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Ernst Jünger, notes de lecture – 2/2

 

« La Paix » a été écrit à Paris durant l’Occupation. Ernst Jünger y enjambe toutes les idéologies car elles ne cherchent qu’à réduire le livre à une page. Les idéologues sont incapables de tourner les pages du livre, du Grand Livre.

Ernst Jünger ne propose pas de changer le monde mais de le connaître ; et ainsi de le transfigurer en soi-même par l’observation et la connaissance. De ce point de vue, Ernst Jünger peut être considéré comme un métaphysicien, à l’égal de Novalis ou de Baudelaire avec cet art des correspondances.

Il y a peu, j’ai lu un livre d’Adin Steinsaltz intitulé « La rose aux treize pétales », sous-titré « Introduction à la Cabbale et au judaïsme » ; et tout en le lisant, j’ai souvent pensé à Ernst Jünger. Il aurait pu être l’auteur de certains passages. Certes, il n’avait probablement pas une grande connaissance du judaïsme mais cette philosophie des correspondances et cet art de découvrir des liens entre des points fort éloignés les uns des autres par l’amplitude et l’acuité du regard le rapprochent d’Adin Steinsaltz.

Ernst Jünger l’entomologiste aime le détail et ne cesse de s’immerger dans la diversité du réel, une diversité qui ne lui fait jamais perdre de vue « l’ordre souverain qui se dissimule dans le divers ». Ce pressentiment d’un ordre ne cesse de se dire dans ses journaux, il se dit sur les divers modes de la science des analogies ; les analogies, des lignes de force qui structurent une composition dont les dimensions sont celles de l’Infini. Il prend note de ces formes innombrables porteuses d’une signification immédiatement lisible et d’une autre profondément enfouie. Il restera un écrivain héroïque jusqu’à la fin, héroïque et conquérant par le langage, comme Carl von Linné « qui s’avança dans le chaos du règne animal et végétal armé du sceptre du langage ». L’héroïsme d’Ernst Jünger a beaucoup à voir avec celui de Novalis et du Romantisme allemand, et moins par l’effet d’une influence que par une similitude de dessein, notamment un certain idéal encyclopédique qui ouvre des portes en tous sens.

 

Ernst Jünger (1895-1998)

 

L’œuvre d’Ernst Jünger est optimiste comme l’est le judaïsme dans ses profondeurs. L’un et l’autre croient au Sens, loin des systèmes et des idéologies, et célèbrent la pertinence des correspondances, de « l’ordre souverain qui se dissimule dans le divers ». Ernst Jünger a beaucoup à voir avec les kabbalistes comme Issac Luria ; je me suis promis d’écrire un article à ce sujet. Il est vrai qu’il a à voir avec tout ce qui est authentique, avec le Romantisme, à commencer par Novalis, le plus pur d’entre eux, un romantisme qui n’a rien de funeste ou de ténébreux et qui loin de se laisser emporter par des forces inconnues se propose de dialoguer avec elles et ainsi de décourager toute tentative nihiliste. Novalis écrit : « On m’a raconté jadis les vieilles légendes du temps où les bêtes, les arbres et les rochers parlaient avec les hommes. J’ai vraiment l’impression qu’ils vont recommencer et que je pourrai comprendre, rien qu’en le voyant, tout ce qu’ils veulent me dire ». Le shabbat qui est au cœur du judaïsme et qui est l’un des trésors qu’il a légué à l’humanité – l’idée du shabbat – n’est-il pas aussi volonté de renouer le dialogue avec l’Un, avec le Tout ?

Ernst Jünger : « Dans tous les cas, il faut demander à l’auteur de ne point laisser les choses se présenter à lui isolées, flottantes ou fortuites, la parole lui étant donnée pour qu’il la restitue à l’Un qui est le Tout ». Et n’allons pas croire à du panthéisme, tant avec Ernst Jünger qu’avec Novalis.

