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Je me souviens de choses…

 

A Georges Perec

 

Je me souviens que la mère de Georges Perec s’appelait Cyrla Szulewicz. Ci-joint, un magnifique document du souvenir sur la famille de l’écrivain :

https://jazlebontemps.com/2019/04/13/cyrla-szulewicz-mere-de-georges-perec/

Ainsi, et puisqu’il est question de “Je me souviens de choses…”, je pourrais dire que lorsque que vois un produit de la marque Jaz, je me souviens de la mère de Georges Perec.

 

Une fois encore, il est possible que des « Je me souviens » évoqués dans cette suite reprennent des « Je me souviens » évoqués dans d’autres suites publiées sur ce blog, soit plus d’une soixantaine. Qu’importe ! La mémoire individuelle étant ce qu’il y a de plus mystérieux (je n’évoquerai pas la mémoire collective qui répond à des processus somme toute plus connus), je laisse ma mémoire à ses méandres, à ses circonvolutions. Il est inutile que je perde mon temps à vérifier s’il n’y a pas redite. Et s’il y a redite, elle ne sera jamais vraiment identique à ce qu’elle redit. Il y aura une inflexion, comme une même composition mais photographiée à différentes heures du jour.

 

Georges Perec enfant (1936-1982)

 

Je me souviens que dans la chambre de la maison de juillet, sur l’étagère en bois foncé, à un alignement de la Bibliothèque rose succéda un alignement de la Bibliothèque verte, soit respectivement la Comtesse de Ségur et, majoritairement, Jules Verne. Je me souviens que ma passion pour les écrits de la Comtesse de Ségur me valut quelques moqueries de la part de gamins de mon âge. Aujourd’hui, je ne puis penser à Sophie Rostopchine sans émotion. Elle m’ouvrit à l’immensité de l’écriture, à ses possibilités, c’est ainsi.

Je me souviens des motifs du tapis sur lesquels – mais je devrais écrire dans lesquels – je faisais évoluer les soldats de plomb ayant appartenu à mon père et que sa mère gardait soigneusement dans des boîtes rangées dans un placard de l’entrée de son appartement. Je me souviens en particulier des spahis, de leurs capes qui tombaient sur les coupes de leurs chevaux, des chevaux blancs, noirs, diversement marrons, sans oublier les pommelés.

Je me souviens qu’il y avait dans le salon de mes parents, sur la table basse, un brûle-parfum de l’école de Nancy. Je le portais volontiers devant mes yeux, contre mes yeux, pour me perdre dans un monde chiaroscuro à l’ambiance séduisante comme des photographies d’Edward Steichen ou Alfred Stieglitz et autres photographes pictorialistes.

Je me souviens des boîtes de cigares signées (de la pyrogravure) Davidoff, une signature aux lettres élégamment inclinées. Mon père les rangeait dans un placard du salon intégré à la bibliothèque, sous l’électrophone. Il ne les fumait qu’en compagnie d’amis ; tout au moins est-ce ce que me rapporte mon souvenir, mes souvenirs.

Je me souviens de ma voiture à pédales rouge, une voiture de course. Je me souviens qu’elle portait sur son capot un numéro inscrit dans un cercle blanc. Mais je ne me souviens plus de ce numéro ; et était-il à un chiffre ou à deux chiffres ?

Je me souviens que dans la véranda du bureau de mon père, ma mère avait installé des plantes, principalement des caoutchoucs (ficus elastica) et des philodendrons. Aujourd’hui encore, je me puis voir l’une de ces plantes sans penser ma mère – et bien d’autres plantes me font penser à elle.

Je me souviens de ces fauteuils-club installé dans le salon de la maison de juillet et desquels je pensais ne jamais avoir la volonté de m’extraire.

Je me souviens du lourd coupe-papier en bronze à manche fleurdelisé sur le bureau d’une grand-tante royaliste.

Je me souviens de cette publicité pour les gommes Mallat, des gommes assemblées de manière à suggérer une motocyclette. Je me souviens de ces gommes circulaires, fines et bleues (pour l’encre me semble-t-il) qui suggéraient les roues pour cette publicité et qui permettaient d’effacer les fautes entre deux lignes serrées.

