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L’antisémitisme allemand – 2/4

 

J’en reviens à Christian Friedrich Rühs. Il estime que les Juifs doivent constituer un tolerated alien group, un groupe exclu des emplois publics, de l’armée, des guildes et des corporations. Afin de parfaire cette ségrégation, il propose de rétablir l’usage de la rouelle. Ainsi les idées issues de la Révolution française et le choc des invasions napoléoniennes provoquent une réaction qui se traduit par l’élaboration du concept de Volk, soit la supériorité d’un groupe structuré selon une idéologie qui s’affirme. Et rien de mieux que la figure du Juif pour rehausser cette « supériorité ».

Le Volk, soit l’homme naturel promu au rang de référence nationale par un certain romantisme qui trouve son origine chez Jean-Jacques Rousseau pour qui, certes, ce concept est valable pour toute l’humanité. Idéalisation du paysan, de l’homme enraciné comme réceptacle des valeurs mystiques issues de la nature. Le Völkischer Nationalismus qui récupère cette figure rousseauiste la limite en la faisant spécifiquement allemande. Et afin de lui donner plus de force, la figure du Juif lui est opposée, soit l’homme anti-nature, l’homme des villes, l’homme civilisé, autrement dit décadent. Le Juif comme produit mais aussi activateur d’une civilisation décadente, le Juif intermédiaire, non-producteur, usurier. Le thème du Juif errant venu du christianisme (le Juif erre parce qu’il doit expier) et généreusement divulgué par l’art et la littérature, figure archétypale, s’incarne à présent dans les Juifs, tous les Juifs.

La défaite de Napoléon et le congrès de Vienne vont permettre aux Allemands de prendre leur revanche sur les Français et… les Juifs. Le congrès de Vienne qui accorde les pleins droits civils et politiques à toutes les catégories de chrétiens se montre beaucoup moins généreux envers les Juifs – et je fais usage de la litote. Presque partout en Allemagne, on revient même sur les droits que les Juifs avaient pu se voir accorder. Seule la Prusse se montre plus tolérante.

Le congrès de Vienne ouvre une longue période cyclique dans la vie politique allemande, soit quatre cycles d’une grande régularité, chacun d’eux ayant une durée d’une vingtaine d’années, une alternance fermeture/ouverture, autrement dit des périodes conservatrices voire réactionnaires et des périodes libérales dans l’attitude de la société allemande à l’égard des Juifs. Au cours de ces quatre cycles, la position économique et sociale des Juifs ne cesse de s’améliorer même si leurs droits politiques sont régulièrement malmenés.

Le deuxième cycle est initié par la révolution de 1848 et le retour du conservatisme. Le troisième cycle est initié par l’unification de l’Allemagne qui voit le triomphe du libéralisme avant qu’il ne s’efface au profit du conservatisme en 1873. L’après Première Guerre mondiale initie le quatrième cycle, avec simultanéité du conservatisme et du libéralisme. Le congrès de Vienne pourtant peu favorable aux Juifs ne calme pas l’antisémitisme qui remet en question ce qui leur a été accordé, en Bavière, dans le Wurtemberg et ailleurs. Le plus violent pogrom est le fait du mouvement « Hep-Hep » (soit le début d’un cri appelant à la destruction des Juifs) qui se manifeste à Würzburg en 1819 avant de se répandre rapidement dans tout le pays. Ce mouvement aux origines imprécises est la première manifestation antisémite radicale en Allemagne depuis les époques médiévales. Les Juifs sont également menacés par des mouvements socialistes en plein développement.

De fait, les Juifs sont menacés sur leur gauche suivant deux angles : 1. L’athéisme socialiste les accuse d’être à l’origine du christianisme. 2. L’anticapitalisme les accuse d’être les promoteurs ou, disons, la quintessence du capitalisme. Dans cette fine équipe, commençons par citer Bruno Bauer qui dans Die Judenfrage présente les Juifs orthodoxes comme un anachronisme et les Juifs réformés comme sans intérêt. Suit Karl Marx pour qui la véritable religion des Juifs sont les tractations (Schacher, un mot à connotation péjorative) et que leur Dieu est l’Argent. Et il invite les Juifs à s’émanciper d’eux-mêmes…

La révolution de 1848 ne met donc pas fin aux résistances à l’émancipation des Juifs. L’Assemblée nationale établie à Frankfurt élabore une Constitution qui accorde les mêmes droits aux Juifs, en grande partie sous l’influence de Gabriel Riesser qui s’est battu deux décennies durant pour l’émancipation des Juifs. Cette révolution de 1848 est ambivalente pour les Juifs. Sur le papier, elle est très encourageante mais ses généreux principes ne peuvent guère s’appliquer car ils dépendent du bon vouloir des très nombreuses entités politiques qui constituent l’Allemagne. Cette révolution provoque par ailleurs dans la région du Rhin des violences contre l’ordre établi, contre les châteaux mais aussi contre les Juifs. La propagande révolutionnaire appelle par ailleurs à l’expulsion de la noblesse, des Juifs et à l’assassinat des représentants du pouvoir. Dans de nombreux États qui constituent ce patchwork allemand, le peuple fait pression sur le pouvoir afin que les droits des Juifs soient encore plus réduits voire supprimés.