Georges Steiner à propos de « Sur les falaises de marbre » que ce fut peut-être « le seul acte de résistance majeure, de sabotage à l’intérieur, qui se soit manifesté dans la littérature allemande sous le régime hitlérien. »

Hannah Arendt, en 1950, écrit que les « Journaux de guerre » d’Ernst Jünger sont sans doute « le témoignage le plus probant et le plus honnête de l’extrême difficulté que rencontre un individu pour conserver son intégrité et ses critères de vérité et de moralité dans un monde où vérité et morale n’ont plus aucune expression visible. »

La biographie d’Ernst Jünger suffit à donner le vertige et elle est à envisager dans sa totalité, comme son œuvre ainsi qu’il nous y invite. Il nous invite à ne pas opérer des tris comme le font si volontiers ces critiques littéraires au service d’un journal ou d’une revue et qui s’emploient à lisser le personnage afin qu’il réponde aux critères d’honorabilité portés par l’air du temps ou, au contraire, à retenir un moment de sa vie ou un passage de son œuvre, l’un et l’autre coupés de leur contexte pour le vouer aux gémonies.

Ce rescapé de la Première Guerre mondiale et aussi un rescapé de la Deuxième Guerre mondiale, de la purge qui suivit l’attentat manqué du 20 juillet 1944 et qui contraignit notamment Erwin Rommel au suicide, Erwin Rommel qui avait été le premier lecteur de « La Paix ».

Ernst Jünger a souvent été interrogé à propos de son roman « Sur les falaises de marbre » publié en 1939, alors que son auteur était mobilisé sur la ligne Siegfried (Westwall). On discutait de ce livre jusque dans les hautes sphères du pouvoir nazi, un livre qui avait suscité la colère du responsable de la censure, Philipp Bouhler, qui avait conseillé à Hitler d’en finir avec cet écrivain. Ernst Jünger signale que son livre en lequel les lecteurs pensent trop souvent reconnaître Hitler s’inscrit « dans une dimension mythique plus vaste que l’actualité politique d’une seule époque et d’un seul pays ».

Ernst Jünger décèle très tôt le vrai visage du nazisme, son cynisme, son amoralité son antisémitisme. Joseph Goebbels, probablement le plus intelligent des chefs nazis, perçoit le danger que représente Ernst Jünger. Après avoir tenté de l’approcher, mais en vain, il laisse échapper sa colère au cours d’un meeting et déclare que « des hommes tels qu’Ernst Jünger devaient s’attendre à recevoir un jour ou l’autre une balle dans la nuque ». Mais « Orages d’acier » en impose et à tous les niveaux. Hitler lui-même est subjugué par ce livre comme le sont et le seront les plus grands écrivains, parmi lesquels Jorge Luis Borges.

Ernst Jünger (lieutenant au cours de la Première Guerre mondiale) était titulaire de la croix Pour le mérite, attribuée à de très rares individus. Hitler qui n’avait que la Croix de fer de 1ère classe (une décoration toutefois exceptionnelle pour un caporal (Gefreiter), décoration obtenue grâce à l’intervention d’un officier juif, le lieutenant Hugo Gutmann, supérieur direct de Hitler) était impressionné par ce livre, par cette croix et par le comportement tout en retenu d’Ernst Jünger, Ernst Jünger qui jamais ne braillait, ne dénonçait, n’injuriait.

Lorsqu’Ernst Jünger se retrouve embringué en 1939 dans une autre guerre contre la France qu’il aime, il pense un temps déserter ou se suicider. Lorsqu’il se regarde en uniforme dans une glace, il note dans « Jardins et routes » : « Le même uniforme, le même grade, mais un homme différent ». Grâce à la protection du général Hans Speidel, hostile au nazisme, il est chargé de la censure militaire à Paris où il restera jusqu’au départ des troupes allemandes, en dépit de l’irritation du maréchal Wilhelm Keitel qui veut l’envoyer sur le front Est. A Paris, Ernst Jünger observe la lutte sourde entre certains éléments de la Wehrmacht et le Parti et ses organes (S.S., S.D., Gestapo, etc.). Il n’est probablement pas vraiment conscient du danger qui se resserre autour de lui, après l’attentat du 20 juillet 1944. Une instruction a été lancée contre lui. Le maréchal Wilhelm Keitel, Martin Bormann et Roland Freisler veulent le traduire devant le Volksgericht, ce qui signifie la mort.

Lorsqu’il voit pour la première fois l’étoile jaune cousue sur les vêtements de trois jeunes filles au début du mois de juin 1942, rue Royale, il a honte de son uniforme. Et je reprends une lettre particulièrement émouvante que j’ai déjà publiée. Elle a été écrite par Germain Sée et envoyée au quotidien Le Monde, le 12 août 1996, à la rubrique « Courrier des lecteurs » :

Je suis un médecin français juif. Au tout début de juin 1942, j’étais à Paris, sous l’occupation allemande. J’ai donc porté l’étoile jaune, comme m’y contraignaient les lois de Vichy.

