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Les portes fermées de la Palestine

Dans le credo nazi figure la haine du Juif. Mais une question se pose aux nazis lorsqu’ils accèdent au pouvoir : « Que faire des Juifs du Reich ? » Ils répondent à cette question suivant deux séries de mesures destinées à provoquer leur départ. Dès 1933, les Juifs sont mis au banc de la société allemande par des rafales de mesures qui touchent tous les aspects de la vie sociale. Les Juifs sont réduits à l’état de parias. Par ailleurs, les nazis facilitent leur émigration, notamment vers la Palestine. Accalmie en 1934, au point que plusieurs milliers de Juifs allemands reviennent en Allemagne. 1935, lois de Nuremberg, avec durcissement radical de la politique nazie à l’égard des Juifs.

Les dirigeants nazis ne suivent pas nécessairement les plus fanatiques d’entre eux, parmi lesquels Julius Streicher et Joseph Goebbels. Hermann Goering a dans l’idée de laisser les Juifs poursuivre leur activité dans certains domaines et pour un temps donné. Ce ministre de l’Économie agit par simple calcul, on s’en doute. Le S.D. (der Sicherheitsdienst des Reichsführers SS) désapprouve officiellement les excès de Julius Streicher et sa publication Der Stürmer jugée inutilement ordurière. Le S.D. se préoccupe avant tout de hâter l’émigration des Juifs vers la Palestine. Le chef du service des affaires juives (Judenreferat) du S.D., le S.S. Leopold Itz von Mildenstein (dit LIM), estime que la solution du problème juif dans le Reich est l’émigration. Et il suit avec attention l’œuvre sioniste en Palestine ainsi que l’impact du sionisme chez les Juifs allemands. Lorsque les envoyés du Yichouv s’efforcent d’activer cette émigration, Leopold Itz von Mildenstein les encourage, non par humanité mais parce qu’ils les aident à réaliser son plan, soit faire du Reich un espace Judenfrei. On comprend alors mieux l’attitude d’Avraham Stern qui n’acceptera aucune trêve avec la puissance mandataire, y compris au cours de la Deuxième Guerre mondiale, tout en s’efforçant de multiplier les contacts avec l’Allemagne nazie lorsqu’elle a encore en tête d’aider à chasser les Juifs de chez elle. Avraham Stern n’a qu’un but, sauver autant de Juifs que possible, quitte à prendre contact avec les nazis.

L’un des collaborateurs de Leopold Itz von Mildenstein est Adolf Eichmann. Jugé trop favorable au sionisme, Leopold Itz von Mildenstein est remplacé par Herbert Hagen tandis qu’Adolf Eichmann est chargé de la question sioniste. L’un et l’autre en viennent à se dire qu’encourager l’émigration juive en Palestine revient à contribuer à la création d’un État juif qui à son tour accueillera des Juifs de la diaspora. Herbert Hagen estime que le Reich ne peut contribuer à la création d’un « État-monstre ». Les responsables du S.D. cherchent une solution et Adolf Eichmann travaille très consciencieusement à la question de l’émigration forcée. Il étudie non moins consciencieusement le mouvement sioniste, l’histoire de la Palestine et de ses habitants. En septembre 1937, il fait un court séjour en Palestine et en Égypte. A cette occasion, il prend contact avec des émissaires du grand mufti de Jérusalem et avec un officier de la Haganah. Après l’Anschluss, Adolf Eichmann est chargé d’organiser l’émigration des Juifs d’Autriche. La pression qu’il leur impose est telle que quarante-cinq mille d’entre eux quittent le pays entre l’Anschluss et l’automne 1938.

Le geste de Herschel Grynszpan entraîne dès le surlendemain un pogrom dans toute l’Allemagne. Le départ des Juifs s’accélère. En 1939, soixante-dix-huit mille Juifs quittent le Reich, trente mille la Bohême-Moravie. Reinhard Heydrich et Adolf Eichmann n’hésitent pas à collaborer avec les responsables du Yichouv afin de hâter le départ des Juifs. Mais cette même année, cédant aux menaces arabes, la puissance mandataire décide de fermer les portes de la Palestine. Les Juifs se trouvent écrasés entre deux forces. Alors que les nazis autorisent encore le départ des Juifs, au cours de l’été 1939, des ports de Hambourg et d’Emden, les Britanniques pourchassent les embarcations qui transportent des Juifs vers la Palestine. Le problème devient international et suscite des débats qui ne débouchent que sur des palabres. Survient la guerre. Les Juifs du Reich et de ses satellites se trouvent pris au piège. Les avancées des armées allemandes étendent l’aire du piège, principalement en Europe orientale et balkanique où vivent de très importantes communautés juives. Ces Juifs ne vont pas être expulsés mais annihilés. Une autre idée précède toutefois l’annihilation à une échelle industrielle : concentrer les Juifs d’Allemagne et de Pologne dans un immense ghetto implanté dans la voïvodie de Lublin. Mais avant la conférence de Wannsee (20 janvier 1942), les Einsatzgruppen sont en action et massacrent les Juifs par centaines de milliers.

