« Des esprits superficiels ont accusé la concurrence d’introduire l’antagonisme parmi les hommes. Cela est vrai et inévitable tant qu’on ne les considère que dans leur qualité de producteurs ; mais placez-vous au point de vue de la consommation, et vous verrez la concurrence elle-même rattacher les individus, les familles, les classes, les nations et les races, par les liens de l’universelle fraternité. »
Frédéric Bastiat dans « Harmonies économiques » (1850)
Cette série d’articles numérotée de I/XIII à XIII/XIII est également le produit de notes de lecture prises dans un confinement prolongé pour cause de pandémie, à Lisbonne. Ces périodes de confinement sont un bon moment pour se poser des questions d’ordre économique, qui sont aussi des questions d’ordre social et philosophique. L’économie c’est d’abord l’homme ; et si elle n’est pas d’abord l’homme, elle n’est rien qu’un fatras, une remarque valable quelle que soit notre inclinaison politique. Un libéral n’a pas moins de cœur qu’un socialiste. Pour ma part, je trouve beaucoup plus le souci de l’homme – de l’individu – chez les tenants de l’École autrichienne d’économie que chez bien des socialistes, mot à présent vidé de sens pour cause d’usages multiples et inconsidérés. Je ne fais pas ce constat avec plaisir car dans mes admirations figurent des socialistes, femmes et hommes, il est vrai tous morts.
Tableau 1 – Le libéral est trop souvent perçu comme un individu qui ne cherche qu’à s’en mettre plein les poches ; mais vouloir s’enrichir n’est a priori en rien répréhensible aussi longtemps que l’on ne porte pas préjudice à ses congénères, d’une manière ou d’une autre. On accuse volontiers les libéraux d’être responsables de la crise actuelle – et généralement de toutes les crises. En réalité, presque personne ne se soucie d’étudier le libéralisme, à commencer par ses postulats.
Dans la généalogie du libéralisme figure l’École de Salamanque à laquelle j’ai fait allusion dans la précédente série sur l’économie (numérotée de 1/14 à 14/14). L’École de Salamanque, soit des juristes qui élaborèrent un corps de doctrine sur le droit naturel, le droit international et la théorie monétaire. Ce très imposant édifice conceptuel doté d’une puissante base humaniste s’inscrit dans une tradition particulièrement prestigieuse allant d’Aristote à saint Thomas d’Aquin et renoue avec le courant scolastique. Je passe sur la liste des membres de cette école, des monuments à leur manière, le dernier d’entre eux étant le jésuite Francisco Suárez (1548-1617).
Les membres de cette école sont aussi des économistes mais avant tout des hommes pluridisciplinaires dont les radars tournent à 360°. Ils traitent les questions économiques non pas d’un point de vue strictement économique mais aussi moral – la théologie morale. On peut pressentir en les lisant (et sans être un spécialiste) le rapport d’ambiance, pourrait-on dire, entre l’École de Salamanque et l’École autrichienne d’économie. L’une et l’autre cherchent à éveiller les consciences.
Les membres de l’École de Salamanque se sont penchés sur une question fondamentale : qu’est-ce qui est juste ? Et c’est à l’aulne de cette question qu’ils ont envisagé les questions économiques, politiques et sociales. L’homme était donc au centre de leurs préoccupations, comme il le sera avec l’École autrichienne d’économie, comme il l’est pour tout libéral authentique – rien à voir avec la caricature qu’en font si volontiers les socialistes qui s’arrogent bien des monopoles dont celui du cœur, sans oublier ceux du Bien, du Beau, du Vrai et j’en passe.
Tableau 2 – On le sait depuis un an, la Communauté de Madrid (Comunidad de Madrid) est devenue la première économie régionale d’Espagne, devant la Catalogne sa rivale.
Ce phénomène est soutenu par le discours des responsables régionaux et municipaux de la Comunidad de Madrid, discours que j’approuve. Madrid et sa province sont devenus une terre d’accueil qui permet à ceux qui veulent entreprendre ou vivre de leurs revenus de ne pas être importunés par une fiscalité intempestive. Ces choix sont défendus par la droite espagnole (le Partido Popular en l’occurrence), des choix favorisés par la décentralisation des institutions du pays.
La figure de proue de cette politique est Esperanza Aguirre y Gil de Biedma qui dès 1995, lorsqu’elle devient première adjointe au maire de Madrid, commence à élaborer une politique de réduction des dépenses publiques, de privatisation d’un certain nombre de services, de réduction massive des impôts, de dérégulation de nombreux secteurs. En 2011, elle poursuit sur sa lancée. Elle propose de supprimer des administrations et des entreprises publiques, de vendre des édifices appartenant à la Comunidad de Madrid, de favoriser l’enseignement privé sans vouloir pour autant supprimer l’enseignement public, etc. Il faudrait un livre pour rendre compte dans le détail de la longue et très active carrière politique de cette femme qui n’hésite pas à se comparer à Margaret Thatcher. Il est vrai que sa politique offre quelques ressemblances avec celle de Margaret Thatcher, mais l’Espagne n’est pas le Royaume-Uni et Esperanza Aguirre y Gil de Biedma, comtesse de Bornos, est espagnole.
La comtesse de Bornos oriente sa politique selon des axes précis dont l’un d’eux, le plus marqué : un attachement inébranlable à la courbe de Laffer qui peut se résumer ainsi : la réduction de la fiscalité stimule l’activité économique et, ainsi, augmente les recettes fiscales. Cette politique s’est montrée particulièrement efficace dans le cas de la Comunidad de Madrid. Ses successeurs poursuivent sa politique.
La droite a été défaite aux élections législatives de 2018 mais elle reste au pouvoir dans la Comunidad de Madrid. La libéralisation de l’économie et la baisse de la fiscalité ne peuvent que déplaire au duo parvenu au pouvoir (soit Pedro Sánchez et son acolyte, Pablo Iglesias) suite à de tortueuses tractations, un duo qui n’a pas tardé à dénoncer le modèle économique madrilène pour des raisons idéologiques (Pablo Iglesias a des sympathies pour Hugo Chávez et Nicolás Maduro ; c’est un Caudillo (titre dont s’était paré Franco), un Caudillo rojo, ce qui est pareillement détestable) mais aussi parce que la richesse des Madrilènes est reluquée par cette fine équipe qui ne rêve que d’égalité fiscale alors qu’elle défend la diversité de l’Espagne des régions et n’hésite pas à bichonner certaines d’entre elles dans le but de s’allier des partis catalans et basques à des fins électoralistes.
La comtesse de Bornos n’a probablement pas été irréprochable. On peut déceler ici et là un capitalisme de connivence mais on doit admettre que la baisse de la fiscalité dans la Comunidad de Madrid n’a en aucun cas absorbé la substance économique des seize autres Autonomías. Et la Comunidad de Madrid n’est en aucun cas un paradis fiscal. La gauche espagnole ne défend l’Espagne des Autonomies que lorsque la chose l’arrange, notamment pour des raisons électoralistes comme nous l’avons dit, n’hésitant jamais à cet effet à favoriser les Autonomías les plus riches (Catalogne, Pays Basque et Navarre) au détriment des plus pauvres.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis