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Dix tableaux juifs – 9/10 (Deuxième partie)

 

(Salazar et la Shoah)

L’arrivée de nombreux réfugiés est perçue comme un danger par l’Estado Novo. Mais le Portugal c’est aussi l’Empire portugais, un empire qui ne tombera qu’en 1974, suite à la Révolution des Œillets. Cet empire est alors essentiellement africain, mais avec des points d’appui en Asie. Il est considéré par le régime comme l’outil du redressement économique du Portugal. Il donne par ailleurs à ce petit pays pauvre et peu peuplé situé dans un recoin d’Europe une stature internationale, tout au moins au niveau diplomatique.

L’Angola qui appartient à cet empire est convoité par des puissances européennes et depuis le XIXe siècle. Les États-Unis envisagent l’Angola comme une possible terre pour un peuplement juif. J’ai rendu compte de ce projet peu connu dans un article publié sur ce blog sous le titre « Israël en Angola ? » :

https://zakhor-online.com/israel-en-angola/

Au début de la Deuxième Guerre mondiale et face à la menace grandissante qui pèse sur les Juifs, l’Angola est envisagé comme un possible refuge. En effet, ce pays est considéré par de nombreux experts comme particulièrement approprié à une telle installation tant d’un point de vue physique que climatique et économique. L’Angola est proposé comme « patrie juive complémentaire » par le sous-secrétaire d’État Benjamin Sumner Welles dans une lettre du 12 janvier 1939 au président Franklin D. Roosevelt. Le 14 janvier de la même année, le secrétaire d’État Cordell Hull écrit à l’ambassadeur des États-Unis au Royaume-Uni, Joseph P. Kennedy, pour l’inviter à porter ce projet auprès des autorités portugaises, un projet supposant avec le temps un État autonome voire indépendant. Et connaissant probablement l’esprit comptable de Salazar, Cordell Hull insiste sur le fait que le Portugal tirerait de grands bénéfices d’une telle entreprise et que par ailleurs Salazar deviendrait l’une des plus grandes figures de l’histoire de son temps.

Le Portugal n’est alors qu’une étape pour les réfugiés ; ce pays dépend donc d’autres pays à commencer par les États-Unis qui ne se montrent guère pressés de les accueillir. Il est certain que si cet immense pays avait accepté d’ouvrir ses frontières aux réfugiés, et notamment aux Juifs, le Portugal aurait ouvert les siennes, les Juifs n’étant que de passage…

Lorsque la Deuxième Guerre mondiale éclate, Salazar n’a qu’une idée : éviter toute implication du Portugal dans ce conflit, de prêt ou de loin. En effet, il juge (et il n’est pas le seul) que la neutralité de son pays lui permettra de mieux développer son économie en écoulant les produits du Portugal et son empire à tous les belligérants, une analyse qui s’appuie sur le cas espagnol, un pays resté neutre au cours de la Première Guerre mondiale et qui de ce fait s’était considérablement enrichi durant ces années.

Le nombre de ceux qui cherchent refuge au Portugal ne cesse d’augmenter et de ce fait les conditions pour y entrer ne cessent de se durcir. Le régime craint d’être déstabilisé, d’autant plus que de nombreux diplomates portugais ne suivent pas les instructions de Salazar. Parmi ces diplomates, le plus connu, Aristides de Souza Mendes. Mais il y en a eu bien d’autres. Le 11 novembre 1939, le M.N.E. fait savoir à tous les consulats que seuls les consuls de carrière (ce qui exclut les consuls honoraires) seront autorisés à délivrer des visas d’entrée, les consuls de carrière étant considérés comme plus soucieux de leur carrière et donc plus obéissants aux directives du régime. Il s’agit pour ce dernier d’enrayer les initiatives individuelles, comme celles d’Aristides de Souza Mendes et ainsi de freiner le flot des réfugiés et de rappeler qui commande.