Un après-midi, vers trois heures, avenue Kléber, alors que je sortais de la librairie Au sans pareil, où j’avais un abonnement de lecture, j’aperçus un officier allemand. Il marchait dans ma direction. Arrivé à ma hauteur, il a fait le salut militaire puis il a poursuivi son chemin. Cet événement m’a bouleversé ; et je me suis longtemps interrogé sur la signification de ce geste.

Aujourd’hui, j’ai quatre-vingt-onze ans. Plus de cinquante ans après cet épisode, je l’ai relaté dans une brève autobiographie écrite à l’intention de mes enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. L’anecdote a fait le tour de ma famille jusqu’à ce jour d’avril dernier où l’un de mes petits-neveux m’a appelé. Mon histoire lui évoquait un passage des « Journaux parisiens » d’Ernst Jünger que je me suis empressé de lire.  

Le 7 juin 1942, Ernst Jünger écrit : « J’ai croisé pour la première fois, rue Royale, un groupe de trois jeunes filles qui portaient l’étoile jaune… et je me suis immédiatement senti gêné de porter l’uniforme ». J’ai alors eu envie de raconter mon histoire à Ernst Jünger. M’étant assuré qu’il était encore en vie, j’ai prié son éditeur Christian Bourgois de bien vouloir lui transmettre une lettre. Il l’a fait avec diligence, tout en me prévenant qu’Ernst Jünger était un monsieur de cent un ans qui recevait beaucoup de courrier.

Je ne m’attendais donc guère à une réponse, quand, il y a quelques semaines, j’ai reçu une carte d’Ernst Jünger, écrite en français et par laquelle j’ai appris que l’officier allemand qui m’avait salué, il y a cinquante-quatre ans, avenue Kléber, c’était lui ! Voici le texte de sa réponse : « Cher Monsieur, vous m’avez vu rentrer dans la librairie de Madame Cardot, amie à moi (juive), avenue Kléber. Bien à vous, Ernst Jünger. P.S. J’ai toujours salué “l’Étoile”. »

Je n’ai pu trouver d’information sur la librairie Au Sans Pareil tenue par Jeanne Cardot, Cohen de son vrai nom. J’apprends pourtant suite à une recherche Internet qu’il y avait bien une librairie (et maison d’édition) portant ce nom au 37 avenue Kléber, Paris XVIe arrondissement. La librairie est ouverte en 1920, soit un an après la fondation de la maison d’édition par René Hilsum, premier éditeur des Surréalistes, mais elle ferme (ainsi que la maison d’édition) en 1936. Or dans les « Journaux parisiens » nous sommes au début des années 1940. Alors ? Qui était Jeanne Cohen alias Cardot dont je n’ai trouvé la trace que dans les « Journaux parisiens » d’Ernst Jünger et « Ernst Jünger aux faces multiples » de Banine. Une lectrice ou un lecteur m’aidera-t-il dans cette recherche ?

[Un mot en aparté et en guise de conclusion. Alors que presque tous les grands écrivains allemands se sont exilés, Ernst Jünger fait paraître en Allemagne, en 1939, « Sur les falaises de marbre » qui se vend très vite à des dizaines de milliers d’exemplaires. Ce livre devient une référence et est lu par de nombreux soldats allemands engagés dans les combats et qui prennent l’habitude de le désigner comme « la Bible antinazie ».

J’ai beaucoup lu Ernst Jünger. Cette œuvre monumentale est inégale et je ne cache pas qu’au gré de déménagements j’ai revendu ou donné quelques-uns de ses livres. Il me semble que certains d’entre eux, probablement assez nombreux, tomberont dans l’oubli s’ils n’y sont pas déjà tombés. Mais l’oubli n’est pas nécessairement définitif et des livres peuvent ressurgir à une époque pour des raisons souvent peu claires. Certaines de ses œuvres ne passeront pas, à commencer par « Orages d’acier », « Sur les falaises de marbre » et « Journaux de guerre ». Son œuvre de théoricien sent la poussière. D’autres écrits ont une préciosité et un côté alambiqué qui passent mal avec le temps.]

  Olivier Ypsilantis

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