Esprit parfaitement lucide, Jabotinsky a compris depuis bien des années que le seul moyen d’éviter le pire est de favoriser si nécessaire l’émigration « illégale », à la barbe de la puissance mandataire donc. Dès mars 1932, dans un article, Jabotinsky célèbre l’aventurisme, soit une invitation adressée tout particulièrement à la jeunesse, invitation à se dérober aux règlements et à rompre avec la légalité. Des dirigeants de l’Agence juive (parmi lesquels David Ben Gourion) espèrent faire fléchir les Britanniques et obtenir une augmentation substantielle du nombre des certificats d’immigration afin d’en finir avec ces traversées clandestines par mer, traversées aléatoires et dangereuses. Mais Londres reste inflexible et il faudra plusieurs années pour que le sionisme officiel en vienne à prendre une part active dans l’immigration clandestine.

Si les Britanniques redoutent les réactions des Arabes, l’Agence juive redoute que son comportement ne conduise les autorités britanniques à des mesures plus restrictives encore. Autre point rarement évoqué : l’Agence juive et l’Union des kibboutzim espèrent une immigration de qualité capable de participer dès son arrivée à l’économie du pays. Les sionistes révisionnistes ont une conscience particulièrement aiguë du danger qui guette le peuple juif. Ces sionistes seront toutefois diversement accusés par d’autres courants du sionisme, probablement moins lucides. Ils seront accusés de vouloir tirer profit de leur politique, et sans le moindre scrupule, en embarquant les émigrés sur des rafiots prêts à sombrer ou de débarquer des éléments douteux, criminels et prostituées. Dès 1934, Jabotinsky et ses collaborateurs organisent l’alyah beth à grande échelle. A partir de 1938, l’alyah beth est partagée entre le Bétar et l’Irgoun. Le Bétar conduit les émigrés jusqu’à leur point d’embarquement, l’Irgoun les accueille et les installe à l’insu des autorités britanniques, un arrangement qui provoque des frottements entre le Bétar et l’Irgoun sans pour autant porter préjudice à l’immigration « illégale ».

A la veille de la Deuxième Guerre mondiale, l’immigration « illégale » est d’environ trente mille individus par an, dont près de la moitié grâce à l’action des sionistes révisionnistes, trente pour cent grâce au sionisme officiel (Chaïm Weizmann), le reste grâce à des initiatives individuelles. Des rencontres ont lieu entre des représentants de ces deux sionismes mais elles n’aboutissent pas. L’alyah beth continue donc à défendre deux directions qui se tournent le dos. 1938, deux agents du Mossad prennent contact avec la Gestapo et le S.D. L’affaire tourne court car des S.S. ont réalisé que les transports de Juifs vers la Palestine pourraient rapporter gros, et ils s’organisent en conséquence. Ces deux agents jouent sur les rivalités de personnes et de services dans l’appareil nazi ; mais survient la guerre et ils doivent partir. Le Mossad aura tout de même pu faire émigrer vers la Palestine, entre 1938 et 1939, environ sept mille personnes au prix de manœuvres complexes et risquées pour chacun de ces émigrants. Et, une fois en mer, il faut déjouer la vigilance de la Royal Navy.

