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Le Portugal et la contre-insurrection en Afrique (1961-1974) – 3/4

 

Les élections présidentielles de mai 1958 (je les évoque à plusieurs reprises dans des articles publiés sur ce blog) bien qu’arrangées (il s’agit d’élections de façade, destinées à rendre présentable l’Estado Novo auprès des démocraties occidentales) émeuvent le Portugal avec la figure du candidat Humberto Delgado ; elles émeuvent également les colonies. L’année suivante la P.I.D.E. désarticule le M.P.L.A. et ce qu’il en reste se réfugie à l’étranger, d’abord à Léopoldville (capitale du Congo belge) où ses cadres multiplient les contacts, se familiarisent avec la théorie communiste relative aux guerres de libération nationales et se structurent en conséquence. Le M.P.L.A. découvre qu’il est en compétition avec une autre organisation, l’U.P.A. (União dos Povos de Angola). En 1962, le M.P.L.A. constitue sa branche militaire, l’E.P.L.A. (Exército Popular de Libertação de Angola), afin de passer à l’action en Angola même. Le recrutement est d’abord difficile considérant les rivalités ethniques et la rivalité avec l’U.P.A. qui finit par contraindre le M.P.L.A. à quitter Léopoldville en 1963 et à s’établir à Brazzaville d’où il est plus difficile de lancer des attaques en direction de l’Angola. Ce n’est qu’après 1966 que le M.P.L.A. commence à obtenir quelques succès, avec l’ouverture d’un second front à partir de la Zambie. Juillet 1963, les Portugais se saisissent de plusieurs films de 35 mm qui exposent la doctrine militaire du M.P.L.A., une doctrine proche de la guerre révolutionnaire telle que l’envisage le credo maoïste, doctrine que suivra le M.P.L.A. jusqu’en 1974. Ces documents permettront aux Portugais de s’adapter avec efficacité.

 

Le projet Mapa cor-de-rosa

 

Quelques mots au sujet de l’U.P.A. Au milieu des années 1950, Manuel Sydney Barros Nekaka constitue l’U.P.A. à partir de petits groupes aux objectifs divergents. Lui succède son neveu Holden Roberto en 1958. L’U.P.A. s’appuie sur les populations rurales du Bakongo en Angola mais Holden Roberto veut libérer tout le pays. Cet homme éduqué chez les Baptistes est l’organisateur de l’attaque de mars 1961 contre le Nord de l’Angola, attaque menée à partir du Congo belge. Il est membre du groupe ethnolinguistique Bakongo ; il n’est pas métis ; il a une mentalité tribale contrairement aux cadres du M.P.L.A., des métis pour l’essentiel et dont la doctrine est proche de celle de la gauche portugaise. Par ailleurs, le M.P.L.A. est financé par le Bloc de l’Est tandis que l’U.P.A. est financée par le Comité américain pour Afrique et divers gouvernements africains à commencer par celui de Léopoldville. De fait le M.P.L.A. et l’U.P.A. ne parviendront jamais à surmonter leurs différences.

Lorsque le Congo belge devient indépendant, en juin 1960, son gouvernement commence à aider Holden Roberto en lui accordant notamment l’autorisation d’implanter une station de radio et un camp d’entraînement dans le pays. Par ailleurs, Holden Roberto a pris note des événements au Congo avec cette série de violences qui à partir du 4 janvier 1959 conduit la Belgique à accélérer le processus vers l’indépendance du pays, déclarée neuf mois plus tard. Fort de cette expérience, Holden Roberto juge que les Portugais feront de même ; et de son refuge congolais, le long d’une frontière particulièrement poreuse, il prépare l’attaque qui marquera le début des guerres coloniales. L’U.P.A. constitue sa branche militaire, l’E.L.N.A. (Exército de Libertação Nacional de Angola), en juin 1961, suite aux attaques de mars de la même année. Holden Roberto, commandant suprême, n’agit pas en harmonie avec les leaders de l’U.P.A. et de l’E.L.N.A., l’E.L.N.A. qui par son indiscipline et son incompétence politico-militaire décourage et provoque de sévères critiques chez ceux qui luttent pour l’indépendance des pays d’Afrique. Les tensions internes de l’U.P.A., devenue U.P.A./F.N.L.A. (União dos Povos de Angola/Frente Nacional de Libertação de Angola), finissent par épuiser cette organisation après deux années de conflit contre la métropole tandis que se renforcent le M.P.L.A. et la U.N.I.T.A. (União Nacional para a Independência Total de Angola). Le programme militaire de Holden Roberto est faible et n’est appuyé par aucune doctrine politique, rien à voir avec l’intelligence politique et militaire du P.A.I.G.C. (Partido Africano para a Independência da Guiné e Cabo Verde) et son fondateur, Amílcar Cabral, à mon sens la plus intéressante figure parmi tous les leaders africains en lutte contre les Portugais.

