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En lisant « Qui t’aime ainsi » (Chi ti ama così) d’Edith Bruck – 2/2

 

Edith Bruck rend également compte des gestes de solidarité des Allemands, y compris de ses gardiens, gestes d’autant plus remarquables qu’ils auront été rares. « Lors de la traversée des villages, les gens regardaient par la fenêtre et parfois ils nous lançaient des pains entiers ». Mais quelques lignes plus loin : « Par la suite, quatre femmes affirmèrent qu’elles ne pouvaient plus avancer. Les Allemands arrêtèrent la caravane : que celles qui ne pouvaient plus continuer le disent, on les emmènerait dans un hôpital. Rêvant d’un lit tout blanc avec une infirmière, certaines déclarèrent ne plus pouvoir avancer. Elles furent abattues d’un coup de pistolet ».

Ces gestes de solidarité étant rares, Edith les rapporte minutieusement. Les déportés avec lesquels j’ai eu la chance de m’entretenir me les rapportaient avec une même minutie : ils étaient gravés dans leur mémoire. Dans le cas d’Edith Bruck, c’est par exemple ce soldat de l’Organisation Todt (OT), pas un SS précise-t-elle, qui lui procure régulièrement un peu à manger. Il est vrai que ces gestes se multiplièrent vers la fin (plusieurs rescapés me l’ont confirmé) car des Allemands sentant que le Reich était en voie d’effondrement préférèrent se montrer relativement conciliants. Mais il est non moins vrai que d’autres, décidés à entraîner le monde dans leur perte, multiplièrent les violences. Le nombre des victimes des camps n’a cessé d’augmenter à mesure que la défaite de l’Allemagne se précisait. Pensons en particulier aux Juifs de Hongrie…

 

Young German boy walking down dirt road lined w. corpses of hundreds of prisoners who died of starvation nr. Bergen Belsen extermination camp.

 

Les deux sœurs poursuivent leur marche. Nous sommes en hiver. Les vêtements pèsent sur les corps décharnés. « Au fur et à mesure que nous avancions, nous jetions nos haillons parce qu’ils nous pesaient ». Edith, une gamine, risque sa vie pour manger (voir la fin du chapitre 4). Edith, sa sœur et ces femmes, celles qui ne meurent pas en route, vont marcher durant cinq semaines et parcourir… mille cinq cents kilomètres ! Mille cinq cents kilomètres avant d’arriver au camp de Bergen-Belsen, un camp plongé dans un atroce chaos après le repli d’autres camps (notamment celui d’Auschwitz) face à l’avance soviétique. Le camp est rempli de mourants et de morts, et les poux propagent le typhus. Nombre de celles qui ont survécu à cette marche meurent alors. Mais la proximité de tant de morts et de mourants confirme Edith dans sa rage de vivre. « J’avais la diarrhée. Je n’avais aucun endroit où pouvoir aller parce que j’étais entourée de moribonds. Je finis par choisir une tente remplie de morts et, tout en faisant mes besoins sur eux, je leur demandais pardon ».

15 avril. Bergen-Belsen est libéré et cette date correspond précisément au premier anniversaire de son arrestation. Transfert à Celle, à peu de distance de Bergen-Belsen. Des flirts, promenades et chocolat… « Beaucoup de celles qui acceptaient tombèrent enceintes au cours d’une promenade ». Dans ce camp qui avait été un mouroir ravagé par le typhus, des bals et autres divertissements sont organisés. A Celle, Edith connaît son premier amour, un flirt avec un jeune Hongrois qui ressemble à son frère Laci.

Il y a cinq mois que les deux sœurs ont été libérées. Elles reviennent en Hongrie, dans leur village où elles espèrent revoir des rescapés de leur famille. Elles font halte à Budapest qu’Edith ne connaît pas et où elles retrouvent Margo, une sœur, et son petit garçon, puis leur frère, Peter, survivant des camps lui aussi et qui a vu son père mourir, et une autre sœur, Leila, élégante et froide, et qu’Edith ne reverra pas. Mais lisez ce livre ! L’écriture en est alerte, trépidante même, moqueuse volontiers. Edith s’étonne de tout ce qu’on raconte sur les soldats russes, accusés de violer autant qu’ils le peuvent, y compris des grands-mères. Edith émet des doutes et rétorque qu’il valait mieux être violée que finir vivante dans des fours crématoires. Elle observe les Russes, discrètement, et ne s’en laisse pas compter. On lui dit qu’un Russe lave du poisson dans un bidet. Elle finit par hurler, exaspérée : « Allez en Allemagne, là-bas ils sont raffinés et civilisés ! »

Une vue du camp de Bergen-Belsen après sa libération.

