hölderlin qui écrit : “Mais là où est le danger, là aussi croît ce qui sauve.”

“Surtout il faut passer au non-savoir : car en ce chemin, laisser son chemin, c’est entrer en chemin”, écrit saint Jean de la Croix, une pensée qui dans sa structuration même m’évoque Maurice Blanchot dont le style a une majesté liturgique – voir l’art de la litanie et de la psalmodie.

L’écriture de Maurice Blanchot est majestueuse, je le redis. Elle se contemple dans ses déploiements et la pertinence de ses symétries. Les cristallographes qui s’intéressèrent à l’œuvre de Maurice Cornelis Escher (voir ses “remplissages” par exemple) devraient également s’intéresser à celle de Maurice Blanchot.

Une souplesse, une fluidité, des étirements, des enroulements, des pas chassés… l’écriture de Maurice Blanchot est dansée : “qui n’est sûre que de cette incertitude…”, “déterminée par son indétermination…”, “trouver dans la suprême insatisfaction la suprême satisfaction…”, “trouver dans l’extrême négativité (…) la mesure de l’absolument positif…” Je pourrais multiplier de tels instants, ils contribuent à la dynamique d’une écriture qui repousse autant qu’elle invite et étreint.

Maurice Blanchot fait corps avec son intelligence qui l’engage sans trêve (voir ses “démonstrations” – un mot impropre, je le sais – “Kirilov” ou “Arria”, par exemple). Ce qui pourrait n’être que pirouettes époustouflantes noue la gorge : tant de lucidité ! L’engagement ne se fait pas du bout des doigts ; la chose est devenue si rare qu’il y a lieu de s’en émerveiller.

Cette multiplication labyrinthique ne serait-elle pas après tout qu’un jeu de miroirs ? Il faudrait peut-être frapper du poing pour briser l’enchantement, car il y a bien enchantement. Cette intelligence exalte et éreinte. Il m’arrive assez souvent de vouloir déchirer ou brûler les livres de Maurice Blanchot.

“Le pire nous est épargné, mais l’essentiel nous manque” ou “L’art est d’abord la conscience du malheur, non pas sa compensation”. Pour un recueil d’aphorismes, des aphorismes qui m’évoquent étrangement ceux de Franz Kafka.

Je n’aime pas Mallarmé ! Son hyperintellectualisticisme m’est insupportable comme l’est un vêtement effroyablement corseté. J’aime Novalis chez qui le mouvement vers la mort est exaltation, dépense énergique et, surtout, amitié désordonnée avec le lointain. Mais à chacun son espace !

Mon antipathie pour Mallarmé tient aussi à ce que pour lui l’absence écarte “la réalité des choses”. Pour Rainer Maria Rilke et Franz Kafka, l’absence est aussi la présence des choses, l’amitié pour les choses. J’aime la patience vers laquelle ils nous inclinent.

La mort trouve en nous les hommes son accomplissement car “nous sommes aussi ceux qui consentent à passer, qui disent Oui à la disparition et en qui la disparition se fait dire, se fait parole et chant” (“L’intimité de la mort invisible” au chapitre IV de “L’Espace littéraire”). Il faut relire ces pages de Maurice Blanchot, elles sont parmi les plus belles de sa production. La secrète intimité entre mourir et chanter : Orphée n’est pas “symbole de la transcendance orgueilleuse” mais “appel à mourir plus profondément”. Je suis brassé dans un espace sans repère.

Mais il y a aussi chez Maurice Blanchot des zones boueuses où je patauge et me vois alourdi. Leur succèdent des zones où j’avance, allègre, parmi lesquelles : “L’expérience extatique de l’art”, “Recours au journal”, “L’écriture automatique”.

“L’inspiration apparaît alors peu à peu sous son vrai jour : elle est puissante, mais à condition que celui qui l’accueille soit devenu très faible”. Cette réflexion pourrait être d’un religieux – d’un mystique disons – ou de… Franz Kafka.

Dans ses entrelacs, la pensée de Maurice Blanchot s’efforce de tracer un cercle parfait ; et le cercle n’est jamais aussi parfait que lorsqu’il se referme sur ce point où “l’inspiration et le manque d’inspiration se confondent, un point extrême où l’inspiration (…) prend le nom d’aridité (…), état nocturne, à la fois merveilleux et désespéré”.

Maurice Blanchot nous invite à le lire avec légèreté. La légèreté est, nous dit-il, sans conséquences mais non pas sans promesses, “elle annonce le bonheur et l’innocence de la lecture.” Soyons donc des lecteurs qui accomplissent autour du livre une danse légère, “car là où la légèreté nous est donnée, la gravité ne manque pas.”

Je me suis senti visé à la lecture de ces lignes, mais momentanément seulement : “Ce qui menace le plus la lecture : la réalité du lecteur, sa personnalité, son immodestie, l’acharnement à vouloir demeurer lui-même en face de ce qu’il lit, à vouloir être un homme qui sait lire en général.”

