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L’art nazi, quelques notes – 2/2

Les Jeux olympiques d’été de 1936, à Berlin, vont être l’occasion pour l’Allemagne d’exercer une fois encore ses talents pour les mises en scène colossales avec, notamment, ce stade capable d’accueillir cent mille spectateurs, orné de statues en ronde-bosse et de bas-reliefs colossaux. Leni Riefenstahl obtient l’exclusivité pour filmer ces jeux, ce qui donnera une manière de chef d’œuvre : « Les Dieux du stade » (titre original : « Olympia »). On met à sa disposition des moyens techniques et financiers colossaux. Autre manifestation d’ampleur, l’Exposition internationale de 1937, à Paris. Le pavillon allemand (une tour de cinquante-cinq mètres de haut) est dessiné par Albert Speer avec deux groupes colossaux en bronze du sculpteur Josef Thorak, l’un des deux sculpteurs officiels du régime, avec Arno Brecker.

L’art est absorbé par l’État et ceux qui refusent cette injonction doivent s’exiler ou se taire – où l’on pourrait évoquer l’émigration intérieure, Innere Emigration. « Les limites sont fixées par la politique et non par l’Art », ainsi que le déclare Goebbels devant le congrès annuel de la Chambre de la Culture en 1935. C’est précisément ce qu’exprime Hitler dans « Mein Kampf », un art totalement placé au service de l’État après avoir été nettoyé. Hitler se considère comme un artiste (un point très important dans sa psychologie profonde et sa politique). Il a déclaré que si l’Allemagne n’avait pas perdu la Première Guerre mondiale (avec ce Traité de Versailles qu’il veut à tout prix effacer), il ne serait pas entré en politique mais serait devenu un (grand) architecte. Cette image est entretenue par son entourage qui ainsi le flatte ; et l’énorme machine de propagande dont Goebbels est le maître s’affaire à présenter Hitler comme un artiste. Hitler qui n’a pas pu être architecte au sens strict l’est métaphoriquement : il est l’architecte en chef de l’État national-socialiste.

L’art n’est donc plus que l’instrument d’une politique – une pédagogie. Il doit être populaire, accessible à tous – comme doivent l’être les discours de Hitler. L’élitisme que véhiculent (d’un certain point de vue) les avant-gardes est donc banni (cet élitisme si férocement reproché à la République de Weimar, riche de ses avant-gardes), ce qui est supposé participer à la fin de la lutte des classes et promouvoir la communauté du peuple – le Volksgemeinschaft. C’est la raison d’être de l’organisation La Force par la Joie (Kraft durch Freude ou K.d.F.), une institution annexe au Front du Travail (Arbeitsfront), créée fin novembre 1933. Le régime nazi montre son côté « merveilleusement » socialiste puisque le K.d.F. organise entre autres choses pour les classes les plus modestes des congés et des loisirs jusqu’alors réservés à la bourgeoisie. L’ouvrier va à l’opéra, les meilleurs orchestres symphoniques jouent dans les usines et les campagnes. Robert Ley est le responsable du K.d.F. Cet homme n’est pas assez étudié, y compris par les historiens du nazisme, et pourtant… On l’a évoqué dans la presse, il y a quelques années, lorsqu’il fut question de reconditionner le gigantesque ensemble de Prora sur l’île Rügen. Robert Ley ou le socialisme national-socialiste en action pour le bien de tous, à commencer du peuple…