Les libéraux sont trop faibles et indécis pour s’opposer à une telle réaction. La révolution de 1848 active la structuration de forces contre-révolutionnaires et, au cours des années 1850, l’antisémitisme gagne en influence et, surtout, il n’est plus seulement politique mais également Völkisch et raciste. Des idéologues s’imposent comme Wilhelm Heinrich Riehl qui dans un écrit monumental idéalise la société allemande pré-capitaliste. Paul de Lagarde est probablement l’un des antisémites pré-nazis parmi les plus radicaux. Il commence par s’en prendre au christianisme qu’il veut nettoyer de toute l’influence juive pour un christianisme germanique. Il déplore la mollesse des Allemands envers les Juifs qu’il traite ouvertement de vermine. Dans ce magma antisémite, la « science » de la race se développe, profitant du développement d’autres disciplines parmi lesquelles l’anthropologie. « Essai sur l’inégalité des races humaines » d’Arthur de Gobineau est publié à Paris en 1853-1855 et ne sera publié en Allemagne qu’une quarante d’années après. C’est à partir de ses conclusions que Houston Stewart Chamberlain et autres épigones multiplieront les variations sur la nécessaire pureté de la race afin de sauver la civilisation de la décadence. En art, Richard Wagner donne le ton : il faut se déjudaïser mais aussi se déchristianiser et en revenir au paganisme teutonique.

Troisième temps de cette suite de cycles : l’unification de l’Allemagne. Bismarck a un besoin urgent de l’appui des libéraux pour mener à bien son projet ; mais pour gagner leur appui, il doit faire des concessions, notamment en faveur des Juifs. Ainsi, à contrecœur, il leur ouvre des portes qui leur étaient fermées, ce qui va donner du grain à moudre aux antisémites, d’autant plus que les leaders des Libéraux sont juifs (Edward Lasker et Ludwig Bamberger). L’unification bouleverse non seulement la vie politique du pays et sa structure sociale, elle amène un formidable développement industriel, commercial et financier. La puissance démultipliée du capital et l’égalité des droits accordée aux Juifs activent l’antisémitisme. La crise économique de 1873 est mise à profit par les antisémites qui en accusent les Juifs et les Libéraux. Au cours des six années qui suivent, la vie politique du pays se durcit d’autant plus que Bismarck peut à présent se passer de l’appui des Libéraux.

Wilhelm Marr (un journaliste qui accusent les Juifs de ses échecs professionnels) publie un pamphlet qui connaît un grand succès, « La victoire de la juiverie sur la germanité » (Der Sieg des Judentums über das Germanentum). Publié en 1873, il va être édité douze fois en six ans.

L’antisémitisme fait son entrée en politique, à Berlin, avec Adolf Stöcker. En 1878, il fonde le Parti chrétien social des travailleurs qui deviendra le Parti chrétien-social en 1881. Ce parti se propose d’attaquer le lien entre le SPD, un parti socialiste, et le monde ouvrier par une action sociale monarchiste et chrétienne agrémentée d’antisémitisme. Au cours des réunions, il est chahuté par les ouvriers, ce qui l’amène sans tarder à se détourner d’eux et à recruter dans une autre catégorie sociale. En 1878, les Libéraux et affiliés perdent environ la moitié de leurs sièges (sauf à Berlin où ils se maintiennent) et une forte réaction se met en place au Reichstag contre la social-démocratie. Adolf Stöcker prend note du virage politique et décide de s’adresser à un autre groupe social (par ailleurs très hétéroclite), soit la Mittelstand qui commence à émerger comme force politique dans la société allemande, un groupe social ou, plutôt, des groupes sociaux qu’inquiètent l’industrialisation et l’urbanisation rapides ainsi que les bouleversements politiques qui en dérivent. Petits paysans, artisans, petits patrons, petits cols blancs, petits fonctionnaires redoutent que ces changements ne provoquent leur déclassement économique et social. Au cours des quarante années qui suivent, la Mittelstand sera de plus en plus sur ses gardes et elle accusera toujours plus bruyamment les Juifs d’être à l’origine de ces inquiétants changements. Le thème de la « conspiration juive » s’installe et « explique » tous les malheurs du monde. Le 19 septembre 1879, Adolf Ströcker prononce son premier discours antisémite.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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