 

Je retrouve dans ces pages toute une féminité, cette féminité qui irrigue les pages de « Signora Auschwitz » et qui à l’occasion trouble le lecteur.

Edith Bruck poursuit l’errance. Elle se rend clandestinement en Tchécoslovaquie. Les gens s’efforcent de se débrouiller dans un monde déglingué et elle note qu’ils deviennent de plus en plus vils, pensant ainsi, probablement, pouvoir mieux se débrouiller…

La mémoire d’Edith Bruck est précise, si précise qu’en la lisant on se voit placé devant un écran, au cinéma. Je le redis, il y a une précision cinématographique dans ces pages. On est immergé dans l’espace et le temps dont elle rend compte. En quelques mots, elle donne une telle crédibilité aux individus qu’il nous semble les voir en chair et en os, pouvoir avancer une main et les toucher. L’économie de moyens confirme les ambiances, comme dans le néo-réalisme (neorealismo), ce mouvement du cinéma italien né précisément dans les années sur lesquelles s’ouvre le récit d’Edith Bruck.

Redisons-le, ce témoignage est celui d’une femme, une femme qui ne cache pas ses sentiments et ses comportements et, de ce point de vue, on peut parler d’une femme libre, authentiquement libre, libre de toute idéologie, religion, concept et, surtout, de toute image, celle de la Sainte, de l’Exemple, du Modèle ou de la Pédagogue, entre autres images. Edit Bruck n’est pas une militante : elle est son propre porte-parole, et en rien celui du communisme, de l’anti-fascisme et autres idéologies, mâchées et remâchées par les foules. Elle s’efforce même d’être sioniste mais sans y parvenir vraiment. Elle se dit qu’elle l’aurait vraiment été si elle était née et restée en Israël, si elle avait été une sabra. Et c’est peut-être même avant tout pourquoi ce témoignage est si précieux. J’ai un tel plaisir à lire Edith Bruck qu’il m’arrive de ralentir et même d’interrompre ma lecture pour en faire durer le plaisir… Il faut lire par exemple ce qu’elle écrit à la fin du chapitre 7, au sujet de sa relation avec Tibi, son cousin.

Cette transparence d’Edith Bruck fait que le lecteur se retrouve dans sa peau. Sa transparence (je ne sais vraiment pas à quel autre mot faire appel) subjugue et à la lire, on se retrouve immergé dans une eau claire et fraîche bien qu’il soit essentiellement question d’une extrême misère tant physique que psychologique et morale. Pourquoi ne pas le dire ? Il est difficile pour l’homme qui la lit de ne pas devenir amoureux d’elle, d’autant plus que nous savons qu’elle est belle, ce que confirme la photographie choisie pour la couverture de la présente édition de « Qui t’aime ainsi », une photographie où elle a plus ou moins vingt ans, je suppose.

Alors qu’elle est enceinte de son cousin Tibi, qu’elle aurait aimé repousser mais qu’elle aime tout en le haïssant, celui-ci la force à avorter, ce qu’elle commence par refuser mais finit par accepter. Avant de partir pour Prague dans le but de se faire avorter, elle pense au suicide. Elle écrit : « Je suis sortie sur la terrasse, il faisait nuit, je me suis appuyée sur la balustrade, j’ai regardé la rue en bas. Sur les maisons d’en face, il y avait de grands panneaux sur lesquels était écrit : « Juifs, dehors, allez-vous-en en Palestine ! » Quelqu’un est passé en parlant du film qu’il avait vu, Le Dictateur, et il riait. Cela me désespéra davantage encore. Pour nous les Juifs, il n’y avait vraiment aucun endroit où pouvoir vivre en paix. Puis je pensais au film de Chaplin et je souris : au fond je n’avais pas envie de mourir ». Ce passage ne cesse de m’interroger. Il est génial au sens strict de ce mot à présent galvaudé, génial en ce qu’il concentre en peu de mots une infinité de tensions, tensions personnelles et collectives, et toujours avec une parfaite économie de moyens. Edith Bruck prend le lecteur par la main et l’entraîne dans son laboratoire (le laboratoire de l’écriture, du souvenir, du souvenir qui s’écrit) pour qu’il place son œil sur le microscope et voit ce qu’elle a été ; et ce qui a été est.