Hitler envisage Berlin comme le centre politique et idéologique de l’Europe sous domination allemande. A cet effet, il conçoit la ville dans un style néo-classique (oubliée son admiration de jeunesse pour le baroque et le rococo), avec imitation de l’Antiquité mais dans un gigantisme inédit. Les premières réalisations du régime sont confiées à Paul Ludwig Troost dont le style dépouillé (avec colonnes doriques) a séduit Hitler. Devenu architecte officiel du régime, Paul Ludwig Troost aménage la résidence du chancelier à Berlin et la Köningsplatz à Munich. Il fait construire dans cette ville l’Ehrentempel, un monument à la gloire des seize victimes de l’Hitlerputsch (8/9 novembre 1923) et qui s’inspire pour l’essentiel des Propylées de l’Acropole d’Athènes. Il trace les plans de la Maison de l’Art allemand sur le modèle d’un temple romain. Paul Ludwig Troost meurt d’une crise cardiaque le 21 janvier 1934. Lui succède Albert Speer qui cette même année se voit confier l’aménagement d’un complexe constitué de nombreux édifices néo-classiques aux dimensions colossales et dont la description suffit à donner le vertige, le Reichsparteitagsgelände, à Nuremberg, avec la Zeppelin-Tribüne inspirée de l’autel de Pergame. Il conçoit le pavillon allemand de l’Exposition internationale, à Paris, ainsi que la Chancellerie du Reich, à Berlin, du colossal encore, mais celle-ci étant coincée entre deux axes de circulation assez rapprochés, ses dimensions ne se révèlent que de l’intérieur. Albert Speer est enfin chargé d’aménager Berlin, une ville qui doit devenir la plus belle métropole du monde (et de tous les temps) dans l’esprit de Hitler, une ville qui ainsi qu’il le répète doit surpasser Vienne et Paris. Hitler et Albert Speer travaillent en étroite collaboration à ce projet, parfois tard dans nuit.

La colonne vertébrale de ce nouveau Berlin est constituée d’une avenue de cinq kilomètres de longueur (soit plus de deux fois celle des Champs-Élysées, à Paris) bordée de bâtiments officiels, sièges sociaux de grandes firmes allemandes, hôtels, opéra, etc., autant de bâtiments aux dimensions colossales. A ses extrémités, deux monuments encore plus colossaux (imaginés par Hitler alors qu’il était emprisonné suite à sa tentative de putsch, en 1923) : au nord, la plus grande salle de réunion du monde ; au sud, un arc de triomphe (en regard duquel celui de Paris n’aurait été qu’un joujou) à la mémoire des soldats tombés au cours de la Première Guerre mondiale. Albert Speer le néo-classique, influencé par son maître Heinrich Tessenow, se laisse peu à peu aller à satisfaire l’obsession de Hitler pour le colossal.

Fin 1938, suite aux accords de Munich, Hitler établit (secrètement) avec Albert Speer les plans de son palais, relié à la salle de réunion en question par une série de galeries. Je passe une fois encore sur le descriptif de cet ensemble dont la surface devait être de deux millions de mètres carrés. Suite à l’armistice de juin 1940, signé à Rethondes, d’autres projets de mégalomane sont imaginés, dont un gigantesque cube conçu par Wilhelm Kreis où exposer notamment le wagon des Armistices (1918 et 1940).

Hitler était possédé par la folie des grandeurs. Il pensait ses édifices non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps, il les pensait comme ruines, des ruines qui à l’instar des ruines de l’Antiquité gréco-romaine devaient témoigner d’un glorieux passé. Et seules l’architecture et la sculpture pouvaient espérer en témoigner pour les siècles voire les millénaires à venir. C’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre le Reich millénaire, un Reich dont les ruines témoigneraient (de sa grandeur) après sa disparition, des constructions capables de s’imposer « non seulement par la grandeur de leur conception, mais encore par la clarté de leurs lignes et l’harmonie de leurs proportions » ainsi que Hitler le déclara au congrès du parti en 1937. A cet effet, Albert Speer fit réaliser une maquette de ce que pourrait être la Zeppelin-Tribüne après plusieurs siècles d’abandon. Hitler ordonna dès 1934 que les principaux monuments du Reich soient construits autant que possible en pierres et en briques car « ces constructions ne doivent pas être pensées en fonction de l’an 1940, ni même de l’an 2000 ». Ce gigantisme des constructions était par ailleurs supposé redonner au peuple allemand humilié par le Traité de Versailles le sentiment de sa valeur.

Les autoroutes (autobahn) sont l’un des éléments de l’esthétique nazie. Leur construction doit résorber le chômage et unifier les régions de l’Allemagne, mais en intégrant aussi soigneusement que possible leur tracé dans les régions traversées, par exemple en employant des panneaux de signalisation aussi discrets que possible ou en construisant les ponts avec de la pierre extraite de ces régions. Des paysagistes s’affairent et des peintres placent des autoroutes dans leurs compositions, hommages aux réalisations du Führer et sa volonté de préserver l’Allemagne de tout enlaidissement venu de la modernité.