En Guinée et au Mozambique, les mouvements désireux de négocier avec les Portugais se constituent avant les événements de 1961. En Guinée, le P.A.I.G.C. est fondé en septembre 1956 par des assimilados locaux et des Capverdiens de l’intelligentsia. Sa première initiative sur le terrain conduit à la grève du 3 août 1959 et au « massacre da Doca de Pidjiguiti ». Suite à ce massacre, les leaders du P.A.I.G.C. qui croyaient encore au dialogue réorientent leur stratégie et organisent les populations en vue d’une guerre insurrectionnelle. Je n’insisterai pas sur la guerre en Guinée : j’ai publié sur cette question et sur ce blog un long article intitulé « La guerre en Guinée portugaise (1963-1974) ».

Au Mozambique, avant le début des années 1960, environ un demi-million de ses habitants (soit 10 % de la population) vivent à l’étranger, essentiellement dans les pays voisins, ce qui les rend plus perméables aux idées politiques en vogue. La première organisation véritablement nationaliste du Mozambique est l’U.D.E.N.A.M.O. (União Democrática Nacional de Moçambique) qui s’établit en Rhodésie du Sud en octobre 1960 avant de partir pour Dar-es-Salam (Tanzanie) en février 1961. A cette époque se constituent deux autres groupes : l’U.N.A.M. (União Nacional Africana do Moçambique) et l’U.N.A.M.I. (União Nacional Africana do Moçambique Independente). L’U.N.A.M. et l’U.D.E.N.A.M.O. mettent de côté leurs divergences et assistent à la conférence de Casablanca en 1961, conférence au cours de laquelle les mouvements nationalistes des colonies portugaises organisent une coalition. Ainsi, en septembre 1962, des éléments de l’U.N.A.M., de l’U.N.A.M.I. et de l’U.D.E.N.A.D.O. s’unissent au F.R.E.L.I.M.O. (Frente de Libertação de Moçambique) qui devient l’organisation nationaliste la plus importante. Le Dr. Eduardo Mondlane assume la direction du F.R.E.L.I.M.O. qui en septembre 1964 se lance dans la guérilla ; et il organise son mouvement suivant un modèle proche du P.A.I.G.C. De ce fait, il rencontre les mêmes problèmes liés à la subordination des opérations militaires à la direction politique. Les Mozambicains avaient organisé quelques manifestations pacifiques ; mais l’une d’elles, à Mueda, en juin 1960, s’était terminée en tuerie, avec près de cinq cents morts du côté des manifestants. Le F.R.E.L.I.M.O. finit par opter lui aussi pour la lutte armée envisagée comme l’unique solution.

En 1961 le Portugal est sûr de lui-même. Les populations paysannes ne sont pas endoctrinées. Pourtant une série d’événements ne va pas tarder à bousculer ce cadre et avoir un effet cumulatif avec, dans un premier temps, les attaques au Nord de l’Angola et une tentative de coup d’État contre Salazar au Portugal même, sans oublier la condamnation de la politique coloniale portugaise par l’O.N.U. et, enfin, la chute de Goa et son intégration à l’Union indienne. Je vais présenter brièvement ces quatre points sans insister sur la chute de Goa à laquelle j’ai consacré un article sur ce blog sous le titre : « La chute de Goa, décembre 1961 ».