Sa famille finit par apprendre ce qu’il lui est arrivé. Elle écrit : « J’étais devenue la brebis galeuse de la famille ; ils me reprochaient souvent mes erreurs sans penser aux leurs ». Point à la ligne. Pas d’atermoiement. Aucune insistance : ni reproche ni tentative de justification. L’écriture suit son rythme, vigoureuse et rigoureuse. Et le lecteur en vient à remercier Edith Bruck mais aussi sa traductrice, Patricia Amardeil (pour ceux qui ne lisent pas dans l’original, l’italien, ce qui est mon cas).

 

Haïfa vu du Mont Carmel dans les années 1940.

 

La famille décide d’envoyer « la brebis galeuse » en Palestine. Elle finit par s’entendre avec un garçon, Milan. Ils pensent partir ensemble. Elle a à peine seize ans ; elle en avait douze lorsqu’elle fut débarquée sur la Judenrampe. Je passe sur certaines séquences (car j’espère que ceux qui me lisent liront ce livre) pour en venir à la cérémonie (juive) de mariage, avec Milan, un homme sympathique (contrairement à Tibi) mais qu’elle n’aime pas et qu’elle espère finir par aimer… En lisant la description de cette cérémonie, je n’ai pu une fois encore que penser au cinéma néo-réaliste mais aussi à certains romans d’Alberto Moravia, autre figure du néo-réalisme italien.

Départ pour la Palestine. Le groupe quitte la Tchécoslovaquie pour l’Allemagne où il transite par différents camps dont celui de Gereistriet. Edith se montre enthousiaste, prête à défendre la patrie, Israël. Le départ pour Israël est ajourné. On enquête à son sujet. Elle écrit : « Avec ce nez, ces yeux, ces cheveux, j’aurais pu ne pas être juive ». Bref, on ragote sur son compte avant de finir par écarter les soupçons et même lui présenter des excuses. Mais les ragots sont arrivés jusqu’en Israël. Marseille. Embarquement clandestin. Nous sommes fin août 1948. Elle débarque à Haïfa le 3 septembre 1948.

Tout en lisant ce livre, je prends la mesure du sens de l’anecdote qu’a cette écrivain et, à ce propos, je pourrais saturer cet article de passages choisis dans cette centaine de pages. Elle dessine des portraits en quelques lignes, à la manière des meilleurs caricaturistes. Rien ne manque et rien n’est en trop.

J’ai souri à la lecture de certains passages, par exemple celui où elle nous dit qu’en faisant la queue pour se rendre au réfectoire, dans un camp entre Tel-Aviv et Haïfa, une queue interminable dans la chaleur, elle apprit à se disputer dans toutes les langues : arabe, russe, yiddish. « Les baraques étaient en tôle et tout autour il n’y avait que du sable, toujours et encore. Chaque chambre abritait sept, huit personnes (…) Pendant la nuit, la chaleur restait suffocante, on ne pouvait pas sortir à cause des chacals qui hurlaient devant la porte. Les hommes ronflaient dans la baraque, moi je m’endormais à l’aube ». On imagine la scène… On pourrait sans peine la transférer dans un film de Charlie Chaplin et plus encore de Buster Keaton et autres comiques parmi les plus grands. A ce propos, je me souviens des fous rires qui m’ont pris en lisant « La Trêve » (« La Tregua ») de Primo Levi, le récit de ce tortueux retour des camps à sa patrie, un récit dans la meilleure veine picaresque. Et j’ai d’autant plus ri que je venais de lire « Si c’est un homme » (« Se questo è un uomo ») auquel ce livre fait suite.

Arrivée en Israël. Edith Bruck veut s’engager dans l’armée, mais elle n’a pas dix-huit ans. Elle ne supporte plus la vie en communauté. Elle tente de prendre possession d’une chambre dans une maison de la Casbah de Haïfa mais on la flanque à la porte. Elle s’installe dans un immeuble bombardé. Elle veut divorcer. Elle fait des ménages. Elle finit par divorcer. Elle se débrouille. Elle ne se débrouille pas. La promiscuité, toujours, avec ces personnes qui dorment jusque dans les couloirs. Mauvaises odeurs, ronflements, etc. Des hommes la reluquent. Elle cède à l’un d’eux. Elle se dégoûte. D’autres lui font la cour mais sans lui manquer de respect. Elle devient amoureuse et se marie. Le couple s’installe dans un entresol crasseux. Ils s’aiment à la folie. Elle travaille dans un restaurant, quatorze heures par jour, sans oublier les tâches ménagères. La promiscuité encore et toujours. Avec l’hiver, l’eau s’infiltre partout et il faut sans cesse déplacer le lit. Disputes. On se sépare, on se rabiboche. Edith s’épuise bien qu’elle soit robuste, elle s’épuise pour gagner trop peu. Le mari finit par la frapper, gifles, coups de pieds (« même au visage »), puis il lui adresse des mots d’amour et multiplie les gestes d’attention deux jours plus tard. Divorce. Elle quitte Haïfa pour Tel-Aviv, ne trouve pas de travail, tombe malade, revient à Haïfa où elle chante dans un cabaret qui la licencie le lendemain « parce que je ne savais pas distinguer un do d’un si », travaille comme serveuse, et je passe sur des mésaventures tragi-comiques. En lisant ces pages, il m’est arrivé de penser à ce récit autobiographique de 1933 de George Orwell, « Down and Out in Paris and London », un chef-d’œuvre lui aussi. Mais surtout, j’ai vu ces scènes transposées à l’écran, avec hésitation prolongée entre rire et larmes.