Je me souviens qu’une grand-tante (la royaliste) me fit découvrir l’œuvre de Benjamin Rabier à partir de La vache qui rit. Je ne puis voir cette vache rouge et souriante, avec ses boucles d’oreilles faites de boîtes de La vache qui rit, sans penser à elle. Et comme ces boîtes sont partout, dans tous les pays (j’en ai même vues en Inde, à Pondichéry, des publicités en bord de route), je pense souvent à elle.

Je me souviens que dans les toilettes d’une grand-tante, boulevard Berthier, à Paris, figurait une reproduction d’un autoportrait de Van Gogh, un autoportrait à la pipe, avec manteau vert, une sorte de chapka sur la tête et un pansement à l’oreille maintenu par de la gaze qui lui passait sous le menton et qui, à première vue, semblait maintenir son couvre-chef. L’oreille de Van Gogh…

Je me souviens de ces visages d’acteurs du théâtre japonais, des estampes de Sharaku, que je détaillais et saluais dans l’escalier qui menait à ma chambre, chez cette grand-tante royaliste. Il m’arrivait d’imiter devant eux certaines de leurs expressions en me retenant de rire.

Je me souviens de mon plaisir à trouver dans le vase champ où l’on s’exerçait au ball-trap, devant la maison de juillet, des plateaux d’argile intacts. Il y avait partout des fragments et il était fort rare de pouvoir rapporter un plateau intact. Il fallait que les tireurs l’aient manqué puis, surtout, qu’un pied de maïs l’ait convenablement freiné dans sa chute.

Je me souviens des bancs métalliques en arc-de-cercle placés sous le dais de tilleuls, dans le jardin de mon oncle. Il s’agissait de deux bancs qui placés bout à bout formaient un trois-quarts de cercle.

Je me souviens que cet oncle avait placé dans ses W.C. une brochure intitulée « Ce qu’il faut faire pour vous protéger en cas d’attaque aérienne », un document d’époque.

Je me souviens qu’à l’île d’Yeu, enfant, je me protégeais à l’occasion du soleil à l’aide d’un chapeau de paille que ma grand-mère avait rapporté d’un séjour à Madère.

Je me souviens de mon plaisir, au petit-déjeuner, à entendre pétiller les Rice Krispies et à imbiber de lait les Weetabix.

Je me souviens que j’ai porté une culotte tyrolienne. Mais je ne sais si je m’en souviens par une photographie ou directement.

Je me souviens que les passeports étaient vite saturés de visas et de tampons lorsqu’on voyageait dans les pays socialistes. A ce propos, je me souviens du marteau et du compas inscrits dans un cercle fait de deux gerbes de blé – la Deutsche Demokratische Republik.

Je me souviens quand les gardiens de la paix portaient à la ceinture un bâton blanc. Je me souviens quand la casquette remplaça leur képi. Je me souviens quand le casque Adrian des sapeurs-pompiers fut remplacé par le casque Gallet F1 XF.

Je me souviens que le numéro de certains autobus saillait sur leur avant, comme le trou du souffleur sur la scène d’un théâtre.

Je me souviens que j’ai lu « Les choses » de Georges Perec en classe de Seconde, sur les conseils de notre professeur d’économie. Je me souviens que c’était aux Éditions J’ai lu et que sur la couverture figuraient toutes sortes de choses dont, à l’arrière-plan, un fauteuil de bureau en moleskine (ou en cuir) pivotant ; et, au premier plan, de gros bibelots colorés dont un toucan.

Je me souviens du bureau d’un ancêtre, un bureau Empire en bois de citronnier avec têtes de lions à la crinière hérissée prolongées vers le bas par des pattes de lions. Je me souviens que cet ancêtre avait fait arranger l’une de ces têtes de manière à pouvoir la détacher du bureau et s’en servir comme d’une arme si quelqu’un venait à l’attaquer, un casse-tête redoutable avec cette crinière hérissée qui en faisait même une masse d’arme.

Je me souviens de tant de choses ; et vous aussi qui me lisez, vous vous souvenez de tant de choses. Alors, lorsque des Je me souviens vous passent par la tête, notez-les !

Olivier Ypsilantis

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