1936, à Varsovie. Jabotinsky lance son plan pour exfiltrer des Juifs de Pologne, en commençant par le million d’entre eux (soit un tiers de la communauté juive polonaise) tombés dans la misère. Cette décision lucide suscite de violentes dénonciations dans le monde juif, en Pologne, aux États-Unis et même en Palestine. On reproche à Jabotinsky d’avoir négocié avec le colonel Jósef Beck et le maréchal Edward Rydz-Śmigły, soit de faire en 1936 ce que le Mossad fera deux ans plus tard avec des antisémites autrement plus radicaux, comme Reinhard Heydrich et Adolf Eichmann. En dépit de toutes ces critiques, Jabotinsky mène à Varsovie une série d’entretiens aux plus hauts niveaux et il obtient que la Pologne adopte à la S.D.N. une attitude franchement positive sur le problème de l’immigration juive en Palestine. Il obtient également de la Pologne qu’elle établisse des camps d’entraînement pour la formation de combattants juifs par des officiers polonais, et pour une période de deux mois. Avraham Stern et l’un de ses adjoints (tous deux sont rattachés au commandement de l’Irgoun) sont chargés par Jabotinsky de la liaison secrète avec l’armée polonaise. Et un vaste plan prend forme afin d’en finir avec ces mesures restrictives imposées par la puissance mandataire. Ce plan prévoit d’armer, d’équiper et de former dix mille jeunes et de les débarquer sur les côtes de Palestine tandis que l’Irgoun déclencherait une action d’envergure, une action coordonnée destinée à déstabiliser la puissance mandataire. Les Polonais fournissent des instructeurs mais aussi des armes. Survient la guerre. En septembre, les camps d’entraînement sont démantelés et la plupart des jeunes qui s’y entraînent gagnent la Palestine. Et tandis que le sort des Juifs d’Europe devient de plus en plus désespéré, le gouvernement britannique reste inflexible et multiplie les pressions pour empêcher l’immigration juive en Palestine. C’est toute une politique destinée à décourager l’immigration juive, une politique qui sera responsable d’un très grand nombre de victimes juives.

L’histoire de cette émigration vers la Palestine pourrait constituer un livre immense, avec des chapitres qui auraient pour titre les noms des embarcations en tous genres mobilisées dans cette aventure de l’alyah beth. Pensons à l’Atlantic, au Pacific, au Milos, au Salvador (disparu corps et biens dans les Dardanelles), au Struma, une histoire encore plus tragique que celle de l’Exodus. Le désastre du Struma indigne tout particulièrement les Juifs de Palestine et Chaïm Weizmann (pilote dans la R.A.F., son fils sera tué peu après en service commandé) exprime officiellement sa réprobation.

L’emprise nazie ne cesse de s’affirmer. La Solution finale à la question juive est connue des gouvernements alliés vers le milieu 1942. Le Premier ministre Anthony Eden dénonce l’extermination des Juifs à la House of Commons, mais son gouvernement s’en tient au Livre Blanc et se perd en arguties à chaque proposition destinée à faire émigrer vers la Palestine des Juifs toujours plus menacés. Voir le plan élaboré par le World Jewish Progress pour les Juifs de Roumanie ou la suggestion de l’Américain Cordell Hull pour les Juifs de Bulgarie. Mais tous ces plans avortent. Le Royaume-Uni s’en tient inflexiblement au Livre Blanc, tandis que les Américains ne veulent pas modifier leur législation sur l’immigration. Parmi les multiples tentatives pour sauver autant de Juifs que possible, celle de Joel Brand, Juif hongrois, messager d’un marché conçu par Adolf Eichmann, marché qui n’aboutira pas. Et l’extermination des Juifs hongrois sera menée à un rythme inédit, plus de dix mille gazages et incinérations par jour.

On ne peut que constater ce qui suit : il n’y a pas eu de volonté marquée de sauver les Juifs de la part des gouvernements des nations alliées, alors qu’en étudiant l’histoire de l’alyah beth entre les deux guerres, on constate qu’avec de très faibles moyens il a été possible de sauver bien des vies. Certes, des responsables politiques se sont efforcés de faciliter le départ des Juifs vers la Palestine mais ils l’ont fait de leur propre initiative, à l’insu de leurs gouvernements. Les propositions adressées aux Allemands (par exemple sous forme d’échanges de Juifs et de ressortissants allemands) ne sont pas suivies d’effet, d’autant plus que le grand mufti de Jérusalem se démène pour inciter les dirigeants nazis à refuser tout départ de Juifs vers la Palestine, autrement dit il prône leur annihilation. Ses objurgations frénétiques ne sont que trop entendues et les pourparlers échouent. Malgré la situation toujours plus effroyable des Juifs, la puissance mandataire s’en tient au Livre Blanc de 1939, un document illégal car non approuvé par la S.D.N. Et pour ajouter à cette infâmie, il faut savoir que le quota des certificats d’immigration n’a même pas été utilisé à son maximum. La politique générale de la puissance mandataire témoigne d’un grand désordre administratif, tant dans la bureaucratie civile que militaire. Pourtant, sous ce désordre se tient un mot clé, l’arabisme. Les cercles dirigeants britanniques du Colonial Office portent le projet d’un vaste ensemble arabe placé sous l’égide du Royaume-Uni. Le rêve de Laurence d’Arabie poursuit sa course. On connaît la suite : les dirigeants arabes vont se hâter de se retourner contre ceux qui avaient tant misé sur eux. Le Royaume-Uni aura réussi à se mettre à dos les Juifs du Yichouv et les Arabes, les Juifs du Yichouv qui ne tarderont pas à les mettre à la porte.

Olivier Ypsilantis 

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