Chez Maurice Blanchot, la dialectique est amoureuse, elle a la souplesse des mouvements de l’amour. Des abandons, des reprises, une volonté qui se laisse chuter et ainsi se dit. Des alternances préparent des simultanéités. La déchirure hâte la réconciliation. Mais il arrive qu’après l’émerveillement la méfiance me prenne, m’envahisse : n’aurais-je pas affaire à un mécanisme bien huilé ? Certes, cette méfiance ne s’installe pas mais elle revient. Pourquoi ? Il me semble qu’elle est un temps de l’émerveillement, sa conséquence. Il se repose en elle avant de me reprendre.

Commencement est l’un des mots les plus fréquents chez Maurice Blanchot. Où est le commencement ? La merveille du commencement ? L’astrophysique se pose elle aussi cette question. La nucléosynthèse primordiale, la première microseconde de l’histoire de l’Univers, rien que des esquisses de théories. En d’immenses spirales, la pensée tourne autour d’elle-même ; elle s’interroge sur la merveille du commencement ; elle erre dans l’immensité où les repères ne cessent de fuir, se recouvrent les uns les autres, s’aspirent, se déchirent, se rejettent.

“On s’aperçoit que, si ce qui importe, c’est d’abord le travail de l’histoire, l’action dans le monde, l’effort commun pour la vérité, il est vain de vouloir rester soi-même par-delà la disparition, de désirer être immobile et stable dans une œuvre qui surplomberait le temps : cela est vain et, en outre, contraire à ce que l’on veut. Ce qu’il faut, c’est non pas demeurer dans l’éternité paresseuse des idoles, mais changer, mais disparaître pour coopérer à la transformation universelle : agir sans nom et non pas être un pur nom oisif. Alors, les rêves de survie des créateurs paraissent non seulement mesquins, mais fautifs, et n’importe quelle action vraie, accomplie anonymement dans le monde et pour la venue du monde, semble affirmer sur la mort un triomphe plus juste, plus sûr, du moins libre du misérable regret de n’être plus soi.” La tonalité de ces lignes me conduit vers “Le trésor des humbles” de Maurice Maeterlinck. Ces lignes de Maurice Blanchot me consolent de Maurice Blanchot. Il n’est pas cet intellectuel ivre de lui-même, comme je l’ai envisagé à certains moments. Mais peut-être fallait-il ces moments pour que je m’approche un peu plus de ce qu’il nous dit.

(Antibes, février 1998)

                          Olivier Ypsilantis

4 thoughts on “Maurice BLANCHOT Quelques notes désordonnées”

  1. Je voudrais vous demander si vous croyez à la sincérité du philosémitisme d’un type comme ce Blanchot. Moi pas. C’est comme pour Cioran. Est-ce que quelqu’un qui a été imbibé jusque dans ses moëlles de cette vision du monde dont l’alpha et l’oméga consiste à croire en l’omniprésence du péril juif, peut changer d’avis quand ils se retrouve du côté des vaincus de l’histoire ? Je ne crois pas ça possible, donc je considère Blanchot et Cioran comme des travestis, et je trouve plus honnête quelqu’un comme Céline qui n’a pas varié sur ce point. Un jour j’ai parlé de ça avec un certain Roland Jaccard, écrivain suisse un peu connu qui tenait une rubrique psychanalyse au Monde, et qui avait été l’ami de Cioran, ce dont il était très fier. Il m’avait dit que Cioran n’était pas du tout antisémite et considérait l’antisémitisme comme une perte de temps. Oui c’est une perte de temps quand on a pour seule obsession de faire croire au monde entier et à soi-même qu’on n’est plus antisémite. Pour la même raison, je ne crois pas au philosémitisme de Yann Moix. Quant à Roland Jaccard, il a fini par se suicider pour se conformer à la tradition de sa famille. C’est bien dommage, il avait du talent et il aurait pu avoir encore des choses à dire. Il était d’ailleurs juif, quoiqu’un peu honteux, sa mère l’étant.

  2. Je répondrai à votre deuxième courrier, très intéressant. Concernant Maurice Blanchot, peut-être a-t-il partagé certains préjugés contre les Juifs dans sa jeunesse, des préjugés courants dans son milieu, je dis bien “peut-être”. Concernant Israël, il est sioniste et sincère me semble-t-il. Il existe à ce sujet des textes mis en ligne qui pourraient vous intéresser.

  3. Vous sous-estimez Cioran. C’était un membre de la Légion de Codreanu et de la Garde de Fer ardent, et un admirateur de Hitler non moins ardent. Comme Eliade, mais plus politique. Renseignez vous.

    1. J’ai beaucoup lu Cioran (dont je me suis détaché). Par ailleurs j’ai étudié ses relations avec les organismes que vous citez. J’y fais référence dans mon article dédié à Mihail Sebastian qui fut son ami dans “Mihail Sebastian, 1935-1944”, un long article publié en plusieurs parties sur ce blog même.

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