L’Allemagne nazie, au moins idéologiquement, avec son inclinaison anticapitaliste et socialiste, promeut la campagne (la Terre) et le paysan au détriment de la ville. Le credo nazi à ce sujet est issu d’une littérature néoromantique et régionaliste début XXe siècle, en réaction à l’industrialisation rapide de l’Allemagne. Cette inclinaison idéologique explique le très grand nombre de peintures qui célèbrent le paysan et ses travaux, la simplicité des mœurs rurales et les fêtes villageoises, mais aussi la nature, à commencer par les forêts et les montagnes. C’est toute une mythologie qui se fait parabole historique dans le film de 1930 de Hans Springer et Rolf von Sonjewski-Jamrowski, « Ewiger Wald » (« La forêt éternelle »), probablement le film le plus représentatif de l’idéologie nazie.

Dans l’art nazi, la représentation de l’homme reprend les canons esthétiques de l’Antiquité, à commencer par ceux de la tradition gréco-romaine, et pour des raisons autant esthétiques qu’idéologiques, les peuples de la Grèce antique étant considérés selon les critères nazis comme de race aryenne. Durant les trois premières années du régime nazi, la femme est célébrée en tant que mère et épouse, attachée à son mari, ses enfants, son foyer. Des mesures encouragent son retour au foyer, son rôle d’épouse et de mère. A partir de 1935, avec l’accroissement des effectifs militaires, la pénurie de main-d’œuvre puis la guerre, le régime se voit contraint de faire appel à la main-d’œuvre féminine, dans l’agriculture, l’industrie et les services. Le travail hors du foyer est revalorisé sous couvert de patriotisme. On peut observer cette inflexion en étudiant la peinture nazie, des débuts du régime aux années de guerre. Les représentations de scènes familiales, avec exaltation de la Mère (qui est aussi la Terre cultivée et féconde) qui assure la survie de la Nation et de la Race, se font plus rares à l’approche de la guerre. La femme tend à se faire repos du guerrier, nue, offerte au regard et au désir de l’homme. Le thème du jugement de Pâris est généreusement décliné, avec soumission de la belle promise, comme dans cette composition d’Ivo Saliger.

L’antisémitisme nazi est à l’origine d’une production considérable dont des affiches, des dessins de presse, des cartes postales, des films. Parmi ces derniers citons « Die Rothschild » d’Erich Waschneck et « Jud Süß » de Veil Harlan, inspiré du roman de Lion Feuchtwanger, un roman par ailleurs nullement antisémite mais qui sera perverti par les nazis. Parmi les fleurons de cette production, citons également « Der Ewige Jude » de Fritz Hippler. Si le Juif est désigné à la vindicte et sans possibilité d’appel, le communiste (aryen) est jugé récupérable et même précieux pour ses qualités, dont la discipline. C’est le message que véhicule le film de Franz Wenzler, « Hans Westmar » ; il retrace la légende du S.A. Horst Wessel et met en scène dans les dernières séquences, à l’occasion de l’inhumation du héros, la conversion des ouvriers dont les poings fermés s’ouvrent pour finir dans un salut nazi tandis que Hans Westmar apparaît en surimpression, marchant au même pas que ses camarades. Ce happy-end et certaines affinités entre nazis et communistes sous la République de Weimar, avec notamment cette haine partagée à l’égard de la social-démocratie, ne doit pas faire oublier la brutalité des S.A. envers les membres du K.P.D. et l’internement dans les premiers camps de concentration de nombreux communistes et dès 1933. Dans la filmographie nazie citons également « Der Hitlerjunge Quex » de Hans Steinhoff qui raconte la vie du jeune Heini Völker (surnommé « Quex »), fils d’un communiste exalté et qui intègre avec enthousiasme la Hitlerjugend. Assassiné par des communistes, il devient un martyr nazi. Le père de ce jeune garçon comprend son erreur – l’engagement communiste – et se convertit à une autre religion, le nazisme. Alors qu’il est mourant, Heini entonne l’hymne de la Hitlerjugend tandis qu’apparaît en surimpression (un procédé alors très en vogue) une foule de jeunes nazis qui reprend l’hymne chanté par Heini. La propagande nazie, et c’est l’un de ses points forts, sait habilement mêler réalité et fiction. Par exemple, le scénario de ce film part d’un fait réel, l’assassinat de Herbert Norkus dans une rixe, en 1932.