 

Kibboutz Kfar Etzion en 1947.

 

Edith envie la force des sabras, de ceux et celles qui ne connaissent que le pays où ils sont nés, Israël. Mais elle porte en elle les camps et se sent vieille alors qu’elle a tout juste vingt ans. Et elle se pose la question : « Est-ce que nous serions venus s’il n’y avait pas eu les persécutions ? » La fin de ce livre mérite une attention particulière tant elle y décrit sur un mode pudique (et qui pourtant ne cache rien) ce qu’elle mais aussi ce que tant de rescapés des camps nazis éprouvent. Elle aimerait épouser l’un de ces jeunes sabras qui « ne pensaient qu’à défendre leurs champs et bien les cultiver, à mettre au monde de nombreux enfants pour que le pays devienne plus fort ». Mais son passé (ses épreuves et ses erreurs) l’encombre et lui pèse. Elle veut quitter Israël mais étant divorcée, elle peut être retenue pour faire son service militaire. Elle contracte un troisième mariage, une pure formalité, puis s’empresse de divorcer avant de quitter Israël.

Tout en lisant ce livre, j’ai été étonné par sa précision et je me suis interrogé sur la mémoire d’Edith Bruck. La mémoire est certes capable de choses étonnantes mais la difficulté vient lorsqu’il s’agit de respecter une chronologie, ce qu’Emmanuel Berl a admirablement exprimé dans l’un de ses écrits autobiographiques, avec son ironique légèreté. Mais par une note placée en fin de récit, j’ai appris qu’Edith Bruck avait commencé à écrire ce livre à la fin de l’année 1945, en Hongrie et en hongrois, sa langue maternelle. Elle a perdu le document, un cahier, en Tchécoslovaquie, dans lequel était consigné le début de ce récit. « J’ai essayé de le réécrire ensuite, à plusieurs reprises, dans les différents pays où j’ai été. Ce n’est qu’à Rome, entre 1958 et 1959, que j’ai réussi à l’écrire intégralement dans une langue qui n’est pas la mienne ». Ainsi, ce livre a-t-il été précédé d’une tentative (au moins partielle) d’écriture de la mémoire.

Permettez-moi enfin de citer un passage qui figure en fin de livre, une explication sans faux-fuyant, pure et transparente : « Ils (les sabras) disaient (…) que nous n’étions bons qu’à nous marier et divorcer, divorcer et nous remarier. Je répondais qu’ils étaient incapables de nous comprendre. En Allemagne, nous avions tout perdu, nos biens et nos proches et nous nous mariions pour ne jamais rester seuls, pas même un instant. Nous vivions au jour le jour, encore hantés par le cauchemar de la mort. Nous étions restés orphelins très jeunes, sans soutien moral, sans maison, avec une santé fragile, pour beaucoup détruits à jamais. En ville, il y avait trente divorces par jour et tous de jeunes comme moi. Il est difficile de trouver le bon chemin tout seul, plus encore dans l’adversité. C’était vrai ! Nous ne ressemblions pas à cette jeunesse forte et saine qui pouvait danser et chanter, s’instruire et combattre sans jamais fléchir ». Ainsi, malgré elle, Edith Bruck se fait-elle porte-parole silencieuse des rescapé(e)s des camps. Et c’est aussi ce qui contribue à la très grande valeur de ce témoignage, valeur littéraire (Edith Bruck est une écrivain majeure de la littérature italienne et européenne) et valeur historique, un document pour l’histoire, l’histoire des Juifs hongrois au cours de la Deuxième Guerre mondiale mais aussi d’Israël en 1948.

 

Olivier Ypsilantis

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