Les violences de 1961 en Angola marquent le début des guerres coloniales, sur trois fronts, de 1961 à 1974. C’est au moment où le Portugal prend pleinement conscience du potentiel économique de l’Angola et du Mozambique que l’agitation commence à gagner ce premier pays.

Les forces portugaises originaires de la métropole représentent moins de mille hommes en Angola début 1958. Au milieu des années 1960, elles représentent à peine trois mille hommes auxquels s’ajoutent cinq mille indigènes. Ces forces sont cantonnées dans les villes principales et se limitent à administrer un pouvoir quelque peu hypothétique. Elles ne sont guère préparées à faire face aux événements du début de l’année 1961. Le 4 février 1961, le M.P.L.A. déclenche une série de violences dans Luanda. Les rebelles attaquent des postes de police, une prison et une station de radio. Sept policiers sont tués ainsi qu’une quarantaine d’attaquants. Lors des funérailles des policiers, le cortège est pris à partie. La prison est attaquée une fois encore, le 10 février, et d’une manière presque suicidaire. La répression est terrible et plusieurs centaines d’Africains sont abattus plus ou moins au hasard et laissés dans les rues à titre d’avertissement. Ces violences sont à l’ordre du jour à l’O.N.U. Ces attaques peu organisées (le M.P.L.A. ne va pas tarder à être démantelé en Angola) sont le prélude à d’autres violences. Le 15 août 1961, l’U.P.A. profite de la confusion et lance une attaque au Nord du pays avec quatre à cinq mille hommes armés. Environ sept cents fermes, commerces et postes gouvernementaux sont détruits. Ce massacre touche femmes et hommes, vieillards et enfants, Noirs et Blancs. Le Portugal est horrifié et l’impact à l’international est considérable. Les assaillants ne savent comment exploiter leur relatif succès militaire qui les a portés à une cinquantaine de kilomètres de Luanda. Entre-temps des milices portugaises s’organisent appuyées par des Africains. Ces formations paramilitaires commencent par stopper l’avance de l’U.P.A. La contre-attaque débute le 13 mars et s’intensifie à mesure que les troupes arrivent de la métropole. La répression est aveugle et l’image du Portugal va s’en trouver ternie.

Le 7 octobre 1961, le gouverneur-général annonce que tout le terrain a été repris et que les opérations de nettoyage vont commencer. En métropole le nationalisme se voit renforcé et Salazar peut masquer sa vulnérabilité, une vulnérabilité mise en évidence par les élections de 1958 et la figure charismatique du général Humberto Delgado.

Les colonies représentent pour certains le principal obstacle à l’adhésion du Portugal à la C.E.E. et aux échanges avec les pays alors dits du Tiers-Monde. Ce point de vue se manifeste avec une force particulière en avril 1961 lorsque des militaires conduits par le général Júlio Botelho Moniz s’apprêtent à chasser Salazar du pouvoir.  L’indépendance du Congo belge en 1960 active l’inquiétude du régime. Le colonel Kaúlza de Arriaga prône une sensible augmentation des effectifs portugais notamment en Angola tandis que d’autres officiers (parmi lesquels le général Júlio Botelho Moniz et les colonels Afonso de Almeida Fernandes et Francisco da Costa Gomes) inclinent pour une approche plus modérée de la question coloniale. Des divergences profondes se notent au sein de l’armée et il est décidé de présenter une motion de censure à Salazar à la prochaine réunion du Conseil des ministres, le 8 avril. Averti par le colonel Kaúlza de Arriaga, Salazar décide de ne pas assister à cette réunion. Les opposants demandent à l’amiral Américo Tomás, alors président de la République, qu’il démette Salazar, ce qu’il refuse catégoriquement. Entre-temps Salazar a identifié ses opposants parmi les responsables militaires ce qui lui permet de rebattre les cartes. Il commence par se nommer ministre de la Défense pour mieux tenir en main les responsables militaires par tout un système de cooptation et en appliquant le divide and rule. Salazar a ainsi un contrôle total et aux niveaux les plus élevés, gouvernementaux, tant en métropole que dans les colonies. Il tire les ficelles des promotions et des soldes. Ainsi va-t-il se prémunir jusqu’en 1974 contre toute tentative de coup d’État et pousser de côté l’indignation morale de nombreux militaires et leur opposition à la politique coloniale de leur pays en Afrique, une politique dont la fonction première est d’assurer la survie du régime.