Les artistes nazis s’emparent de l’histoire de l’Allemagne et la calibrent suivant de stricts critères. Il s’agit également de souligner une continuité entre le national-socialisme et la tradition nationale. De fait, avec les nazis, la mémoire est sollicitée pour être sans cesse détruite et reconstruite en fonction des impératifs idéologiques et politiques (intangibles a priori mais cependant soumis aux aléas de l’histoire), un procédé qui permet de décourager l’esprit critique et la pensée individuelle. Ainsi, des chants révolutionnaires ou communistes très populaires sont-ils récupérés et leurs paroles modifiées. Idem avec les chansons folkloriques. Le rouge, le blanc et le noir de l’étendard nazi correspondent aux couleurs de l’étendard du IIe Reich (1871-1918) et du Norddeutscher Bund (1866-1871), des couleurs que le IIIe Reich réagence et réoriente, avec le fond rouge (l’idée sociale du régime) sur lequel s’inscrit un cercle blanc (l’idée nationaliste du régime) sur lequel s’inscrit la croix gammée noire (triomphe de l’Aryen sur le Sémite – le Juif).

La peinture nazie s’attache à des mises en scène paysannes, comme si l’exode rural et la mécanisation de l’agriculture n’avaient pas encore atteint l’Allemagne, alors l’une des premières puissances industrielles du monde. Quant au monde ouvrier (le secteur industriel occupe près de 40 % de la population active du pays), il est volontiers poussé de côté au profit de l’artisanat alors en plein déclin. Et il n’est pas rare que ces artisans soient affublés de tenues du passé, volontiers médiévales. La peinture nazie met en scène des bûcherons, des forgerons ou des tailleurs de pierre, par exemple, et rarement des ouvriers de la grande industrie, alors si nombreux en Allemagne ; et lorsqu’elle les montre, c’est pour mettre en valeur leur musculature (comme chez les modèles d’Arthur Kampf ou de Lothar Sperl) et en aucun cas pour témoigner de la dureté des conditions de travail.

Ci-joint, un panorama (en quatre parties) intitulé Haus der Deutschen Kunst, Munich et qui donne une large idée de la production artistique sous le IIIe Reich. Une fois le lien suivant ouvert, cliquer sur Part 2 (Nazi Leader Portraits and Party Themes) ; Part 3 (Military Themes) et Part 4 (Sculpture). Ces trois éléments actifs sont placés en fin de présentation, juste au-dessus de la série d’images :

http://www.thirdreichruins.com/kunsthaus1.htm

En conclusion à cet article qui pourrait se prolonger mais qui veut éviter de se perdre en références, je me contenterai de citer deux noms qui, peut-être, piqueront la curiosité de quelques lecteurs :

Hans Schweitzer (plus connu sous le nom de Mjölnir) fut l’un des principaux affichistes du N.S.D.A.P. L’ignominie de certains de ses thèmes (dont le Juif responsable de tous les maux) n’empêche pas son talent d’affichiste. Ci-joint, un lien avec notice biographique et une série de compositions de cet affichiste nazi (cliquer sur les images pour les agrandir) :

http://galleria.thule-italia.com/hans-schweitzer-mjolnir/?lang=fr

Enfin, je ne puis m’empêcher d’évoquer, au moins brièvement, un dessinateur extraordinairement doué, l’Autrichien Hans Liska (1907-1984), aussi doué que l’Anglais Tom Pulton, un autre maître du trait mais dans ce cas exclusivement attaché à décrire l’érotisme. Ci-joint, une série de dessins de Hans Liska relatifs à la Seconde Guerre mondiale. Je tiens à préciser que si l’on considère attentivement l’ensemble de son œuvre, on comprend qu’il n’est pas un propagandiste nazi, comme l’affichiste Hans Schweitzer. Lorsque Hans Liska dessine un prisonnier de guerre soviétique, par exemple, il ne donne jamais dans le stéréotype, il s’efforce de rendre sensible un individu, une démarche discrètement antinazie. La sûreté de son trait est stupéfiante. Sa capacité à saisir le mouvement dans les pires conditions a peu d’équivalent. Ses thèmes ne se limitent pas à la Seconde Guerre mondiale, loin s’en faut. Simplement, ses dessins se rapportant à cette période sont parmi les plus magistraux dessins de guerre :

http://www.allworldwars.com/World%20War%20II%20Sketches%20By%20Hans%20Liska.html

 

Olivier Ypsilantis

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