Le déclenchement de la guerre à l’Ouest augmente considérablement le nombre des réfugiés. Salazar est sollicité mais reste inébranlable. La maison Portugal doit s’épargner cet afflux synonyme de désordre ; et ces réfugiés une fois entrés dans le pays risquent pour la plupart de devenir une charge pour le Portugal, que ces réfugiés soient juifs ou non. Le passage au Portugal de Polonais (des Juifs et des non-Juifs) réfugiés en France est refusé par Salazar. Des Juifs comprennent qu’ils ne doivent compter que sur eux-mêmes et à cet effet ils affrètent le paquebot « Dora » qui avait été utilisé par les sionistes pour conduire des Juifs dans la Palestine mandataire.

Avec la défaite française, le nombre des réfugiés augmente au point que les défenses élaborées par Salazar et destinées à préserver la tranquillité de son régime sont traversées. Les diplomates portugais qui accordent des visas d’entrée au Portugal en grand nombre (et pas seulement à des Juifs) inquiètent Salazar qui pense avant tout à préserver la tranquillité de son pays et de son régime. A ce propos, il me semble que Salazar n’était pas antisémite ; simplement, le sort des Juifs (et autres groupes menacés) ne le préoccupait guère. On a évoqué un manque d’empathie. Je partage ce jugement.

Salazar ne reproche pas à Aristides de Souza Mendes d’aider les Juifs mais de prendre des initiatives sans consulter la voie hiérarchique, sans le consulter, lui, Salazar. Mais Aristides de Souza Mendes, effrayé par le sort des réfugiés, passe outre les règles imposées par le M.N.E. et distribue sans compter des visas d’entrée au Portugal, et à tous ceux qui lui en font la demande, Juifs et non-Juifs. En accordant des visas aux Juifs, ce consul aussi a en tête d’alléger le poids du passé inquisitorial de son pays.

Le nombre de réfugiés munis d’un visa d’entrée portugais inquiète l’Espagne, pays par lequel ils doivent transiter. Salazar dépêche auprès de Franco son meilleur ambassadeur, Pedro Teotónio Pereira auquel j’ai consacré un article sur ce blog sous le titre : « Pedro Teotónio Pereira, ambassadeur chez Franco » :

https://zakhor-online.com/pedro-teotonio-pereira-ambassadeur-chez-franco/

La question des réfugiés est évoquée entre Pedro Teotónio Pereira (qui juge qu’Aristides de Sousa Mendes a perdu la tête) et Franco. L’avancée allemande jusqu’aux Pyrénées inquiète d’autant plus Salazar que les éléments les plus extrémistes de Falange Española souhaitent l’annexion du Portugal à l’Espagne. Salazar estime que le comportement de son consul Aristides de Souza Mendes pourrait être interprété comme une provocation par les nazis et leurs sympathisants. En conséquence, Salazar le congédie. Pedro Teotónio Pereira invite les autorités espagnoles à ne pas reconnaître les visas d’entrée au Portugal signés par Aristides de Souza Mendes. Les réfugiés sont néanmoins nombreux à se rendre au Portugal dans l’espoir d’embarquer pour un autre continent et ils se concentrent à Lisbonne. Les autorités veulent limiter autant que possible les contacts entre les Portugais et les réfugiés, jugés comme potentiellement porteurs d’idées subversives. Elles craignent par ailleurs des tensions inflationnistes dans la capitale pour cause de déséquilibre entre l’offre et la demande ; et elles les dispersent dans des stations balnéaires et des villes d’eau où ils sont assignés à résidence. Ces réfugiés sont juifs pour la plupart. Originaires d’Europe centrale et orientale, ils viennent de France où ils sont arrivés dans les années 1930. Certains sont aisés voire riches, la plupart sont très modestes. Les détenteurs de visas pour les États-Unis sont très peu nombreux. Certains espèrent entrer aux États-Unis après avoir obtenu un visa pour Haïti ou la République dominicaine. Fin 1940, dix mille réfugiés sont encore présents au Portugal ; 90 % sont juifs. Selon Avraham Milgram, entre 13 500 et 15 000 Juifs passent par le Portugal au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Salazar qui a décidément l’esprit comptable veut réduire les risques inflationnistes dans la maison Portugal, empêcher les réfugiés d’exercer un emploi afin de décourager toute concurrence entre les autochtones et les réfugiés, ce qui contraint ces derniers à dépendre des organisations caritatives portugaises et étrangères, un bon nombre d’entre elles étant gérées par des Juifs.

Olivier Ypsilantis

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