Mais tout en se renforçant contre les menaces internes, le Portugal se trouve de plus en plus isolé sur la scène internationale, un isolement amorcé en 1955 lorsque le Portugal devint membre de l’Organisation des Nations Unies (O.N.U.) et se heurta sans tarder aux vetos de l’U.R.S.S. Des pressions viennent de cette organisation afin de garantir l’autonomie des colonies, des pressions en partie activées par des États indépendants depuis peu et par des rapports d’individus qui mettent l’accent sur les abus commis par le Portugal dans ses colonies d’Afrique. Le rapport le plus connu reste celui du capitaine Henrique Galvão, inspecteur en chef de l’administration coloniale, publié en 1947 sous le titre « Relatório dos Problemas Nativos nas Colónias Portuguesas », un avertissement que Salazar bannit aussitôt. En 1952, il accuse Henrique Galvão de trahison, un incident qui attire l’attention de la communauté internationale. La mauvaise volonté du Portugal à l’O.N.U. (comme son refus de fournir périodiquement des comptes-rendus techniques sur ses colonies) attire plus encore l’attention. En 1955, des pays conduits par l’U.R.S.S. présentent une résolution condamnant le colonialisme. Le Portugal réplique que ses colonies et lui-même font partie d’un même État, qu’ils sont dotés d’une même Constitution et qu’en conséquence l’O.N.U. n’a pas de compétence en la matière puisqu’il s’agit d’une affaire intérieure. La question fait débat pendant quatre années et, finalement, le 15 décembre 1960, l’Assemblée générale des Nations Unies sous la pression des mêmes États appuyés par l’U.R.S.S. dépose une résolution contre le Portugal qui la repousse. L’O.T.A.N. vient au secours du Portugal mais son appui commence à s’étioler dès 1961, suite aux événements en Angola ci-dessus rapportés. Les États-Unis à présent dirigés par John F. Kennedy retirent leur appui au Portugal et s’alignent sur l’U.R.S.S., un coup particulièrement dur pour Salazar qui exècre le communisme et son principal représentant. Ainsi le Portugal se trouve-t-il de plus en plus isolé, en compagnie de ses voisins coloniaux, l’Afrique du Sud et la Rhodésie du Sud. Cet ostracisme de la part de la communauté internationale pousse le régime à suivre sa voie et avec un entêtement particulier, un entêtement que va renforcer la perte des enclaves indiennes, à commencer par Goa. Le Portugal avait réussi à conserver Goa, Damão et Diu à la fin des années 1940 grâce à l’intervention de Winston Churchill et des États-Unis ; mais avec les révoltes armées en Angola, Jawaharlal Nehru pose de strictes exigences aux Portugais, exigences que Salazar repousse fermement. On connaît la suite. Salazar s’efforce de réactiver le traité anglo-portugais mais en vain car les Anglais n’ont plus vraiment besoin de ses enclaves indiennes et l’O.T.A.N. a clairement remplacé cette alliance multiséculaire. Les questions coloniales portugaises finissent par embarrasser tout le monde.

A Goa, le général Manuel António Vasalo e Silva refuse de sacrifier ses quelque trois mille hommes faiblement armés, dépourvus de tout soutien aérien et naval (hormis un vieux bâtiment). Il sera rayé des cadres de l’armée avec d’autres officiers engagés dans cette affaire, un avertissement donné à tous ceux qui combattent en Afrique, avec la peur du conseil de guerre, une peur dont rend compte le général António de Spínola dans son livre « Portugal e o Futuro ». L’affaire de Goa explique en partie l’intransigeance de Salazar dans la guerre en Afrique. Le gouvernement tient l’armée plus que jamais et avec elle tout le Portugal métropolitain. Parvenu à ce point, la défense des colonies suppose aussi – et même d’abord – celle de l’Estado Novo.

(à suivre) 

Olivier Ypsilantis

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